Espaces, temporalités, contextes sociaux des jeux d’argent

Appel à propositions

Appel à propositions de la revue Ethnographiques.org
Date limite de soumission : 30 octobre 2023

Coordination :
Sophie Chevalier, Pierre-Jacques Olagnier et Thierry Wendling

Pour son numéro 48 qui paraîtra en décembre 2024, la revue Ethnographiques.org lance un appel à propositions sur les jeux dits d’argent. Sous ce terme, nous comprenons toutes les pratiques ludiques qui font l’objet de paris, d’enjeux ou de distribution de lots, et qui se traduisent par la possibilité pour les participants de gagner de l’argent ou d’emporter un prix ayant une certaine valeur monétaire.

Toute sorte de jeux peuvent participer de cette catégorie, des plus anciens comme les jeux de dés, aux plus récents comme les paris hippiques ou sportifs sur internet. Ils sont souvent associés à des espaces spécifiques : tavernes, cafés, hippodromes, lieux de vente PMU ou FDJ, boutiques des bookmakers, cercles de jeux (autorisés ou illégaux), arènes des combats de coqs, casinos… Les gains peuvent être alimentés par les mises des joueurs comme dans le pari mutuel ou par des donations, être directement en argent ou distribués sous forme d’avantage en nature (depuis les lots des lotos villageois jusqu’aux bons d’achat des supermarchés, en passant par les animaux vivants remportés à l’occasion de concours ou de jeux traditionnels).

L’incertitude du résultat de tout jeu est souvent accentuée par les dispositifs (dés, roulette) et les institutions ludiques (courses à handicap), et elle nourrit de riches conceptions locales qui définissent – en fonction des contextes culturels – ce que seraient le hasard, le risque, la chance, le sort, le destin… Les joueurs et joueuses mettent ainsi en œuvre des formes d’action (aussi bien les martingales que les entraînements, la recherche d’informations, les croyances ’magiques’, les tricheries) qui cherchent à tirer profit de cette incertitude et qui inscrivent leurs gestes dans un imaginaire du futur (ou bien, pour certains jeux, notamment asiatiques, dans le dévoilement d’un présent encore ignoré).

Beaucoup de ces jeux ont connu de nombreuses condamnations (ou désapprobations) religieuses, morales, économiques, psychologiques. Pour n’en donner que deux exemples : hier, Roger Caillois affirmait ainsi que « le jeu bafoue le travail » ; aujourd’hui de multiples campagnes médiatiques visent à combattre ce qui est défini comme « l’addiction au jeu ». Stigmatisés, pathologisés, ces jeux – souvent dits « de hasard et d’argent » – ont, de longue date, fait l’objet non seulement de législations, de dispositifs sociaux et d’une police des jeux (plus ou moins efficace) mais aussi d’une moralisation qui justifie leur pratique ou leur organisation par leur contribution au bien commun. Ils participent aussi, à Venise, Chypre, Las Vegas, Macao ou ailleurs, d’une économie mondialisée où se mélangent plus ou moins confusément tourisme, loisirs, et blanchiment d’argent.

Ce numéro entend ainsi se dégager de toute préoccupation morale qui voudrait prendre la défense de ces jeux ou les condamner, et privilégiera des articles posant des réflexions et des analyses novatrices, nourries d’observations ethnographiques sur les pratiques des joueurs et sur les contextes sociaux, institutionnels, culturels, spatiaux, moraux, économiques, juridiques… dans lesquels s’inscrivent leurs actions.

Plusieurs perspectives seront privilégiées :

  • Le contexte spatio-temporel :
    Toute action ludique crée un espace-temps spécifique dont le cadre se trouve renforcé dès lors qu’il y a des enjeux financiers ou matériels. La dimension spatiale peut s’appréhender à différents niveaux, depuis les réseaux internationaux qui, dans le contexte d’une globalisation des jeux d’argent, gouvernent leur implantation, jusqu’à l’organisation pratique et symbolique des espaces eux-mêmes, sans oublier le design des machines et des sites dans lesquels ces activités prennent place ou encore les signalétiques que les joueurs savent reconnaître dans la ville. Ces espaces constituent des dispositifs, à la fois techniques et scénographiés, qui lient des humains et des éléments matériels (et parfois des animaux), tant dans des lieux physiques que dans des univers virtuels.

Alors qu’historiquement, le jeu s’inscrit fréquemment dans un cycle calendaire, festif et collectif, une tendance actuelle consiste à pouvoir jouer tout le temps et donc à faire sortir le jeu d’un moment ludique clairement identifié. Comment s’articulent dès lors, à différentes échelles, les nombreuses temporalités à l’œuvre, depuis les rythmes inhérents au jeu lui-même jusqu’aux contraintes temporelles des autres sphères d’activités humaines ? Par exemple dans le quotidien des joueurs, par rapport à la vie familiale, sociale, professionnelle. Quelles sont les spatialités à l’œuvre ? Quels rôles et quelles places occupent les lieux de paris dans leurs territoires ?

Autant de questions qui nous conduisent à nous intéresser, à la façon dont les institutions organisent les espaces et les temporalités des jeux d’argent, mais aussi à l’usage que les joueurs/parieurs en font, comment ils les transforment, voire les détournent.

  • Les sociabilités et la socialisation 
    Les pratiques ludiques s’intègrent dans des réseaux, dans des interactions sociales en face à face ou en ligne. La sociabilité qui se déploie dans les lieux de jeux et paris participe à la socialisation des joueurs et parieurs. C’est bien sur le long terme qu’il s’agit de saisir les apprentissages et les “carrières” des acteurs, et sur quelles bases elles se construisent. Les différents jeux, leurs espaces et leurs temporalités, s’inscrivent dans des hiérarchies influencées par l’appartenance de classe sociale, l’origine ethnique ou religieuse, les identités de genre, l’âge… Chacune possède son propre fonctionnement et ses membres échangent des informations, des pratiques, des idées et modèles, et de l’argent. Ils sont aussi encadrés dans des dispositifs institutionnels, législatifs, répressifs ou permissifs, qui influent sur les acteurs et leurs pratiques.

Comment les acteurs pensent-ils la dimension sociale de leurs activités ludiques ? Comment expliquent-ils leurs choix de pratiquer tel ou tel jeu dans une offre abondante ?

Comment se construit leur connaissance qui permet de parier ou jouer en réduisant les incertitudes et en conjurant la chance ? Quels discours développent-ils sur l’incertitude du jeu et comment cela se traduit-il (ou non) dans leurs pratiques ?

  • Que fait l’argent aux jeux et que font les jeux à l’argent ?
    Il convient bien sûr de tenir compte de la dimension monétaire de ces jeux, à différents niveaux : du rapport à l’argent et de sa socialisation par les acteurs, de sa circulation et de son utilisation comme outil d’inclusion sociale aussi bien que comme risque existentiel. Comment les acteurs considèrent-ils leurs gains et leurs pertes ? Comment se situent-ils aussi en regard des discours sur « la passion du jeu », « l’addiction », le « jeu responsable » ? Risquer de l’argent dans une pratique ludique amène à comparer le jeu ou le pari aux autres usages monétaires, depuis le travail jusqu’à la thésaurisation en passant par la consommation, du crédit et à la dette, à la bourse : quels effets la pratique du jeu entraîne-t-elle sur les représentations et les usages de l’argent ? À ce titre, des travaux sur des jeux (notamment de plateau, comme le Monopoly) qui mobilisent des monnaies purement ludiques pourraient aussi être intégrés à la réflexion. En lien avec la problématique de la sociabilité, comment les gains et les pertes de sommes significatives sont-ils concrètement traités tant vis-à-vis des autres joueurs que des différents groupes d’appartenance (famille, amis) ? Quand et comment assiste-t-on à la constitution de mondes monétaires dissociée ?

Ce numéro privilégiera les contributions qui décrivent les jeux et paris d’argent à partir de solides enquêtes de terrain et les analysent dans leurs différents contextes.

Les auteurs sont aussi encouragés à présenter des matériaux multimédias, visuels et/ou sonores susceptibles de structurer ou d’accompagner leur article, voire à proposer une mise en forme originale de leur réflexion et de leurs données.

Calendrier

Les propositions d’articles (1 à 2 pages maximum) devront être envoyées aux 4 adresses mail suivantes :

rédaction@ethnographiques.org
sophie.chevalier7@wanadoo.fr
pierre-jacques.olagnier@u-picardie.fr
thierry.wendling@cnrs.fr

Avant le 30 octobre 2023 avec la mention « Ethnographiques – jeux d’argent » en objet du message. (Les propositions seront envoyées à la fois dans le corps du message et en fichier joint au format .docx ou .odt).

Les propositions retenues seront signifiées début novembre 2023 et les articles devront être livrés pour le 15 mars 2024. Le numéro paraîtra au second semestre 2024.

library_books Bibliographie

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JAHN Sandra, Le jeu d’argent en France : de la condamnation à la banalisation (1836 - années 1960). Thèse de doctorat en histoire, Université de Jean Moulin, Lyon 4, 2014.

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