Et quelquefois nous avons comme une grande idée

Sur les formes d’accomplissement de soi de l’ethnographe

Résumé

De quelles manières la littérature ethnographique s’intègre-t-elle dans le cours de notre propre travail de terrain ? Comment les expériences “mises en texte” de nos pairs peuvent-elles se transmettre et instruire notre manière d’enquêter ? En essayant d’apporter des éléments de réponse à ces questions, cet article tente d’éclairer certaines des modalités essentielles de constitution de l’équipement que l’ethnographe mobilise à chaque étape de son travail.

mots-clés : ethnographie, transmission, souci de soi, cogitamus

Abstract

And sometimes we have a big idea
In what ways does ethnographic literature become integrated into the course of our own fieldwork ? How can the “textualized” experiences of our peers be transmitted and inform our way of investigating ? In trying to answer these questions, this article attempts to shed light on some of the essential methods by which the equipment that ethnographers mobilize at each stage of their work is constituted.

keywords : ethnography, transmission, self-care, cogitamus

Sommaire

« Après avoir lu ce livre je l’ai fermé ; je l’ai remis dans ma bibliothèque, – mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l’avais pas connue. Que j’oublie le livre où j’ai lu cette parole ; que j’oublie même que je l’ai lue ; que je ne me souvienne d’elle que d’une manière imparfaite – je ne peux plus redevenir celui que j’étais avant de l’avoir lue (…) Et je sens bien qu’ici nous sommes arrivés au point sensible et qu’il va devenir plus difficile et délicat de parler » (Gide [1900] 2010 : 16-20).

L’ethnographe et son équipement

À l’instar du saisissement esthétique dont les effets se déploient tout autant dans l’instant immédiat que dans la durée (Dewey [1915] 2010), l’expérience ethnographique désigne à la fois un événement accompli et un processus. Dans un article essentiel, Vincent Debaene a rappelé à cet égard qu’après avoir été longtemps associée à une pratique de collecte réglée sur le modèle de l’inventaire, l’enquête ethnographique s’est progressivement appuyée sur une nouvelle conception du travail de terrain comme « expérience subjective » (2006). Il n’était plus seulement question de recenser les différents types de vannerie, de chefferies ou de rites ; les ethnographes commençaient à exprimer cette idée que la compréhension de la vie sociale exige une approche particulière que le rédacteur d’un compte rendu de l’ouvrage de Lucien Lévy-Bruhl, La Mythologie primitive, explicitait en ces termes : « je souhaiterais que les ethnographes, au lieu de simplement étiqueter, classer et monographier les masques cérémoniels, les mettent sur leurs têtes et marchent en s’observant du dedans ; ils apprendraient alors quelque chose, comme on se renseigne sur une trompette en soufflant dedans, même mal » (Daumal 1935 : 773 ; cité par Debaene 2006).

Si ces recommandations envisageaient, indistinctement, le terrain comme l’occasion d’un engagement physique et d’une expérience morale, les conseils méthodologiques adressés aux futurs professionnels ou aux amateurs de bonne volonté restaient, dans l’ensemble, peu précis, ne sortant guère des appels à l’empathie, à ce que l’on nommait communément le « tact » ou à « ce sens indispensable et incommunicable des faits qui fait, [selon Marcel Mauss] le bon ethnographe » ([1913] 1969 : 431). Bien plus qu’une méthode, c’est une attitude qu’il s’agissait d’acquérir, et Griaule rappelait à cet égard, dans un ouvrage pourtant consacré à la Méthode de l’ethnographie, que « les difficultés auxquelles se heurte l’ethnographe résident autant en lui-même que dans la matière de son travail » (1957 : 10). Appelant à une forme d’« arrachement » et à un « dépouillement de soi », recommandant volontiers « l’introspection », la méthode qu’il préconisait explicitait cette idée alors largement partagée par les ethnographes que le terrain ne désigne pas seulement un lieu mais une expérience : par le biais du séjour prolongé sur place, l’observateur est à la fois « celui qui est affecté et celui qui profite de cette affection pour mener ses investigations » (Debaene 2006 : 72). Bien plus que le sens du positionnement et du geste que supposerait une « posture », il y a là les principes d’un usage de soi tout à fait spécifique, dont l’expression restait généralement privée [1] – comme en témoigne la publication du Journal d’ethnographe de Malinowski en 1967 –, qu’il importe sans doute de mieux comprendre. Car si l’ethnographe est celui qui fait de sa propre personne « l’outil » de l’enquête ethnographique, et si, en cela, il cesse d’être, selon la formule de Claude Lévi-Strauss, « une pure intelligence contemplatrice pour devenir l’agent d’une transformation qui s’opère à travers lui » (1996 : 47), il reste à éclairer les modalités d’accès à une telle expérience. Sur quoi repose-t-elle ? Quels types d’efforts la sous-tendent ? De quelles façons l’ethnographe peut-il devenir l’instrument de son enquête ? Existe-t-il des « pratiques de soi » favorisant l’acquisition des qualités nécessaires ? Nous verrons dans cet article que, loin de renvoyer seulement à la confrontation directe d’une subjectivité singulière avec un terrain également singulier, l’ethnographie repose sur la médiation d’une « bibliothèque de cas [2] » et que le cogito ethnographique nécessite un cogitamus.

La lecture des derniers travaux de Michel Foucault pourrait apporter des éléments de réponse concernant cette transformation de soi. Les interrogations qui viennent d’être formulées peuvent, en effet, renvoyer aux pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles des individus, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier (Foucault 1984 : 32-39). Ces pratiques ne relèvent-elles pas de ce que les anciens Grecs nommaient le « souci de soi » ? Dans le cadre de son cours au Collège de France au début des années 1980, Foucault expliquait que « dans cette notion de souci de soi-même, il faut bien garder à l’esprit qu’il y a : 1/ Le thème d’une attitude générale, d’une certaine manière d’envisager les choses, de se tenir dans le monde, de mener des actions, d’avoir des relations avec autrui. 2/ Il s’agit aussi d’une certaine forme d’attention, de regard. Se soucier de soi-même implique que l’on convertisse son regard (…) 3/ Enfin, cette notion désigne aussi toujours un certain nombre d’actions que l’on exerce sur soi et par lesquelles on cherche à se transformer » (2001 : 12, nous soulignons).

Prendre soin de soi, se transformer : ce n’est peut-être pas seulement un impératif pour celui qui, comme Alcibiade dans le célèbre dialogue socratique, se croit destiné à exercer le pouvoir et à gouverner. Dans le cadre de l’accomplissement d’une tout autre ambition, n’est-ce pas aussi un préalable indispensable pour celui ou celle qui, s’engageant sur un terrain d’enquête, prétend pouvoir y agir de manière ajustée afin de rendre intelligibles les configurations empiriquement indexées que son ancrage lui permet d’observer ? Dans une telle perspective, quel serait ce soi dont il faudrait avoir le souci avant d’avoir la prétention de vouloir « comprendre » [3] et de partager cette expérience singulière avec nos pairs ainsi qu’avec tous ceux et celles que nous tentons de former à l’enquête ? Il y a peut-être là une interrogation fondamentale que les chercheurs travaillant à partir d’une démarche ethnographique ne devraient pas abandonner trop rapidement aux seuls philosophes s’ils souhaitent prendre toute la mesure des enjeux entourant ce que l’on désigne habituellement sous le terme approximatif de « posture » et que, depuis les promoteurs de l’ethnographie, nous inscrivons régulièrement au centre de nos discussions concernant le travail de terrain.

Partant de là, en effet, on peut penser que la volonté de ’voir la réalité telle qu’elle est’ constitue une véritable tâche pour l’ethnographe, exige une préparation et même un entraînement. Cette volonté exige que l’on considère les efforts qu’il déploie ; que l’on prenne conscience que ce qu’il veut décrire et ce dont il veut parler est là, à portée de regard, mais qu’il doit d’abord apprendre à le voir. Pour cela, ne doit-il pas acquérir de ’bonnes habitudes’, atteindre la ’bonne distance’, trouver le ’bon positionnement’ en acceptant le décentrement qu’appelle la réalité sociale qu’il observe ? À l’instar des interlocuteurs des dialogues socratiques appelés à porter attention à eux-mêmes en même temps qu’à leurs discours, ne lui faut-il pas s’exercer constamment pour progresser dans ses pratiques d’attention, d’écoute et de discernement ? S’il travaille d’abord à acquérir des qualités, puis à améliorer constamment ses habiletés, ce n’est cependant pas pour viser l’excellence, mais pour tenter de se tenir à hauteur des contraintes et des spécificités de son activité. Confronté sur son terrain à ce qui n’arrive qu’une fois [4], peut-être est-il, lui aussi, un « athlète de l’événement » qui, comme dans le texte de Démétrius commenté par M. Foucault [5], a le souci de s’entraîner « à quelques mouvements élémentaires, mais néanmoins suffisamment généraux et efficaces pour qu’ils puissent être adaptés à toutes les circonstances, et pour qu’on puisse en disposer dès que besoin est » (Foucault 2001 : 306).

S’il existe désormais une importante littérature sur le rôle que tiennent les « techniques du corps » dans les mondes savants (notamment Waquet 2015 ; Jacob 2011), et si nous disposons également d’une riche réflexion concernant la façon dont le corps du chercheur peut constituer une ressource à part entière dans le processus d’enquête de terrain (notamment Favret-Saada 1990 ; Céfaï 2003 : 544-554), il semble que les modalités d’acquisition des techniques de discernement [6] et de jugement des ethnographes n’ont pas donné lieu aux mêmes investissements de recherche. Cette question ne saurait se confondre avec celle, extrêmement bien documentée, de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales (notamment Ghasarian 2002 ; Schwartz 2011 : 335-384). En effet, si la formation progressive d’un capital de réflexion méthodologique et d’une forme de conscience critique participe assurément à rendre la démarche des ethnographes plus instruite et plus conséquente, certaines opérations cognitives, telles que les formes de discernement et de jugement, semblent moins questionnées et explorées que d’autres.

Pour bien comprendre ce qu’il s’agit en réalité d’éclaircir, il est sans doute essentiel de rappeler que, dans la culture antique, l’athlète ne parvient pas à la constitution d’un rapport renouvelé à lui-même ainsi qu’à tout ce qui arrive par le renoncement à tel ou tel aspect de son être. Il s’agit au contraire d’acquérir quelque chose qu’il n’a pas. Ainsi, précise M. Foucault, l’ascèse ancienne ne réduit pas : « elle équipe, elle dote » (2001 : 306). Cet « équipement » susceptible de rendre l’athlète capable de répondre à l’événement est essentiellement composé d’éléments de discours : « le bon athlète de la fortune n’est pas simplement celui qui sait telle ou telle chose concernant l’ordre général de la nature, c’est celui qui a ’dans la tête’, comme fiché en lui, ou implanté en lui, des phrases effectivement prononcées, entendues ou lues, des phrases qu’il s’est incrustées en lui-même, dans l’esprit, en les répétant par des exercices quotidiens, en les écrivant, en les prononçant à nouveau, en les réécrivant, en les mobilisant » (Foucault 2001 : 308), de manière à former, dans la tête et le corps même de celui qui les détient, une matrice d’actions raisonnables adaptées aux variations des circonstances.

Cette transformation d’éléments de logos en ethos (Foucault 2001 : 312), composée de répétitions et de reprises, d’exercices et d’entraînements, ne devrait-elle pas attirer toute l’attention des chercheurs de terrain encore trop souvent embarrassés par les dimensions nécessairement équivoques de la ’bonne posture’ ? S’il est évident que l’ethnographie ne s’apprend pas uniquement en ’situation d’enquête’ et au seul ’contact des enquêtés’, il importe sans doute d’interroger les fondements et les modalités d’acquisition de cette pratique. Cet article propose de le faire en choisissant de mettre l’accent sur la question essentielle, mais jusqu’ici relativement négligée, de l’équipement de celui ou celle qui se rend sur un terrain d’investigation : de quoi un tel équipement est-il fait ? De quels types d’éléments est-il composé ? De quelles manières ouvre-t-il des chemins au discernement et au jugement ?

Envisager les textes ethnographiques comme un répertoire d’« attitudes »

Un peu à la manière du personnage de la nouvelle de Zweig qui assimile d’abord les parties d’échecs des grands maîtres avant de risquer son geste sur un échiquier, il importe sans doute de reconnaître que les premiers terrains sur lesquels nous évoluons sont les terrains des autres. Nous accompagnons, en quelque sorte, Jean-François Laé et Numa Murard dans les immeubles d’une cité de transit d’Elbeuf ; Clifford Geertz dans l’arène d’un combat de coqs ou sur les sentiers étroits de Tihingan. Nous découvrons la façon dont Philippe Descola parvient à approcher et comprendre les Achuar et Jeanne Favret-Saada les ménages ensorcelés. En d’autres termes, les terrains sur lesquels nous faisons nos premiers pas se trouvent dans notre bibliothèque : L’Argent des pauvres  ; Bali ; Les Lances du crépuscule  ; Les Mots, la mort, les sorts… nous pouvons y « suivre » ces chercheurs dans les épreuves que leur impose leur terrain et nous constatons parfois à quel point ils s’y retrouvent « empêtrés » (Schapp 1992), s’efforçant tout autant d’y inventer leur place que d’élaborer des formes d’élucidation inédites.

Pourtant, il faut reconnaître que si nous n’avons aucune peine à considérer ces œuvres comme des résultats de la recherche, nous ne les envisageons guère comme des moyens dans la résolution de problèmes pratiques. Élevées le plus souvent en « monument » – même pédagogique –, dans l’effort habituel de leur étude, la question de savoir si ces œuvres peuvent nous aider à agir n’est que trop rarement posée. « Nos lecture [souligne Florent Coste] se déversent sans cesse dans le cours de nos actions. Mais nous ne savons pas bien décrire cela » (2017 : 48). Nous ne savons pas décrire précisément leurs effets pratiques. Pourtant, de la même manière que la littérature peut, à un niveau qui lui est propre, permettre d’améliorer notre prise sur le réel en affûtant nos capacités linguistiques et cognitives ou en faisant travailler notre discernement contre ses routines (notamment Passeron 1991 ; Martuccelli et Barrère 2009), la littérature ethnographique semble, elle aussi, à sa manière, constituer un répertoire d’ « attitudes » [7] possibles qui, loin d’enfermer notre regard dans les ouvrages et les articles, nous rend sensibles à l’infinie diversité des situations empiriques, des façons de les approcher et d’y agir de manière compétente.

En nous appuyant sur les travaux de George Herbert Mead, il est possible d’envisager cette nouvelle approche des textes – des expériences et des manières de faire qu’ils exposent – comme un accomplissement : « C’est seulement dans la mesure où il assume les attitudes de son groupe social organisé envers l’activité coopérative qu’un individu développe un soi complet ou qu’il maintient le soi complet qu’il a réalisé » explique Mead (2006 : 223). Transposée dans la situation étudiée ici, une socialisation d’ethnographe réussie – comme genèse d’un soi accompli dans sa profession – s’accompagne d’un nouveau rapport aux « attitudes » et aux « réponses déterminées » appartenant aux autres membres du groupe professionnel (Mead 2006 : 230), décrites, explicitées et rendues disponibles dans la littérature ethnographique. Grâce à cette forme de socialisation par les textes, chaque cogito s’appuie sur un cogitamus, chaque nouvelle idée ou perspective d’un chercheur s’inscrit dans un collectif d’efforts de recherche.

Mais pour comprendre pleinement ce rapport spécifique aux textes ainsi que la manière dont ces derniers peuvent s’offrir à l’appropriation individuelle et imprimer une sorte de pente ou de tournure à notre démarche de chercheur, il faut revenir à certaines modalités pratiques de la philosophie antique déjà mobilisées au début de cet article.

La constitution de l’équipement ou la construction progressive du soi

Dans ses Lettres à Lucilius, Sénèque adressait à son correspondant des préceptes qu’il avait relevés chez les « anciens », en lui disant : voilà une phrase importante ; je te l’envoie ; je t’invite à y réfléchir, à l’assimiler, à la faire tienne. Sans doute faut-il rappeler que la pratique de la lectio dans l’Antiquité était très différente de celle qu’elle est devenue aujourd’hui pour le lecteur moderne. Son objet n’était pas alors de prendre connaissance de l’œuvre d’un auteur, ni de s’instruire de sa doctrine. L’objectif principal de la lecture était d’offrir une occasion de méditation (Foucault 2001 : 339). Cette dernière avait également une signification bien distincte de l’expérience que nous lui attachons désormais. Loin de renvoyer à une forme de réflexion contemplative ou à une attitude de recueillement, le mot latin meditatio traduisait originellement le substantif grec meletê et le verbe grec meletan qui signifiait s’exercer, s’entraîner à. Les lettres du maître offraient ainsi une série d’exercices au néophyte soucieux d’organiser son existence et de délivrer son esprit de ses imperfections. Le philosophe stoïcien encourageait son disciple à resserrer sa réflexion, à étudier consciencieusement quelques ouvrages magistraux de manière à en approfondir la signification. Mais encore : parmi les nombreuses idées qu’il y trouvait, il importait de n’en retenir que quelques-unes, de manière à former « un petit groupe de principes fortement liés ensemble » (Hadot 2001 : 293) où il pourrait puiser ressources et répliques pour affronter les incertitudes du monde et les aléas de l’existence.

Considérons maintenant la démarche de l’ethnographe au regard de ce qui précède. Son équipement n’est-il pas, lui aussi, en quelque sorte, composé d’un petit groupe de principes fortement liés ensemble ? Et n’est-ce pas par leur plus petite unité de construction – la phrase comme fine « veinule du sens » (Barthes 1970), achevée, compacte et efficiente, mémorable et remobilisable – que des textes peuvent s’y inscrire durablement ?

« Le donné, c’est le Mélanésien de telle ou telle île, et non pas la prière ou le droit en soi » (Mauss).
« L’historicité de l’objet est le principe de réalité de la sociologie » (Passeron).
« C’est en apparence seulement que des coqs se battent ici, en réalité ce sont des hommes » (Geertz).
« Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue » (Goffman).
« Quand la parole c’est la guerre, il faut bien se résoudre à pratiquer une autre ethnographie » (Favret-Saada)…

De ma formation à la socio-anthropologie, au-delà de l’apprentissage d’une méthodologie et de la compréhension des textes du canon qui prennent désormais place dans mes enseignements, j’ai essentiellement retenu un ensemble de propositions que je n’ai, depuis, jamais cessé d’enrichir. Comme celles que Sénèque adressait à son disciple : « brèves, claires, mordantes, efficaces, susceptibles de rendre accessibles des questions parfois ardues au moyen d’une soudaine métaphore » (Veyne 1993 : IV). Comme celles que l’athlète de Demetrius a entendues, a retenues, s’est dites à lui-même, infiniment ressassées, de manière à transformer ce logos en ethos. Ces formules ne sont pas des mantras. Elles ne visent pas à alimenter un moulin à prières. Frappantes comme la maxime, elles ne prétendent cependant pas livrer une règle ou un principe général. Concises comme l’aphorisme, elles ne sont néanmoins pas totalement autonomes et restent relativement liées aux textes dont elles sont extraites. Nous pourrions dire que ce sont leurs qualités de « détachabilité » [8] qui leur ouvrent la possibilité d’une détextualisation et facilitent leur extraction pour des réutilisations dans d’autres contextes (Maingueneau 2012). Lieu de formulation du sens et de son stockage, chacune d’entre elles condense comme une « solution » à certains problèmes rencontrés à différents stades de la recherche. À leur endroit, nul fétichisme de la référence, nulle révérence magistrale et incantatoire, mais plutôt l’effort d’une « rumination » [9] et d’une réappropriation subjective – à la façon des « affordances » de Gibson qui, en nous indiquant ce qu’il est possible ou ce qu’il convient de faire, en nous signalant des risques et des obstacles, nous offrent des « prises » toujours riches d’usages inattendus. À la manière de cet énoncé qui me servira ici d’exemple : « C’est la catégorie ’suicide’ et la procédure pour l’appliquer qui constitue le problème sociologique intéressant ».

Suivre un chercheur dans sa phrase

Lorsqu’Harvey Sacks écrit cette phrase en 1963 dans un article intitulé « On Sociological Description », il est engagé avec Harold Garfinkel dans une enquête auprès du Centre de prévention du suicide et du Bureau de l’Inspecteur de médecine légale de Los Angeles. Près de 70 ans après l’étude fondatrice de Durkheim (1897), essayant de mieux comprendre les méthodes et procédures par lesquelles les « membres » mettent en ordre, interprètent et rendent intelligibles les éléments d’une situation de mort soudaine, ces chercheurs construisent autrement la manifestation sociale et l’objectivité du « suicide » [10].

Sacks s’intéresse particulièrement aux activités de catégorisation : « Analyser comment on décide qu’il s’agit d’un suicide et comment un acte doit être conçu de telle sorte qu’on puisse en parler en utilisant des formules comme ’commettre un suicide’, tels sont les problèmes préliminaires de la sociologie. C’est la catégorie ’suicide’ et la procédure pour l’appliquer qui constitue le problème sociologique intéressant » (1963 : 21). Il ne se doute pas alors que, un peu plus de 40 ans plus tard, cette dernière phrase me fera ralentir dans ma lecture, jusqu’à m’immobiliser. Considérée comme « bonne à penser », elle sera soigneusement recopiée. Phrase détachable et transportable, disponible pour de futures relectures et de possibles usages (Macé 2011, 2016).

En 2006, je suis en première année de doctorat et prépare une thèse de sociologie dont l’objet d’étude concerne l’expertise médicale des guérisons dites « miraculeuses ». Bien que ’suicides’ et ’miracles’ puissent, à première vue, constituer des phénomènes très éloignés, la phrase de Sacks est là – plus que présente : utilisable, prête à servir. Elle m’invite à considérer autrement la réalité que je cherche à étudier. Le temps pris pour la copier, pour la relire, pour l’assimiler en quelque sorte, est alors, paradoxalement, ce qui me permet d’aller plus vite, ce qui s’offre comme une « prise », ce qui m’indique des opportunités et oriente mon attention. « C’est la catégorie ’suicide’ et la procédure pour l’appliquer qui constitue le problème sociologique intéressant » : comment un cas de mort peut-il être considéré par les acteurs qui doivent le qualifier comme étant « vraiment un suicide » ? Par le détour de cette question, mes interrogations sur mon propre objet se construisent, deviennent plus précises, se déclinent de manière très concrète en fonction des étapes du processus de reconnaissance des miracles au sein du sanctuaire de Lourdes : comment, dans ce cadre particulier, les médecins sont-ils d’abord conduits à constater une « guérison » ? Comment peuvent-ils la considérer comme « inexplicable » ? Comment, ensuite, l’Église peut-elle procéder à l’authentification et à la proclamation du miracle ? De quelle nature sont les relations entre expertise médicale et enquête épiscopale ? Comment, au long de ce procès, la réflexion théologique de l’Église et les exigences démonstratives de la science médicale s’accommodent-elles ? Avant d’être présenté sous les traits d’une réalité indépendante des actions qui ont été déployées pour le formuler, le jugement médical, puis épiscopal, peut ainsi redevenir une « chose organisationnelle » constituée de tâches singulières à réaliser, dans la contingence des circonstances concrètes où elles ont à être accomplies, de manière compétente, avec les seules ressources à disposition.

Rendues en quelque sorte ’pensables’ grâce à la phrase de Sacks, ces pistes de recherche ne m’invitent pas seulement à construire autrement le mode d’existence du phénomène « miracle ». Elles ouvrent également de nouvelles perspectives empiriques. Ce sont les opérations sociales par lesquelles une guérison est désignée et enregistrée comme « vraiment un miracle » qui me semblent désormais ouvrir un champ largement inexploré d’investigation sociologique : les activités cognitives des médecins sollicités par le Bureau Médical de Lourdes ne donnent-elles pas, en quelque sorte, au miracle un caractère factuel ? Les preuves qu’ils sont chargés de fournir à l’Église concernant le caractère « inexplicable » d’une guérison, ne participent-elles pas au processus d’objectivation du miracle ? Les procédures des coroners du Bureau de médecine légale de Los Angeles, analysées par le chercheur américain, sont à la fois très lointaines et très proches. Chargées dans la phrase de Sacks, cette portion du monde social et la perspective pour l’étudier peuvent rayonner jusqu’à Lourdes.

Lues et notées, répétées et mémorisées, des phrases comme celle de Sacks ont progressivement formé mon équipement, à la manière du « petit groupe de principes fortement liés ensemble » à la hauteur desquels Lucilius tentait de hisser sa propre pratique. Intégrées et assimilées, elles ne constituent pas seulement le prisme à travers lequel tous les autres textes seront lus ; elles sont peu à peu devenues des « attitudes » au sens que G.-H. Mead donne à ce terme : c’est-à-dire les « réponses » déjà présentes et intégrées à la conduite, sous la forme de tendances à se comporter d’une certaine façon face à un objet, acquises au cours d’apprentissages et d’expériences passées et attendant une occasion pour s’exprimer complètement (2006). Pour autant, ces « réponses » ne s’appliquent pas de façon mécanique. Elles ne commandent pas. En déployant des perspectives possibles, elles indiquent. Reliées entre elles, par des liens variables, au sein de l’équipement d’un chercheur, elles peuvent être composables et, ainsi, faire émerger une solution plus subtilement ajustée à un problème complexe.

Si la reconnaissance de cet art de faire, le plus souvent voilée par sa banalité, est importante, c’est aussi parce qu’elle permet d’apprécier la façon dont un geste accessible et pratiqué par beaucoup échappe à la reproduction du même. Ramenée à ce qu’il s’agit d’éclairer ici, une telle attention invite à souligner que la constitution progressive de l’équipement est toujours le résultat provisoire, en instance d’enrichissement, d’une subjectivation [11]. C’est parce que nous nous dotons d’un équipement – produit par nos expériences de terrain ainsi que par nos relations à des « autrui significatifs » (Mead 2006) [12], mais aussi par notre effort renouvelé pour réaliser un alignement entre ce que nous apprenons d’eux et ce que nous faisons dans notre pratique – qu’il nous est impossible de nous former autrement que d’une manière [13] (Macé 2016). Le ’je’ de l’ethnographe, son discours à la première personne du singulier, repose ainsi sur la référence implicite à un ’nous’ formateur.

La circulation dans la bibliothèque de cas ou l’accomplissement du soi

Façons de s’équiper, manières d’être chercheur. Cependant, si l’autre est toujours le point d’appui nécessaire dans l’élaboration du soi, son accomplissement ne se réalise que dans l’intégration et la reconnaissance d’une « multiplicité » [14] d’interactions qui rend ce dernier capable de s’envisager lui-même comme un autre et de se voir du point de vue d’une pluralité d’autres :

« L’individu n’est un soi que pour autant qu’il adopte l’attitude d’un autre vis-à-vis de lui-même. Lorsque cette attitude est celle de plusieurs autres, et que l’individu peut prendre les attitudes organisées de tous ceux qui coopèrent dans une activité commune, il adopte les attitudes du groupe vis-à-vis de lui-même (Mead 2006 : 426).

« L’individu s’éprouve soi-même non pas directement, mais seulement indirectement, en se plaçant aux multiples points de vue des autres membres de son groupe social ou en endossant le point de vue généralisé de tout le groupe social auquel il appartient » (Mead 2006 : 210).

Si la constitution de notre équipement n’est qu’une étape, certes essentielle, dans la constitution de notre « attitude » de chercheur –, l’accomplissement de notre formation se réalise lorsque, éprouvant la cohérence de cet équipement en référence à une bibliothèque de cas plus large, nous devenons capables de réfléchir les modèles de conduite organisée de notre communauté. Pierre Tripier exprime ainsi cette expérience :

« Vous décidez que vous êtes marxiste ou wébérien ou foucaldien, et voilà, pour chaque problème vous avez un point de vue et même quelques questions standard à poser. Mais ce n’est là qu’un stade dans la construction du chercheur avisé : l’étape suivante consistera à comprendre qu’il faut sortir de l’enfermement d’une secte théorique en se posant la question : Bon, mais qu’est-ce qu’un adepte de la théorie des jeux dirait de ma question, ou un wébérien se sentirait-il à l’aise avec elle ? Vous êtes devenu un chercheur en sciences sociales adulte quand vous avez connaissance de tous les répertoires de conceptualisation et que vous en jouez suffisamment pour user de stratégies heuristiques permettant de mettre en contraste plusieurs points de vue » (2015).

Se demander comment Pierre Bourdieu aurait construit tel objet d’étude ou ce qui aurait retenu l’attention de Bruno Latour dans telle situation d’enquête, c’est susciter dans notre « attitude » de chercheur et dans notre conduite les « réponses » d’autres membres de la communauté scientifique ; c’est adopter leurs perspectives comme tendance à répondre à un type donné de stimuli ; c’est les comprendre au sens fort du terme ; c’est instituer en soi un pair ; c’est être capable de se parler avec l’autorité du groupe et de convertir, ainsi, le cogito en cogitamus (Latour 2010). Penser, dans une telle perspective, c’est, en quelque sorte, entretenir une conversation entre le soi et un ensemble coordonné d’attitudes et de rôles : « Nous adoptons [écrit Mead] l’attitude généralisée du groupe dans le forum de nos pensées de même que dans la censure qui se tient à la porte de notre imagination » (2006 : 424). N’est-ce pas dans cet accomplissement, par l’acquisition d’une compétence de mobilité dans un ensemble plus vaste d’« autrui » et par la maîtrise d’une multiplicité de points de vue, qu’il devient possible de penser contre sa formation autant qu’avec elle ?

Ces terrains où, finalement, nous n’avons jamais été seuls

La voiture est arrêtée sur le bas-côté d’une petite route communale de Bure au milieu des champs. Assise sur la bordure du coffre, je chausse les bottes en caoutchouc que ma collègue archéologue, autrement équipée qu’une socio-anthropologue revenue de Lourdes, a accepté de me prêter. Avec elle et notre collègue géographe, nous suivons un chercheur en géo-prospective lorsqu’il enjambe le fossé pour rejoindre une des zones de l’expérimentation qu’il réalise. Avec un géomorphologue de son laboratoire, ils ont obtenu de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) un financement pour tester la mise en place de « marqueurs » sur le site qui devrait accueillir Cigéo, le Centre industriel de stockage géologique. Leur démarche s’inscrit dans le questionnement porté par le programme « Mémoire » de l’agence : comment indiquer aux générations futures la présence du dispositif d’enfouissement de déchets radioactifs ? Comment faciliter l’interprétation des traces que l’exploitation du site laissera nécessairement dans le paysage ? C’est dans ce cadre que les deux chercheurs ont disséminé des artefacts en céramique sur différentes parcelles détenues par l’Andra, de part et d’autre de la vallée de l’Orge.

Présentant cette expérience, un document de communication de l’agence indique que la céramique est susceptible de résister dans les environnements les plus rudes et que les vestiges de l’Histoire montrent que c’est l’un des matériaux que l’on retrouve le plus souvent. Les formes cylindriques ainsi que les teintes bleue, rose et jaune des géopolymères utilisés par les deux chercheurs ont été élaborées pour « trancher avec les formes et les couleurs de la nature » et, ainsi, interpeller ceux qui seront susceptibles de les trouver : « de cette manière – selon le document – l’archéologue du futur pourra déduire qu’il y a forcément eu une présence humaine sur ce site ». Le chercheur en géo-prospective précise : « l’idée, pour le moment, est de placer les artefacts colorés en ligne sur différents terrains en pente du périmètre Cigéo et de voir ce que ça donne… cela permet d’apprécier comment les petits ’smarties’ bougent, comment ils sont emmenés par les pluies, comment ils réagissent aux variations météorologiques et aux pratiques agricoles [15] ».

Avant de nous engager dans un vaste champ en pente, notre guide nous a expliqué, à l’aide de différents supports topographiques et cartographiques, l’intérêt particulier de ce site dans l’aménagement futur de Cigéo et a circonscrit pour nous la zone à investiguer afin d’observer les marqueurs.

Fig. 1
Bure, le 03/10/2019
L. Nuninger

J’écoute attentivement – et j’enregistre – les explications du chercheur en géo-prospective. Pour nous éclairer, ce dernier expose une partie de son système de coordonnées : coupe géologique du Bassin parisien, informations orohydrographiques concernant la région de la côte des Bars, modélisation de l’évolution climatique de la zone concernée et schématisation des hypothèses géomorphologiques… Partageant les mêmes éléments d’équipement, les collègues archéologue et géographe qui m’accompagnent acquiescent, relancent, demandent des précisions. Contrairement à moi, ils semblent suivre sans difficulté cette démonstration référée à différentes dimensions de l’espace et du temps dans lesquelles l’aspect particulier d’une forme peut résulter des héritages de l’activité des vents et de climats passés. Imperceptiblement, mon regard passe des documents étalés sur le coffre de la voiture à l’environnement dans lequel nous nous trouvons ; du doigt pointé par notre guide sur différentes cartes pour désigner les endroits précis où nous devons nous rendre aux champs nus qui nous entourent et à la lisière de la forêt qui se dessine au loin. Je suis perdue. Je ne sais pas lire un paysage, ni analyser un relief, et je ne connais presque rien des processus qui les façonnent. Cette diversité de supports et de références topographiques qui permet à mes collègues d’interpréter ce qui nous entoure ne m’est d’aucune aide pour saisir ce qui s’étale confusément sous mes yeux. Mon équipement est différent. Il n’est pas composé de couches d’argile du Callovo-Oxfordien, de paléo-écoulements, de structures monoclinales et faillées ou de courbes d’ablation. Au fin fond de la Meuse, c’est au « pédofil [16] de Boa Vista » que je pense.

Comme un premier filet pour commencer à ramasser ce dont je fais l’expérience et ne sais d’abord que faire ; comme un premier fanal pour me repérer dans ce que je vois, je me ressaisis de la façon dont Bruno Latour a suivi les activités des botanistes et pédologues afin d’établir, à la limite des zones tropicales humides, si la forêt amazonienne avance ou recule. J’ai d’abord en tête une phrase du récit de cette expédition que j’avais pris soin d’extraire et de recopier à l’occasion de lectures réitérées de ce texte : « Pour que le monde devienne connaissable, il faut qu’il devienne un laboratoire et pour transformer une forêt vierge en laboratoire, il faut qu’elle se prête à la mise en diagramme… Impossible de rassembler les lieux par une intuition sensible qui ne serait pas équipée… ». Je suis pourtant pleinement engagée dans la situation d’enquête et je sais bien qu’il ne s’agit pas ici de comprendre la dynamique de la transition forêt/savane ni même celle de la référence scientifique. Présente dans mon équipement, la mobilisation de cette autre expérience me permet de me projeter sur un plan de réalité extérieur à celui sur lequel je cherche effectivement à me positionner : je vais chercher au loin, avec l’aide du texte de Latour, comment donner tout son sens à ce que je perçois ici.

Dans cette circulation, les situations empiriques rapprochées conservent leurs spécificités et maintiennent leurs irréductibles différences. Mais, de même que les pédologues décrits par Latour engagent les mottes de terre dans les pages rigides de leur code Munsell [17], je dispose, moi aussi, en quelque sorte, d’un nuancier. Son spectre n’est pas composé de couleurs mais d’ « attitudes ». À la gamme serrée de tons, il substitue et décline différentes expériences de terrain et, pourrait-on dire, différents styles cognitifs. En effet, par exemple, au-delà de leur objet respectif d’investigation, le réglage de l’attention et le mode de description que propose Bruno Latour lorsqu’il suit le groupe de scientifiques de Boa Vista ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux que propose Jean-Marc Weller lorsqu’il explore les activités que les agents des services déconcentrés du ministère de l’Agriculture mettent en œuvre pour traiter administrativement la disparition des bœufs du Père Verdon (2007). À cet égard, on peut dire qu’un tel nuancier vise moins à se rapprocher d’un standard universel (la référence codée de telle nuance de marron ou de vert) qu’à trouver, par tâtonnement et approximations successives [18], en me référant à différents textes, la manière la plus appropriée de m’engager dans une situation d’enquête toujours particulière.

Avec les indications de notre guide, nous savons où chercher. Nous cadrons la zone indiquée par le GPS et avançons en ligne, le regard scrutant consciencieusement les aspérités du sol. Mais, malgré notre attention, nous ne trouvons aucun marqueur. La couche arable offre pourtant bien quelques tessons de céramique et fragments de tuiles… Nous revenons sur nos pas et avançons à nouveau, plus appliqués que jamais : toujours rien. Notre guide vérifie une nouvelle fois les coordonnées sur son appareil : « c’est vraiment bizarre, ils devraient être par-là ». Ma collègue archéologue l’interroge sur la fréquence des labours : « ça a été labouré au printemps, mais c’est aussi le cas du champ précédent dans lequel nous avons tout de même retrouvé les petits objets » [19]. Nous attirons alors son attention sur le fait que la route communale est beaucoup plus proche de la zone test que précédemment : quelqu’un aurait-il pu voir les deux collègues essaimer les artefacts et revenir les subtiliser ?

Au-dessus de nous, un hélicoptère de la gendarmerie survole régulièrement la zone et rappelle, s’il était nécessaire, que le projet d’implantation de Cigéo est fortement contesté et que la réalisation de premiers tests – en galeries souterraines comme en surface – confronte l’agence à des « frictions » bien présentes. Faut-il pour autant que la situation soit pacifiée pour autoriser l’amorce d’un démarrage – comme le suggèrent de nombreux documents de communication de l’Andra ? Faut-il nécessairement aplanir les aspérités, lisser les tensions, réduire les saillances de l’environnement ? Je me souviens que dans un très beau texte, Michel Foucault rappelait qu’au commencement des choses, on ne trouve pas l’identité encore préservée de leur origine, mais la dispersion et la discorde, l’altérité et l’indétermination (1971). Considérant les limites évidentes des « smarties » retrouvés décolorés, cassés et, pour certains, très probablement dérobés, notre guide est amer : « pour l’instant, notre truc, ça ne casse pas trois pattes à un canard ». Mais, pour « transmettre », ne faut-il pas risquer un premier geste ? Où et quand commence l’avenir plurimillénaire dont il est question dans le programme « Mémoire pour les générations futures » de l’Andra ? Ici et maintenant : dans la rencontre entre un projet industriel qui cherche à devenir réel, des recommandations internationales en matière de sauvegarde des informations et des connaissances et l’irréductible complexité d’un territoire concret où il faut composer avec des plissements géologiques autant qu’avec des titres de propriétés foncières, des infrastructures routières et des entreprises, des champs et des forêts « difficiles à surveiller », des patrouilles de sécurité qui tentent néanmoins de le faire, des ingénieurs qui réalisent des mesures géophysiques et mettent à l’épreuve les caractéristiques de la roche hôte, des agriculteurs en surface qui voient leur place redéfinie, des élus qui s’efforcent de planifier l’avenir de la commune, des opposants qui s’inquiètent de l’avenir tout court et des universitaires qui recherchent des géopolymères décolorés dans les champs...

Ces considérations me renvoient à d’autres textes et donc à d’autres expériences – « Comment les formes sociales se maintiennent » (1896) et Le Conflit ([1903] 1995) de Simmel. En effet, n’est-ce pas parce qu’il doit affronter l’altérité des multiples composants de son environnement et qu’il suscite des oppositions qu’un projet tel que Cigéo peut marquer les esprits de plusieurs générations ? À cet égard, il convient sans doute de se méfier des représentations trop iréniques comme de la « mémoire » pacifiée que cherche à produire l’Andra. Dans mes lectures, je me souviens que Simmel attirait notre attention sur le fait que le conflit, opposé à l’indifférence, peut soutenir une technologie sociale particulièrement efficace d’autoconservation des groupes. Bien que l’on ait tendance à considérer l’accord et l’harmonie des intérêts comme des facteurs de conservation sociale, il montrait, à partir de nombreux exemples historiques et au sein d’unités sociales de différentes tailles, qu’en réalité les tensions peuvent non seulement animer et vivifier la vie sociale mais participent également au maintien et à l’affirmation de l’unité d’un groupe dans le temps. De ce point de vue, il serait peut-être possible d’envisager autrement la résistance qui s’organise à Bure : il ne s’agit peut-être pas tant d’un « problème à gérer » pour l’agence que d’une puissante ressource mémorielle à mobiliser. À l’inverse, n’est-ce pas dans l’adhésion de tous, lorsque la ’boîte noire’ des controverses se referme, que les éléments d’une situation s’effacent et deviennent invisibles à force d’évidence ? Qu’alors, dans le repos et la quiétude de l’unanimité commence l’oubli…

À défaut de pouvoir noter cette réflexion au moment de sa formation, j’essaie de retenir le parcours étrange de cette ligne que mon pédofil a, en quelque sorte, déroulée de la forêt de Boa Vista jusqu’à Bure en passant par des souvenirs de textes que tout semble pourtant séparer. Le champ vide de marqueurs est finalement peuplé de bien d’autres chercheurs que mes deux collègues. Mes lectures et mes propres expériences de terrain me permettent de prendre pleinement place dans la recherche que je mène avec les collègues alors présents à mes côtés. « Commune présence » dirait le poète – de l’ethnographe à lui-même dans la situation qu’il étudie, et des autres en lui. Grâce à l’intégration de leurs expériences dans mon équipement, j’explore aussi ce terrain avec eux.

Fig. 2
Bure, le 03/10/2019
L. Nuninger

add_to_photos Notes

[1On peut aussi penser ici aux propositions épistémologiques de réflexivité qui visent à l’expression des « non-dits de l’anthropologie » (notamment Caratini 2012).

[2La bibliothèque dont il est question ici n’est pas une simple collection d’ouvrages. Elle n’est pas non plus un meuble dans lequel on les range, ni même un bâtiment qui les abrite. Elle n’est pas un lieu. Elle est un ensemble complexe de liens – ou, pour reprendre une formule de R. Damien, elle est le « lieu des liens » (1995) – intégrant et reliant, dans un accroissement continu, une diversité d’expériences disponibles sous la forme de connaissances empiriques et d’interprétations conceptuelles qui ne sont pas physiquement et matériellement rassemblées. La bibliothèque de cas propose ainsi à tout chercheur un ensemble virtuel, jamais utilisable intégralement, ni systématiquement, d’acquis d’intelligibilité et de réflexion méthodologique. Elle n’est pas « au-dessus » des équipements que se sont constitués les chercheurs – plus grande, plus englobante, plus « macro » –, mais rend leur constitution et leur enrichissement possibles. Lorsque nous disons qu’elle est plus vaste, c’est pour désigner l’étendue réticulaire de ses liens et le pluralisme qu’elle abrite. Elle est le lieu de la compossibilité des interprétations et des méthodes de recherche ; de l’équiprobabilité de leurs fécondités opératoires (Ogorzelec-Guinchard 2021).

[3On peut faire référence ici au texte de Pierre Bourdieu intitulé « Comprendre » dans lequel il écrivait : « Au risque de choquer aussi bien les méthodologues rigoristes que les herméneutes inspirés, je dirais volontiers que l’entretien peut être considéré comme une forme d’exercice spirituel, visant à obtenir, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres… » (1993).

[4Selon Baptiste Morizot, les sciences idiopathiques (dont l’ethnographie fait partie) peuvent être envisagées comme l’envers des sciences nomologiques, c’est-à-dire les sciences de ce qui arrive partout et toujours suivant le même mode de déploiement réglé par la loi (2016 : 138).

[5Il s’agit d’un texte de Demetrius le cynique rapporté par Sénèque au livre VII du De Beneficiis et que M. Foucault commente dans son cours au Collège de France du 24 février 1982 (2001 : 301-314).

[6Dans un article coécrit avec Christian Guinchard, nous avons montré qu’aiguisant l’attention et augmentant l’acuité des perceptions, le discernement est une compétence cognitive qui consiste à reconnaître des différences ou à instaurer des séparations là où ne sont d’abord perçues que des similitudes ou de la continuité (2018).

[7Au sens que G.-H. Mead donne à ce terme : c’est-à-dire les « réponses » déjà présentes et intégrées à la conduite, sous la forme de tendances à se comporter d’une certaine façon face à un objet, acquises au cours d’apprentissages et d’expériences passées et attendant une occasion pour s’exprimer complètement (2006).

[8Par ce terme, D. Maingueneau désigne les qualités d’une phrase brève, bénéficiant d’une relative autonomie référentielle (2012).

[9On peut penser ici aux aphorismes de Nietzsche qu’il s’agit, après les avoir lus, de « ruminer », mais aussi à l’importance de la « rumination » pour Deleuze – « Deux estomacs ne sont pas de trop pour penser » (1962 : 36). Il est également possible de se référer à la « manducation de la parole » telle que la décrit Marcel Jousse dans le deuxième tome de L’Anthropologie du geste (1975).

[10Résolument non substantialiste, cette approche processuelle du social, guidée par la proposition heuristique de « traiter les faits sociaux comme des réalisations » sera pleinement théorisée dans l’ouvrage que H. Garfinkel publiera en 1967, Studies in Ethnomethodology, acte fondateur du courant de recherche ethnométhodologique.

[11Le terme subjectivation est utilisé ici dans le sens que lui donne M. Foucault : « la manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code » (1984 : 33).

[12Les « autrui significatifs » peuvent ici renvoyer à des maîtres, des textes-expériences et des phrases-affordances.

[13Pour M. Macé, le terme « manière » renvoie à un travail de subjectivation, au cours duquel un lecteur peut s’approprier les propositions formelles qu’une œuvre propose pour en faire son style propre dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler, avec M. Foucault, une « esthétique de l’existence ».

[14On retrouve cette idée de la constitution progressive d’une forme déterminée dans la philosophie antique : le soi – le self – est ce qu’il convient d’équiper, de former, de façonner à la manière du sculpteur chez Plotin qui ne cesse de sculpter sa propre statue. Mais il importe de souligner que pour l’auteur des Ennéades, le soi n’est pas fermé sur un ego. Il est nécessairement pluriel et sa connaissance est le souci des êtres multiples : « Le Connais-toi toi-même s’adresse à ceux qui, à cause de la multiplicité qui leur est inhérente, ont besoin de se dénombrer eux-mêmes, et d’apprendre qu’ils ne savent pas totalement combien ils sont, quels ils sont… » (Hadot 1988 : 189). Pour un être « composé », se connaître soi-même ne vise donc pas l’exploration d’une intériorité singulière, mais la reconnaissance d’une pluralité.

[15Entretien avec un chercheur en géo-prospective, le 03/10/ 2019 à Bure.

[16Dans la forêt amazonienne, « pour aller d’un point à un autre, les pédologues ne peuvent se servir d’une chaîne d’arpenteur, trop difficile d’emploi dans ce monde qu’aucun agriculteur n’a jamais aplani. Ils utilisent le Topofil Chaix que leurs collègues brésiliens appellent amicalement le « pédofil ». Une bobine de fil de coton se déroule régulièrement en faisant tourner une poulie laquelle, à son tour, active les roues dentées d’un compteur. En remettant le compteur à zéro, le pédologue peut aller d’un point à un autre en dévidant derrière lui ce véritable fil d’Ariane. Un simple coup d’œil sur la fenêtre du compteur lui permet de lire la distance qu’il a parcourue au mètre près. Impossible de perdre un pédologue distrait dans l’enfer vert, le fil de coton le ramènera toujours au camp » (Latour 2006 : 189).

[17« Le code Munsell sert de standard commun aux peintres, aux fabricants de peinture, aux cartographes et aux pédologues, puisqu’il décline, planche après planche, toutes les nuances de toutes les couleurs du spectre et qu’il attribue un nombre, une référence aussitôt compréhensible » (Latour [2001] 2007 : 63).

[18« Ce n’est pas tout à fait cela » constitue sans doute un énoncé-type de l’utilisation d’un nuancier.

[19Entretien avec un chercheur en géo-prospective, le 03/10/ 2019 à Bure.

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Pour citer cet article :

Laetitia Ogorzelec-Guinchard, 2023. « Et quelquefois nous avons comme une grande idée ». ethnographiques.org, Numéro 45 - juin 2023
Apprentissages sous tension [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2023/Ogorzelec - consulté le 29.04.2024)
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