Un changement climatique qui renouvelle les approches anthropologiques du temps qu’il fait ?
« Changement climatique », « réchauffement », « événements extrêmes » ou encore « adaptation » sont devenus des mots-clés au cœur des préoccupations de la communauté internationale. Ils trouvent un écho global depuis les premières Conférences des Parties (1995) et la diffusion des travaux du Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat – GIEC (Fiske et al. 2014). Les discours sur les changements du climat sont relayés par les gouvernements, les médias ou les organismes environnementaux et mettent en évidence des liens de causalités entre les changements et le développement économique moderne (Bonneuil et Fressoz 2013 ; Callon et al. 2001). Conçus pour rendre compte de la situation planétaire, ils se diffusent aux sociétés civiles qui se les approprient progressivement, les réinterprètent ou les nient, les adaptant aux contextes culturels et sociaux locaux qui leur sont propres (Barnes et al. 2013).
Ces récits scientifiques ou technocratiques sur le changement climatique en cours modifient-ils la manière dont les sociétés perçoivent localement les phénomènes météorologiques, atmosphériques et l’environnement en général ? Transforment-ils aussi la manière dont elles se perçoivent elles-mêmes, et perçoivent celles qui les entourent ?
Les anthropologues ont établi de longue date qu’il était vain d’essayer d’expliquer les connaissances écologiques des communautés qu’ils étudient sans tenir compte de leurs arrangements sociaux internes, mais aussi de la manière dont leurs vies s’articulent aux civilisations qui les englobent et souvent les dominent (Balée 2002 ; Berkes 1999 ; Nadasdy 1999). À l’heure de l’émergence du concept d’anthropocène dans le débat public, sommes-nous certains que cette recommandation des chercheurs, tant scientifique que politique, est suffisamment prise en compte ? Probablement pas, et les articles qui composent ce numéro indiquent quelques voies à suivre, quelques voix à entendre, et pointent aussi les difficultés que rencontrent les anthropologues étudiant les transformations en cours dans différents endroits du monde.
L’anthropologie sociale, après avoir boudé les recherches relatives à la météorologie ou au climat, commence à se saisir de ces thématiques dans les années 1980 (Crate 2011). Elle les renouvelle aujourd’hui en cherchant à mieux comprendre comment les sociétés perçoivent les conditions environnementales et climatiques dans lesquelles elles évoluent (Crate et Nuttal 2009, 2016 ; de la Soudière et Tabeaud 2009 ; Strauss et Orlove 2003). Des études permettent de montrer la diversité des diagnostics environnementaux, la diversité des relations causales envisagées pour comprendre les phénomènes météorologiques ou climatiques et leurs effets sur les écosystèmes comme sur les communautés humaines (voir par exemple : Cruikshank 2005 ; Marino 2015 ; Lazrus 2016). Les sociétés réagissent en premier lieu aux transformations expérimentées à l’échelle locale, elles « s’adaptent » (Berkes et Jolly 2001 ; MacDowell et Hess 2012), mais pas toujours en intégrant l’idée de changements en cours au niveau global. Il importe d’envisager en détail à quel point ces formes d’adaptation relèvent, ou pas, de stratégies explicites, collectives ou individuelles, en réponse aux nouvelles situations induites par les mutations de l’environnement et du climat. Les textes réunis dans ce volume permettent d’envisager la diversité de situations et de manières d’en aborder l’étude.
« Ethnoclimatologie » : conduire l’étude anthropologique sur le terrain
Climat, météo, « temps qu’il fait » sont abordés principalement sous le prisme de l’anthropologie de la nature et des ethnosciences au travers d’approches cherchant à saisir les interactions entre les sociétés et leurs environnements ainsi que leurs dynamiques (Katz et Lammel 2002 ; Marino 2015). Une première étape pour l’anthropologue s’intéressant à ces questions est d’identifier les savoirs locaux sur la météorologie et le climat établis par les différentes sociétés. Les « ethnoclimatologues » [1] vont, en partant des catégories locales, conduire l’étude des systèmes locaux de catégorisation et de classification des phénomènes météorologiques, à l’image de ce qui est fait pour les plantes ou les animaux (Janicot et al. 2015). Harold Conklin, un des fondateurs reconnus de l’ethnoscience, analyse la complexité du système d’orientation Hanunoo, qui s’avère être indexé sur la catégorisation du régime des vents dans l’île de Mindoro aux Philippines. Cette connaissance est indispensable pour mettre en œuvre les techniques de navigation dans le Pacifique. Six « points cardinaux » et trois « axes » de vents sont ainsi définis pour organiser ces orientations qui permettent localement de comprendre l’apparition des typhons, le régime de la mousson ou la saisonnalité des alizés (Conklin 1986). Des travaux détaillés sur la nomenclature des phénomènes atmosphériques ont aussi été conduits en Nouvelle-Guinée (Sillitoe 1994), ils montrent à quel point tous les paramètres, comme les différents régimes d’averses, sont décrits avec précision.
Certes, les phénomènes atmosphériques peuvent susciter rêveries, émotions et constituer matière à poésie comme l’écrit longuement Martin de la Soudière (ce volume). D’autres travaux proposent une analyse fouillée de l’utilisation des phénomènes naturels dans les œuvres littéraires occidentales, notamment britanniques (Bate 2000) et révèlent à quel point la littérature romantique était empreinte du sens de la nature pour elle-même et pas seulement comme un théâtre passif des drames humains. La météo désastreuse de l’année 1819 semble bien être un sujet essentiel de certains poèmes de Byron, longtemps avant que la notion de globalisation ne voie le jour. Certains auteurs voient dans cet usage littéraire de “l’écopoétique” un instrument de la lutte écologique (Blanc et al. 2008). D’autres traditions poétiques, orales, font cas des phénomènes météorologiques, comme celle des bergers peuls du Masina (Seydou 1991) et c’est la poésie d’une nature et d’un climat qui ne sont pas seulement objets de contemplation mais simultanément des sujets, partenaires ou adversaires, de la pratique pastorale au Sahel.
Dans certaines sociétés, on ne constate pas seulement le temps qu’il fait, on cherche aussi à anticiper le temps qu’il va faire par l’observation de l’environnement (pour un exemple burkinabé, voir Roncoli et al. 2002). Ben Orlove et al. (2002) ont pu démontrer la complexité d’expertises locales de prévision du climat. Par exemple, les agriculteurs des Andes péruviennes utilisent l’observation de la visibilité des Pléiades au printemps pour prévoir les précipitations de l’automne, ce qui permet de choisir la période des semailles et améliorer ainsi le rendement des champs. La collaboration de cet anthropologue à un collectif interdisciplinaire associant météorologistes et climatologues, a permis de montrer que ces observations des paysans andins correspondent à l’influence du courant El Niño sur les flux atmosphériques – et localement sur les pluies à venir – pour en déduire le calendrier agraire à mettre en place. En Mongolie, les observations des éleveurs quant à la répartition des pluies et des tempêtes de sable sont effectivement expliquées par une prise en compte de données atmosphériques sophistiquées qui suggèrent des transformations du régime de mousson (Marin 2010).
L’observation de marqueurs biologiques de saisonnalité (phénologie des plantes, comportement ou migration des animaux ou encore phénomènes d’invasion biologique) permet également aux communautés locales de percevoir et d’anticiper les données du climat (Veteto & Carlson 2014). Alexis Rivero-Romero et al. (2016) indiquent quels sont les marqueurs (végétaux, animaux, abiotiques) utilisés par des paysans mexicains pour prédire la qualité de la saison agricole, et comment ces savoirs sont transmis d’une génération à l’autre. Neeraj Vedwan et Robert Rhoades montrent, eux, comment, dans la Vallée de Kullu située dans les montagnes himalayennes de l’Inde du Nord, les observations de la phénologie des pommiers et de la maturation des fruits influencent la construction des calendriers agraires traditionnels et renseignent sur l’impact de variations saisonnières inhabituelles à différents étages altitudinaux et la possibilité ou non de déplacer les vergers si ces modifications s’intensifient (Vedwan & Rhoades 2001). L’observation des insectes, notamment les abeilles, est également signalée comme fournissant des indicateurs particulièrement intéressants des variations du climat, tant en Europe (Lehebel-Peron et al. 2016) que dans les pays du Sud (Lewandowski et al. 2015). On pourrait également parler des oiseaux migrateurs, utilisés comme prédicteurs de la météorologie et des variations saisonnières dans de nombreuses régions du monde.
Les connaissances sur ces indicateurs indirects constituent des éléments essentiels à collecter pour comprendre les diagnostics météorologiques locaux. La majorité des articles composant ce numéro thématique détaillent des bio-marqueurs utilisés dans des sociétés très différentes et dans des environnements variés et changeants. Partout leur analyse permet d’accéder aux savoirs sur la météo ou le climat. Sur la Loire, selon Eric Collias et Anatole Danto, c’est l’observation de l’activité des populations d’Ardéidés (hérons et aigrettes) qui est pour les riverains un indicateur pertinent de l’accentuation des précipitations, des variations du niveau du fleuve et de la progression de l’envasement. Dans les îles Cook, David Glory indique que les fluctuations de la maturation des mangues ou du rendement des manguiers renseignent sur les variations saisonnières en cours ou à venir, mais aussi sur la diversité du type de savoirs mobilisés pour observer le climat. Chez les Kanak de Thio en Nouvelle-Calédonie, la diminution de la ressource halieutique est un indicateur de pollution des rivières associée à la fois aux activités minières et aux changements affectant la force et la fréquence des cyclones selon Lucie Gosset, Catherine Sabinot et Elisabeth Worliczek. De telles observations constituent plus qu’une somme d’anecdotes à valeur locale, et leur analyse ethnographique montre l’intérêt de la manière holistique qu’ont les anthropologues d’aborder les thématiques du changement global et de ses conséquences à l’échelle locale.
Les sources d’informations ethnographiques potentielles sur les savoirs locaux concernant le climat sont multiples (par exemple les observations directes — ou indirectes — du milieu, les journaux et almanachs locaux, les traditions orales, les dictons ou encore les proverbes) (Orlove et Strauss 2003 ; de la Soudière 2017) et leur analyse permet de comprendre comment les communautés appréhendent les phénomènes. Les outils de l’observation ethnographique classique (observation participante, insertion de longue durée dans les communautés, entretiens non- et semi-directifs, études des formes de classifications locales, par exemple) permettent d’aborder les questions climatiques et les régimes locaux de causalité des phénomènes météorologiques et de leurs transformations éventuelles. Les observations sur le long terme, les retours répétés sur le terrain à des intervalles saisonniers réguliers, permettent la compréhension des savoirs météorologiques, de leurs transformations, de leurs modes de transmission et des diagnostics de changement sur des échelles de temps variées.
Il n’existe pas à notre connaissance de recherches fines sur les savoirs météorologiques locaux conduites au même endroit et avec les mêmes personnes à quelques décennies de distance (quel dommage que Harold Conklin n’ait pas réitéré ses enquêtes auprès des agriculteurs philippins !). Faute de corpus diachronique de ce genre, c’est par l’étude des discours des gens d’aujourd’hui sur le climat d’hier qu’est basé l’essentiel des études ethnographiques sur la perception des changements. Il faut donc faire avec ce matériau partiel, tout en prenant quelques précautions dans l’interprétation. De tels travaux diachroniques commencent toutefois à apparaître : dans un chapitre d’ouvrage récemment publié (Sourdril et al. 2020), nous montrons comment une recherche a priori détachée des préoccupations météorologiques (perceptions et savoirs sur les mauvaises herbes dans le Sud-Ouest de la France) conduite sur le long terme et associée à des retours répétés sur le terrain depuis 15 ans, nous a permis de comprendre le système local de caractérisation des phénomènes météorologiques : les données climatiques ont évolué, les savoirs et les interprétations locales aussi. Les changements affectant la composition de la flore spontanée renseignent, en effet, sur l’évolution des températures et des précipitations saisonnières et interannuelles à l’échelle locale, et nous ont aidé à saisir l’évolution des discours sur le changement climatique. L’analyse des discours locaux depuis 15 ans montre que les habitants sont passés d’une forme de déni / défiance face aux discours globaux à une intégration / réappropriation progressive du phénomène dans l’appréhension des milieux en général (Sourdril et al. 2020). De telles observations sur le long terme associées à l’analyse de discours portant parfois sur des variations saisonnières régulières ou sur des événements extrêmes ponctuels permettent d’identifier des évolutions dans les types de connaissances mobilisées pour appréhender l’environnement. Ces analyses renseignent sur l’association des savoirs vernaculaires, scientifiques ou experts et l’intégration progressive des discours globaux par les acteurs de terrain.
Dans ce numéro, Ornella Puschiasis indique comment une étude des phénomènes météorologiques gagne à une présence longue sur le terrain. Elle nous montre comment diagnostics et indicateurs locaux renseignent sur les calendriers traditionnels tandis que les événements extrêmes révèlent la complexité de l’intégration des notions de changement climatique, de catastrophe climatique ou de réchauffement définies à l’échelle globale pour les informateurs. L’importance du temps long passé sur le terrain est à souligner, car les énoncés sur les changements sont rarement immédiats mais émergent d’entretiens peu directifs avec les informateurs et effectués dans des contextes multiples. Les retours sur le terrain constituent ainsi, comme dans toute approche ethnographique, la meilleure manière de procéder pour envisager la récurrence des constructions locales parfois brouillées par les leçons apprises, ou les ordres reçus, des institutions. Outre la substance des savoirs écologiques énoncés, il est important de qualifier le profil social de ceux qui les énoncent ou les formes des organisations sociales dans lesquelles ils évoluent.
À quelles échelles sont perçus les phénomènes climatiques et comment sont formulées les causes des changements à l’échelle locale ?
Les communautés rurales sont détentrices de savoirs propres sur le climat ou la météo, et la première source de « malentendus » concerne les nomenclatures et la catégorisation des phénomènes atmosphériques évoqués dans la partie précédente. Il y en a cependant bien d’autres, l’ethnographe questionnant aussi (i) les échelles d’appréhension des phénomènes atmosphériques : comment le changement climatique est-il perçu et sur quelle étendue et quel pas de temps ? (ii) les régimes de causalité : comment sont formulées les causes et les conséquences des changements pour les communautés qui les perçoivent ? et (iii) les raisons de la négation éventuelle des phénomènes de changement et de leurs effets locaux.
Les récits scientifiques du changement climatique à l’échelle de la planète tout entière concernent le plus souvent le temps très long de leur genèse et de leurs effets parfois incertains et lointains. La mémoire, notamment dans des sociétés de tradition orale, ne concerne ni des étendues ni des durées comparables.
Certes la météo est imprévisible, mais, comme le fait remarquer de la Soudière (2017), est-ce pour autant que le climat est perçu comme changeant ? Peut-être dans le confort des sociétés post-industrielles des zones tempérées, mais il est des régions du monde où la variabilité des conditions climatiques est perçue de longue date comme constante et brutale. C’est le cas des zones sahéliennes qui font souvent l’actualité médiatique sur les conditions du climat et ses conséquences depuis, non pas quelques années, mais des décennies (sécheresses, et famines qu’elles ont causées en partie, dans les années soixante-dix et depuis). Ces catastrophes climatiques de l’époque n’étaient guère interprétées en termes de changement climatique. L’imprévisibilité de la date d’apparition et de la quantité des pluies est une caractéristique endémique ancienne de cette région où les sécheresses et famines remontant à plusieurs décennies sont un thème central de la vie de tous les jours et de la littérature orale (Watts 1983). Dans de tels milieux, où seule l’incertitude est certaine, quel est le pas de temps suffisant pour que, dans la complexité des variations interannuelles, devienne perceptible une tendance repérable de l’évolution du climat, notamment de la pluviométrie ? Même dans la zone soudanienne, plus au sud et moins exposée aux caprices de la pluie, les personnes consultées indiquent aujourd’hui que parmi les choses qui ont changé autour d’elles on compte des températures plus élevées et des pluies moins abondantes, mais surtout plus capricieuses. Ce n’était guère le cas il y en a encore quelques années (Raimond et al. 2020), mais ce n’est pas nécessairement en termes de « changement climatique global » qu’est interprétée cette “évolution”.
Lorsqu’elles sont constatées localement, c’est de plus en plus souvent le cas, comment les variations du climat sont-elles “historicisées” et quelles causes sont alors envisagées ?
Philippe Deuffic et Vincent Banos, dans ce numéro, nous engagent à analyser la mémoire orale de forestiers landais et pyrénéens à la lumière des événements climatiques extrêmes qu’ont été les tempêtes spectaculaires et les longues sécheresses au tournant du millénaire. Ils nous montrent comment les individus appartenant à cette communauté professionnelle changent peu à peu leur compréhension des relations entre le climat et la productivité des arbres plantés. Confiants depuis longtemps dans la résilience des forêts qu’ils entretiennent, certains se mettent à incorporer à leurs observations et à leurs intuitions l’idée selon laquelle les données du climat ne sont peut-être pas définitives et que l’influence du climat n’est pas constant non plus. C’est en modifiant aussi leur croyance dans une doctrine scientifique forestière qu’ils relisent à rebours les événements d’un passé plus lointain. Il est peu de travaux qui consignent ainsi à la fois la mémoire climatique des acteurs locaux et la prospective qu’ils peuvent faire des évolutions à venir. Peut-être convient-il de noter qu’il s’agit d’une communauté particulière, empreinte de savoirs techniques depuis longtemps et où la prospective, celle des aménagements sylvicoles, intègre le temps long de la production forestière. Toutes les collectivités ne sont pas comparables de ce point de vue, mais dans le Sud de la France comme ailleurs, la possibilité d’un changement climatique global devient un opérateur du dispositif des connaissances empiriques et des postulats de la croyance, fût-elle une doctrine forestière positiviste largement inspirée de la doxa scientifique venue du XIXe siècle.
Les “croyances scientifiques” ne constituent pas toujours le registre causal auquel on se réfère pour rendre compte des changements climatiques lorsqu’ils sont constatés. Dans leurs recherches sur les interactions des populations du district de Hwange au Zimbabwe avec leur environnement, Zénaïde Dervieux et Melody Belgherbi (2020), analysent les expertises locales sur les changements environnementaux. Elles détaillent les causes des perturbations dans les régimes de précipitation qui sont comprises localement comme une manifestation de la colère des esprits ancestraux et interprétés en termes culturels (abandon des pratiques rituelles), démographiques (croissance démographique) et politiques (normes de gestion de la faune, difficulté d’accès aux territoires ancestraux). Dans ce numéro, Ornella Puschiasis associe, de façon similaire, les perceptions des événements climatiques extrêmes dans les montagnes de l’Inde du Nord à la colère des dieux, les catastrophes naturelles étant comprises comme des conséquences de l’abandon de la culture locale (abandon de l’apprentissage des langues vernaculaires ou de la “connexion” spirituelle à l’environnement) par les jeunes générations, et associées aux migrations et au tourisme. Il serait, toutefois, hasardeux de considérer qu’il existe toujours un consensus sur la perception des changements, même au sein des collectivités de petite taille. Toujours dans ce numéro, les Cookiens, hôtes de l’anthropologue David Glory, lui demandent « Is it climate change or not ? » à la suite de phénomènes atmosphériques inhabituels. Ils se le demandent sans doute aussi à eux-mêmes, gens du commun, ou questionnent les experts traditionnels locaux, les Tumu Koreo. La dialectique du questionnement se fait selon les lignes du pouvoir et de la légitimité entre les habitants, dont les savants locaux, et les porteurs du récit scientifique sur le changement climatique, venus d’ailleurs. Ce n’est pas forcément un rejet complet de ce récit qui est opéré, mais la méfiance demeure dans une région où plusieurs générations de scientifiques se sont succédé sans que les bienfaits de leurs travaux aient toujours été notables aux yeux de ces îliens. Certains chercheurs sont dignes de l’estime des insulaires, les autres pas et ce n’est pas seulement la qualité de l’interprétation scientifique qui est évaluée, mais aussi celui qui la livre. De tels phénomènes s’observent sans nul doute dans bien d’autres régions du monde.
Les changements de la météo ou du climat ne sont, en outre, pas toujours les préoccupations premières des acteurs locaux et ne peuvent être compris en étant dissociés des transformations des contextes sociaux. Joana Roque de Pinho (2016) montre, par exemple, comment les perceptions des aléas climatiques (sécheresses extrêmes) expérimentés par les pasteurs kenyans ne peuvent être appréhendées sans être reliées aux transformations affectant l’organisation sociale traditionnelle et l’utilisation des terres. La privatisation des terres communautaires depuis une décennie entraîne une réduction des surfaces de pâturages disponibles pour le bétail, tandis que le tourisme croissant dans cette région affecte la disponibilité en eau. Les conséquences de ces mutations sont perçues de façon interdépendante avec les effets des sécheresses récurrentes associées au changement climatique et contribuent à expliquer les difficultés des éleveurs (mortalité du cheptel), l’abandon progressif de leur activité et les phénomènes de migration des éleveurs vers les villes (Roque de Pinho 2016). Comme l’indiquent aussi Jonas Nielsen et Anette Reenberg (2010) à propos d’un village du Sahel au nord du Burkina-Faso : il ne va pas de soi, à écouter les paysans, que le changement climatique est le seul ou même le principal des problèmes à résoudre pour survivre. Dans ce numéro, Lucie Gosset et al. montrent comment, à Thio en Nouvelle-Calédonie, les effets des changements climatiques sur l’intensité et la fréquence des cyclones et leurs conséquences locales ne peuvent être compris sans les associer aux développements des activités minières présentes dans la région. Les cyclones perçus traditionnellement de façon positive comme purifiants les cours d’eau ou les terres sont aujourd’hui craints et synonymes de pollution aggravée. Ils entraînent, en effet, ruissellements des caillasses, boues et minerais des terrains miniers et perturbent les productions agricoles, les activités de pêche dans les terres et le lagon, les échanges entre clans ou encore les repères culturels et la toponymie locale dans les territoires.
Les discours globaux sur les changements climatiques (s’ils ne suffisent pas à expliquer les formes d’appréhensions locales des transformations des milieux) peuvent être entendus, intégrés et réinterprétés par les communautés, mais aussi déniés ou reniés. Il ressort des témoignages des anthropologues que les diagnostics alarmistes des experts ne changent pas toujours les préoccupations des acteurs locaux, et les cas de déni des discours sur le changement climatique apparaissent plutôt comme une manière d’asseoir la légitimité des systèmes sociaux ou la validité de leurs connaissances. Ils entrent en compétition avec des modes d’appréhension différents de l’environnement et peuvent révéler des tensions entre des instances à différentes échelles. James Veteto et Stephen Carlson (2014) étudient, par exemple, les interactions entre sociétés et phénomènes atmosphériques au travers de l’observation sur le long terme de la culture des vergers de pommiers dans le Sud des Appalaches aux États-Unis. Ils montrent comment les agriculteurs constatent des variations importantes dans l’apparition des saisons (hivers plus doux, printemps plus tardifs) ayant des conséquences potentiellement dramatiques sur les récoltes. Pourtant les agriculteurs, s’ils identifient bien les modifications du temps qu’il fait, sont peu nombreux à associer ces variations aux changements climatiques d’origine anthropique, niant même pour certains le phénomène. Cette absence de perception peut avoir des impacts sur les capacités et volontés d’adaptation des acteurs à moyen et long terme, comme le recours à la plantation de nouvelles variétés plus résistantes aux aléas de la météo, etc. Ce positionnement est décrit, par les auteurs, comme une manière d’affirmer ou de contester une adhésion à l’idéologie politique nationale et aux discours globaux associés.
L’ethnographie du changement climatique en soi, tel qu’il est présenté dans les médias, est parfois difficile à mettre en œuvre sur le terrain, notamment au début des enquêtes, en raison des biais susceptibles d’apparaître dans les informations récoltées. C’est ce que montre, dans ce numéro, Eric Collias et Anatole Danto, David Glory ou Ornella Puschiasis : tous indiquent qu’aborder directement la question du changement climatique induit un certain type de discours, et peut ainsi faire perdre à l’ethnographe l’accès aux observations locales fines du temps qu’il fait ou des changements observés. Il est alors souvent préférable, et parfois indispensable, de les aborder de façon indirecte. Les informations fournies par les populations indigènes sur les impacts locaux des changements météorologiques et climatiques cessent parfois d’être accessibles quand on aborde de front la question du changement climatique tel qu’il est compris dans les termes des récits médiatiques ou technocratiques.
Les expertises locales des changements environnementaux et notamment climatiques apportent des informations cruciales sur des effets méconnus ou non anticipés de ces mutations sur les milieux, ce qui rend nécessaire leur description et leur analyse (Roncoli et al. 2018). Aujourd’hui de nombreux programmes de recherche interdisciplinaires, pour certains participatifs, mêlant écologie, géographie, anthropologie et climatologie visent à saisir, croiser et mesurer l’apport des savoirs locaux à l’appréhension des phénomènes climatiques, et à confronter ces savoirs aux connaissances des physiciens de l’atmosphère (Reyes-Garcia et al. 2019). Comment un dialogue fécond entre climatologues, physiciens de l’atmosphère, écologues ou ethnologues peut-il se construire et permettre des avancées sur les connaissances du climat et des interactions entre les sociétés et leurs environnements ? Ce numéro spécial fait peu état de ces problématiques, alors qu’il s’agissait d’un des objectifs initiaux de notre appel à articles ; seuls les textes d’Ornella Puschiasis (dont les travaux sont directement intégrés dans un programme de recherche pluridisciplinaire) et de David Glory mentionnent l’intérêt des informations extraites de la mémoire orale pour compléter des jeux de données météorologiques disparates du fait des contraintes technologiques (accès difficiles aux territoires ou manque de stations météorologiques par exemple). Les collectifs interdisciplinaires de chercheurs s’intéressent aussi à la façon dont les sociétés locales utilisent différents registres de savoirs, les intègrent, les hiérarchisent et s’en servent (ou pas) pour assurer l’adaptation de leurs modes de vie en situation de changement (Shaffer 2014 ; Kosmowski 2016).
Des sociétés qui ne cessent de s’adapter, au changement du climat mais aussi de l’environnement
Les communautés locales, au moins certaines, perçoivent les changements, leurs combinaisons à différentes échelles et en identifient les causes et les conséquences, élaborant parfois leur propre prospective sur l’état futur des territoires et s’adaptent suivant ces prévisions. Les recherches des anthropologues apportent la vision de sociétés en mouvement, de groupes conscients des mutations en cours dans les formes de leurs organisations sociales et leurs environnements et actifs quant à leurs devenirs. Dans le nord-ouest de l’Alaska, Elizabeth Marino montre à quel point l’expertise en matière de conditions météorologiques est essentielle pour comprendre les effets du changement climatique. Elle note que les tentatives d’adaptation des techniques de chasse ou de pêche ou encore de pratiques récréatives telles que les courses de chiens de traineaux se font en fonction des savoirs traditionnels et de leurs adaptations aux nouvelles conditions locales. Face aux situations extrêmes que constituent par exemple les propositions de déplacement de populations par les gouvernements, suite à la destruction de l’habitat due à la montée du niveau de la mer ou à la fonte du pergélisol, la chercheure indique que de telles solutions ne peuvent provenir que d’une collaboration avec les communautés touchées qui soit respectueuse des formes traditionnelles d’organisation sociale et de contextes culturels. Des réponses aux impacts climatiques sont donc possibles, mais pour les produire effectivement, il est nécessaire d’émettre des recommandations sur la manière de les promouvoir (Marino 2015). Dans les zones tempérées, des recherches en sciences humaines et sociales, utilisant l’ethnographie, ont examiné l’adaptation de groupes sociaux à la suite d’événements extrêmes, tels que des tempêtes majeures liées au changement climatique. Camille Hochedez et Benoît Leroux (2018) détaillent, par exemple, comment la montée des eaux suite au cyclone Xynthia en France en 2010 a dévasté les vignobles de l’île de Ré. Ils démontrent comment des conflits entre agriculteurs ont pu être surmontés afin que l’ensemble de la communauté puisse faire face aux conséquences de la tempête, des formes d’entraide se mettant en place afin d’aider les producteurs les plus touchés à maintenir leurs activités en partageant une partie des récoltes ou en instaurant des prêts d’outils. Dans notre numéro, Philippe Deuffic et Vincent Banos évoquent les questions d’adaptation nécessaire de la gestion forestière suite aux impacts multiples des événements extrêmes et des variabilités saisonnières accrues ; ils montrent que les formes envisagées dépendent des types de forestiers, de leurs surfaces cultivées, des stratégies à long terme mises en place par leurs prédécesseurs ou aïeux, comme à leurs « capacités économiques mais aussi systèmes de valeurs et croyances individuelles quant à la réalité et l’ampleur même du phénomène ».
C’est un exemple amazonien de “conversion écologique” liée aux transformations perçues du climat dont Thomas Siron offre la chronique dans ce numéro. Il n’y a pas que les sociétés indigènes des basses terres de l’Amazonie qui sont attentives aux conditions changeantes de leurs environnements, et les colons venus des Andes le sont aussi, même s’il n’y a pas forcément de consensus entre eux sur la gravité des conséquences de la baisse de la pluviométrie. Le diagnostic local selon lequel la déforestation intensive est une cause des mutations du régime des pluies et de la fertilité des sols est conforme au raisonnement des climatologues sans qu’il soit le fruit d’une leçon apprise directement de ces derniers. Les manières d’y remédier font l’objet d’un débat explicitement politique : s’adapter aux changements en cours c’est, pour certains d’entre eux, faire évoluer la société. N’est-ce pas une leçon d’écologie politique, et d’anthropologie finalement, que proposent les paysans sans terre de la forêt amazonienne ?
Les analyses anthropologiques présentées dans ce numéro thématique témoignent dans leur ensemble, comment l’adaptation, à l’instar du changement climatique lui-même, est perçue, théorisée et parfois “agie”, différemment que ce soit par les individus ou des groupes sociaux, produisant ainsi des réponses multiples, et diversement efficaces à un environnement de plus en plus mouvant. L’inventaire ethnographique demeure une tâche importante et fonde encore la contribution de l’anthropologie aux réflexions sur les complexités d’un monde contemporain dont le climat, en même temps que tant de choses, est en plein bouleversement.