Dramaturgie des émotions, traces des sensibilités. Observer et comprendre des manifestations anti-corrida

Résumé

Films et photographies constituent un matériel particulièrement bien adapté à l’analyse des manifestations à partir de la perspective dramaturgique préconisée par Erving Goffman. Cet article examine comment les opposants à la corrida s’efforcent de maîtriser les impressions que leurs rassemblements peuvent produire sur le public. Toutefois, dès lors qu’il s’agit de rendre compte des émotions exprimées au cours de la manifestation, l’analogie théâtrale présente des limites qui justifient le recours à un paradigme des indices et des sociogenèses. L’observateur, en effet, ne doit pas hésiter à différer ses interprétations et à recouper les films et les photographies collectés au cours de la situation avec bien d’autres données de l’enquête. Cette perspective permet de déjouer la « métaphore oculaire » selon laquelle la véritable connaissance ne commence qu’avec ce qui peut être perçu par l’œil.

Abstract

Dramatizing emotions, tracing sensitivity : observing anti-bullfighting protests. Film and photography provide particularly useful material for the study of public protest in the dramaturgical perspective inspired by Erving Goffman. This article examines how those who oppose bullfighting endeavor to control the impressions projected by their demonstrations. However, if one attempts to account for the emotions expressed during the event, it becomes clear that the analogy to theatre is overly restrictive. It makes more sense to use a step-by-step paradigm based on the notions of the clue and of socio-genesis. Indeed, it can be important for the observer to defer her interpretations in order to compare and contrast the clues collected on film and on still photographs of the event with other sources of information relating to the study. This perspective helps to thwart the "ocular metaphor", in which true knowledge begins with what may be perceived by the eye.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Il est désormais courant de désigner par le terme de « manifestation » toute forme de rassemblement de plusieurs personnes qui, à travers l’occupation d’un espace public ou privé, le défilé le long d’un parcours, la scansion de slogans, l’adoption de postures signifiantes, s’efforcent de faire valoir des opinions ou des revendications. D’une manière générale, le « moment manifestant » (Favre, 1990) implique de multiples acteurs, soit directement présents, soit interpellés à distance : les manifestants, les badauds, les éventuels contre-manifestants, les forces de l’ordre, les journalistes, et enfin les lecteurs ou auditeurs de ces derniers. Du fait du caractère imprévisible de l’issue des interactions entre ces divers protagonistes, l’enjeu majeur d’une manifestation réside souvent dans l’imposition des manières d’interpréter ce qui s’y donne à voir et s’y exprime. En d’autres termes, les manifestations sont principalement organisées en vue d’interpeller, de persuader, d’intimider les multiples publics susceptibles de peser sur le devenir des revendications exprimées : soutiens potentiels, décideurs politiques, contre-manifestants, opposants à distance, sans oublier les manifestants eux-mêmes [1]. C’est pourquoi les rassemblements revendicatifs semblent présenter des affinités particulièrement fortes avec les perspectives dramaturgiques auxquelles Erving Goffmann a ouvert la voie en relevant l’analogie entre les conduites sociales et les représentations théâtrales [2]. A l’image des acteurs face à leur public, les individus feraient preuve, dans leur interaction avec autrui, d’un effort constant de mise en scène, visant non seulement à façonner la manière dont ils sont perçus, mais encore à maîtriser la définition des situations dans laquelle ils sont engagés. Reconnaître la pertinence de cette analogie pour rendre compte des situations les plus banales de la vie sociale ne peut que conduire à la trouver plus appropriée encore à l’analyse des actions publiques à fortes visées expressives (Goffman, 1963 ; Cefaï, 2007 : chapitre IV). Cet article se propose d’examiner aussi bien les apports que les limites de cette perspective dramaturgique, qui tend à réduire l’analyse à la seule description des actions, des séquences d’interaction, des dispositifs, observés in situ et dans une temporalité circonscrite à la préparation, au déploiement et au compte rendu de la manifestation. Ce faisant, nous serons conduit à interroger les statuts que les matériaux sonores et visuels sont susceptibles de revêtir lors des différentes phases de l’observation, de l’analyse et enfin de l’écriture.

Les manifestations : un moment privilégié de l’enquête

Politiste, spécialisé dans le domaine de l’étude des protestations et des mobilisations collectives, j’ai entrepris depuis plusieurs années maintenant une enquête auprès des militants de la cause animale. Ce terrain m’est apparu particulièrement pertinent, non seulement du fait de son hétérogénéité et de son ancienneté historique, mais encore parce qu’il constitue un poste d’observation privilégié de la place des émotions dans le cadre des mobilisations (Traïni, 2009). Pour des raisons de commodité, j’ai choisi d’entamer l’enquête auprès des opposants à la corrida avant d’élargir progressivement mon investigation en direction d’organisations militantes porteuses d’autres préoccupations (refuges et soin aux animaux abandonnés, expérimentation animale, élevage industriel, cirques, fourrures, chasses, etc.).

Au stade du recueil des données, l’observation de rassemblements de rue visant à manifester l’opposition à la corrida s’est évidemment imposée comme un lieu de passage obligé. J’ai ainsi assisté à trois manifestations anticorrida réunissant de multiples associations invitées par l’une des organisations spécialisées dans la dénonciation de la tauromachie : la première, à Nîmes en septembre 2004, préparée par la Fédération des Luttes pour l’Abolition des Corridas (FLAC) ; la deuxième, à Fréjus en juillet 2005, organisée à l’initiative du collectif anti-corrida de Fréjus (CAC 83) : la troisième, enfin, à nouveau à Nîmes en septembre 2008, faisait suite à l’appel de l’Alliance Anticorrida. Lors des deux premières manifestations, j’ai pris soin de prendre plusieurs photographies dès lors qu’un trait me semblait pertinent à relever. Ce n’est qu’à partir de la troisième manifestation que j’ai disposé d’un appareil numérique me permettant de combiner prises de photographies et enregistrement de courtes séquences filmées. Il m’est apparu alors pertinent de recourir au film pour deux motifs fort différents.

Premièrement, compte tenu de la question critique bien connue du comptage des manifestants (“400 selon la police, 1000 selon les organisateurs”), l’enregistrement d’une séquence vidéo tout au long du cortège constituait le meilleur moyen de rendre compte du nombre et de la diversité des acteurs en présence sans donner l’impression de prendre part à la « guerre du chiffre » qui fait traditionnellement suite à une manifestation (extrait vidéo 1).


(extrait vidéo 1)

Deuxièmement, le recours au film s’est imposé avec un sentiment d’urgence bien plus intense lors d’une séquence très précise de la manifestation. Lors de leur arrivée à proximité des arènes de Nîmes, les membres du cortège de 2008 s’engagent dans une forme de charivari au cours duquel des cris, des sifflets et des gestes visent à exprimer leur indignation à l’égard de la corrida [3]. J’enregistre alors plusieurs séquences vidéos de ce « grand moment » de la manifestation avec, il faut le dire, un empressement maladroit qui résulte d’une intuition mêlée de crainte. D’une part, j’ai la conviction que les émotions bruyamment exprimées, à ce moment très précis, constituent un élément essentiel qu’il conviendra d’analyser. Par ailleurs, je redoute que les films ne puissent suffire à capter l’impression ressentie en tant qu’observateur mêlé à la foule : un nombre non négligeable de manifestants me paraissent alors gagnés par un état affectif complexe dont l’identification ne pourra se faire sans de nombreuses précautions méthodologiques (extraits vidéos 2 et 3).


(extrait vidéo 2)

 


(extrait vidéo 3)

Le visionnage ultérieur de ces films me confirmera qu’ils constituent des données essentielles pour se demander pourquoi et comment des émotions se manifestent au cours même de l’action manifestante. Je m’efforcerai de montrer ici qu’un questionnement de ce type requiert cependant la plus grande attention sur l’a priori théorique et méthodologique adopté par le chercheur. Par là, il s’agira également de préciser en quoi consiste exactement l’observation propre aux sciences sociales que cela soit in situ ou à travers la vision ultérieure de films ou de photographies. L’essentiel du propos consistera à montrer à quel point l’analyse de ce qui se joue pendant la manifestation ne peut exclusivement porter sur ce qui est relevé au cœur même de l’évènement. Faits notés sur un cahier, détails apparaissant sur une vidéo, photographies qui par leur cadrage permettent de mieux distinguer un trait déterminé [4] : de telles données ne deviennent signifiantes qu’à partir du moment où le chercheur s’applique à les intégrer à un faisceau d’indices recueillis par bien d’autres voies d’enquête que la seule présence au sein de tel ou tel rassemblement.

Action publique et perspective dramaturgique

L’approche dramaturgique d’inspiration goffmanienne, qui lie étroitement les dimensions expressives et stratégiques des conduites, paraît fort appropriée à l’analyse des rassemblements protestataires. Ces derniers, en effet, se présentent comme des performances soucieuses de produire avant tout une « manifestation de papier » (Champagne, 1990). Par là, il faut entendre que parmi les multiples publics visés, les professionnels des médias constituent une cible privilégiée dans la mesure où ils sont chargés d’en faire un compte rendu résultant d’un travail de sélection, de mise en exergue et d’interprétation des images et propos produits au cours ou à l’issue de la manifestation. C’est pourquoi les organisateurs des manifestations doivent persuader les journalistes que le rassemblement qu’ils ont organisé constitue un évènement dont l’importance justifie qu’il soit rapporté par la presse. Bien plus encore, ils doivent s’efforcer de susciter des impressions en mesure d’orienter la manière dont la manifestation sera décrite et commentée par les professionnels des médias (Smith et al., 2001). En l’occurrence, le déroulement des manifestations anticorridas observées apparaît effectivement largement déterminé par cette volonté de contrôler les effets produits sur ceux qui sont susceptibles d’en rendre compte auprès du public le plus large possible.

Le nombre et la respectabilité des manifestants

Dans le cadre des démocraties pluralistes, la prise de parole des protestataires risque constamment d’être accusée de ne refléter rien d’autre qu’une opinion particulière aussi singulière que négligeable. A la différence des élus, qui du fait de la légitimité conférée par le suffrage, sont en principe tenus en droit de s’exprimer en lieu et place d’un collectif très général, les protestataires peuvent aisément être soupçonnés de ne « représenter qu’eux-mêmes ». C’est pourquoi l’organisation d’une manifestation relève avant tout d’un « travail de construction de l’importance et de la signification du nombre » (Offerlé, 1994 : 113). Pour pouvoir prétendre peser sur l’ordre des choses qu’ils entendent modifier, les entrepreneurs de cause doivent faire preuve de leur capacité à mobiliser de nombreux concitoyens qui partagent leurs préoccupations.

En amont de la manifestation, cette exigence implique l’envoi massif d’invitations à se joindre à ce qui est présenté comme une épreuve essentielle pour la cause. En l’occurrence, plusieurs observations indiquent que l’outil Internet joue désormais un rôle prépondérant dans ce travail préalable de mobilisation des soutiens de l’opposition à la corrida. Le jour même de la manifestation, les organisateurs doivent s’employer à disposer leurs troupes afin que le cortège paraisse le plus imposant et ordonné possible. Ainsi, lors de la manifestation nîmoise de 2008, de loin la plus importante, un long temps d’attente s’écoule avant la mise en mouvement du cortège. Les organisateurs attendent patiemment le moment où le plus grand nombre sera enfin présent. En outre, ils apparaissent également soucieux de s’assurer que l’ordonnancement des manifestants donne bien à voir, non pas un patchwork d’attroupements épars, mais bel et bien un ensemble d’individus rassemblés autour d’une seule et même protestation. Ainsi, Claire Starozinski, présidente de l’Alliance Anticorrida — et, il se trouve, fille de militaire — réclamera à plusieurs files de manifestants de bien vouloir reculer afin de réorganiser l’aspect donné par la tête du cortège. « Comme à l’armée… », commentera-t-elle dans son mégaphone. Par la suite, tout au long du défilé, cette principale organisatrice de la manifestation ne cessera d’aller et venir afin de s’assurer que l’espacement entre les manifestants, ou les vitesses différentes des uns et des autres, ne remettent pas en cause l’image d’un cortège important et continu (video 4).


(extrait vidéo 4)

Cet effort de mise en scène du nombre, indispensable pour éviter que la revendication exprimée soit considérée comme trop singulière pour être légitime, n’est jamais aussi visible qu’à travers les techniques utilisées pour pallier sa mise en défaut. Ainsi, lors des manifestations de 2004 et 2005, à Nîmes et à Fréjus, les organisateurs s’appliquent à déjouer le risque d’être jugés peu nombreux en équipant les militants présents de panneaux à l’effigie de personnalités connues pour leur opposition à la corrida (photos 1 et 2). Nicola Hulot, Renaud, Michel Drucker, Rika Zaraï, et bien d’autres encore, purent ainsi défiler, pour ainsi dire par procuration, afin d’attester de la notabilité dont peuvent se prévaloir les opposants à la tauromachie.

Cette manière d’enrôler des personnalités connues permet non seulement de grandir la cause, mais encore d’éviter aux manifestants anonymes d’apparaître comme une poignée d’excentriques aux récriminations insolites. Lorsqu’il s’appuie sur des personnages tels Victor Hugo, le procédé alimente également ce travail de filiation à travers lequel les militants s’efforcent de présenter leur engagement comme le prolongement des combats entamés par d’illustres prédécesseurs. Le caractère apprêté de cette mise en scène de la respectabilité des opposants est d’autant plus évident que les organisateurs prennent soin de diffuser, à l’attention des participants, des « consignes techniques » leur recommandant de soigner la dignité de leurs postures et de leurs slogans : « Afin de voir notre marche se dérouler sans incidents préjudiciables à l’image des anticorrida, chacun devra veiller à ce que les consignes distribuées sur place en trois langues soient impérativement respectées. Calme et crédibilité sont nos seules armes. La violence n’est pas de notre côté. Aucun slogan ou tract, aucune pancarte ou photo visant à porter une atteinte personnelle à autrui ne saurait être toléré » [5].

Des images et des sons formatés pour le public et les médias

Afin de solliciter des réactions affectives susceptibles de conduire ceux qui les éprouvent à soutenir leur cause, les opposants à la tauromachie recourent à plusieurs types de dispositifs de sensibilisation (Traïni, 2009). Souvent, il s’agit de susciter l’aversion, le dégoût, l’effroi, en décrivant la corrida sous les traits d’une pratique violente, sanguinolente et macabre. De nombreuses affiches et tracts circulant au cours des manifestations présentent ainsi des images au contenu volontairement choquant. C’est le cas, par exemple, de ces images sanglantes de taureaux ou de chevaux éventrés placardées sur un camion qui suivra les manifestants rassemblés à Fréjus en 2005 (photo 3). C’est encore le cas du verso de ce tract de la Fondation Brigitte Bardot, que chacun est invité à « transformer en pancarte en la collant sur un support cartonné », et sur laquelle un matador semble rugir telle une bête fauve (photo 4).

Cependant, les réactions affectives de répugnance sollicitées par de tels dispositifs peuvent à tout moment se retourner en sentiment d’inconvenance et d’antipathie à l’encontre même de ceux qui affirment les provoquer pour la « bonne cause ». En incommodant ceux qui n’apprécient guère que leur sensibilité soit mise à l’épreuve d’une manière jugée aussi agressive qu’inopinée, les opposants à la corrida risquent de transformer des soutiens potentiels en détracteurs avérés. C’est pourquoi les entrepreneurs de protestation morale doivent souvent recourir à des dispositifs permettant de retranscrire leur indignation sous des formes socialement moins controversées. De multiples équipements et conduites visent ainsi à faire apparaître la manifestation sous un jour pittoresque, créatif, sympathique et, qui plus est, immédiatement adapté aux formats « sexy et punchy » valorisés par les professionnels des médias (Lemieux, 2000). A Fréjus, en 2005, par exemple, une manifestante drapée dans une longue cape vermeille déambule avec une épée de toréador fichée en travers de la tête (photo 5). A Nîmes, en 2008, c’est ce manifestant masqué et enchaîné qui déploie un drap « non à la torture » (photo 6) : celui-ci ne cesse d’écarter les bras et de prendre la pose dès qu’un journaliste ou un manifestant tend un appareil photographique ou une caméra.

Plus que tout autre dispositif, les arrangements musicaux sont les mieux à même de moduler les impressions recherchées auprès des spectateurs (Traïni, 2008). A Nîmes, en 2008, c’est un groupe de bénévoles qui rythme la marche avec leurs tambours afin de galvaniser les troupes. Ce dispositif musical apparaît d’autant plus efficace que, suite à la manifestation de Fréjus, des militants avaient regretté qu’un unique tambour ait imposé un rythme grave et lancinant évoquant une marche aussi funèbre que discrète : « la manifestation était silencieuse (juste des battements de tambour) et donc a dû passer inaperçue de pas mal de fréjussiens » http://www.animauzine.net/article.php3?id_article=791 (photo 7).

Les tentatives de contrôler les impressions produites au cours de la manifestation s’avèrent également nombreuses en ce qui concerne les drapeaux ou logos qui permettent d’attribuer le rassemblement à telle(s) organisation(s) plutôt qu’à telle(s) autre(s). Il n’est pas rare, en effet, que les mobilisations collectives impliquent une forme de concurrence entre des organisations qui se disputent le rôle de leader dans le combat qu’elles mènent conjointement. A ce propos, les diverses associations anticorrida, bien qu’elles puissent parfois coopérer, ne font pas exception : chaque rassemblement constitue une occasion de faire valoir l’efficacité et la primauté de l’organisation qui en est à l’origine. De là découle la teneur de certaines des « consignes techniques » que l’Alliance Anticorrida prodigue aux manifestants invités à se joindre à la marche internationale : « l’affichette sur allianceanticorrida.fr/affichette-appel.pdf (lien aujourd’hui rompu ; voir photo 8) peut-être imprimée, distribuée ou envoyée par e-mail. Diffusez-la le plus possible… Le jour J, nous comptons sur votre implication pour apporter un visuel qui privilégie l’idée du message qui nous rassemble et non le titre de votre association. Car nous ne sommes pas là pour faire notre promotion, mais pour dénoncer, d’une seule voix, la cruauté des spectacles taurins ». En fait, le visuel en question désigne ici le logo de l’Alliance Anticorrida (un taureau ensanglanté, tête baissée, couvert de banderilles). Lors de la phase de préparation de la manifestation, la présidente de l’Alliance Anticorrida prendra bien soin que la tête du cortège soit constituée d’une file de manifestants tenant un panneau « Jeux interdits » reproduisant en son centre le logo de l’association (photo 8).

On aura sans doute compris que ces multiples précautions visent à favoriser la visibilité de la porte-parole et présidente de l’association. Cette dernière, postée à l’avant poste du cortège, dont elle a préalablement soigné le « visuel », répond aux questions de plusieurs journalistes avec une aisance apparemment bien rodée (photo 9, photo 10).

Bon nombre d’éléments attestent donc de la vigilance dont les organisateurs font preuve afin de peser sur les impressions produites, non seulement sur le public, mais plus particulièrement encore sur les professionnels des médias. Les entrepreneurs de cause, en effet, savent à quel point il est crucial de suggérer le « cadrage » que les journalistes pourront adopter afin d’élaborer les comptes rendus de la manifestation diffusés par leurs employeurs. De ce point de vue, la marche internationale anticorrida peut être tenue comme une belle réussite dans la mesure où plusieurs articles de presse reprennent les aspects soigneusement mis en exergue par l’Alliance Anticorrida : caractère transnational de la mobilisation, tête de cortège présentant un visuel reprenant le logo de l’association, interview de Claire Starozinski apparaissant comme une figure de proue [6].

La mise en scène d’une indignation morale ?

La perspective dramaturgique, qui nous a permis jusqu’ici de rendre compte des indéniables dimensions stratégiques de l’action manifestante, ne peut que nous inciter à attribuer l’intensité du charivari devant les arènes nîmoises à une théâtralisation continûment orientée vers le public. On ne peut ignorer, en effet, la diversité et la récurrence des mises en scènes à travers lesquelles les opposants à la corrida s’emploient à proclamer publiquement l’indignation que leur inspire la pratique. Quatre ans auparavant, les militants s’étaient déjà alignés devant les arènes afin de constituer une « allée de la honte » qui, comparativement au charivari de 2008, demeura très discrète et timide, compte tenu du faible effectif présent (photo 11, photo 12).

En outre, le charivari ne constitue pas la seule performance dans laquelle les membres de la marche internationale de 2008 s’engagent afin de manifester l’horreur qu’ils éprouvent à l’égard de la corrida. Après un discours évoquant les taureaux qui sont morts dans l’arène, Claire Starozinski invite les manifestants à respecter, à l’issue d’un long roulement de tambour, une minute de silence à la mémoire des victimes. Plus tard, elle demande qu’à son signal tous les ballons noirs fournis par l’Alliance Anticorrida soient éclatés au cri de « Non, non, non à la corrida… Oui, oui, oui au respect de la vie ». Ceci afin que chaque ballon puisse symboliser l’une des malheureuses bêtes mises à mort dans l’arène. Enfin, plusieurs manifestants entament une ronde autour de l’arène afin de mettre en scène son encerclement par les opposants à la corrida. L’opération manquera cependant l’effet visé en raison du nombre insuffisant de manifestants se prêtant au jeu afin de pouvoir constituer une chaîne continue (extrait vidéo 5).


(extrait vidéo 5)

Ainsi, plusieurs observations justifient que nous puissions envisager la séquence la plus intense de la manifestation de 2008, le charivari devant les arènes, comme une performance particulièrement réussie, compte tenu du nombre de participants, du matériel utilisé (tambours et sifflets), et au final d’une compétence dramaturgique consistant à exprimer des émotions qui visent à produire certains effets auprès du public. Cette métaphore théâtrale, qui tend à rabattre le militant sur la figure d’un comédien simulant des émotions afin de toucher les spectateurs, paraît cependant bien trop réductrice pour ne pas appeler la méfiance. Certes, il convient de reconnaître le fait qu’un travail émotionnel (Hochschild, 2003), dans certains cas des plus réflexifs, puisse être subordonné à des considérations stratégiques visant à simuler au cours de l’action manifestante la colère, l’attendrissement ou tout autre sentiment (Patouillard, 1998 ; Broca & Fillieule, 2009). Pour autant, il serait peu prudent d’en conclure que les états affectifs observés résultent entièrement et exclusivement du contrôle nécessaire à la mise en scène tactiquement visée par les manifestants. Bien au contraire, la perspective dramaturgique doit être complétée par d’autres analyses afin d’expliciter ce que les émotions exprimées doivent à des expériences qui préexistent à l’action manifestante et qui, seules, sont en mesure d’expliquer ce qui conduit certains, bien plus que d’autres, à rallier la cause anticorrida.

A l’arrière plan ou hors-cadre : traces, indices et pistes

Je voudrais montrer ici que l’élucidation de ce qui s’exprime lors du charivari nîmois nécessite la mobilisation de cette approche généalogique et conjecturale que Carlo Ginzburg désigne lorsqu’il parle de « paradigme indiciaire » : « ce qui caractérise ce savoir, c’est la capacité à remonter, à partir de faits expérimentaux apparemment négligeables, à une réalité complexe qui n’est pas directement observable » (Ginzburg, 1989 : 148). Plus exactement encore, la réalité complexe en question renvoie aux processus à travers lesquels les objets étudiés ont été façonnés et que les chercheurs ne peuvent reconstituer qu’a posteriori à travers des traces qui subsistent dans les phénomènes actuels. Par là même, l’observation scientifique implique avant tout « la reconnaissance minutieuse d’une réalité sans doute infime, pour découvrir les traces d’évènements auxquels l’observateur ne peut avoir d’accès direct » (Ginzburg, 1989 : 149). En ce qui nous concerne, ce que le chercheur doit s’efforcer de reconstituer, ce sont plus précisément les expériences sociales typiques au cours desquelles ont été façonnées des sensibilités qui préexistent à la manifestation. Une telle démarche revient à considérer que les émotions manifestées lors du charivari — loin d’exclusivement résulter du travail à travers lequel les manifestants s’efforcent de contrôler les impressions qu’ils peuvent produire au cours de la situation — ne peuvent être pleinement compris en l’absence de l’examen de l’histoire sociale de ceux qui y participent. Ainsi, la prise en compte des dimensions affectives des protestations nécessite une distinction analytique visant à distinguer deux instances qui, au cours de l’action, se combinent et se renforcent mutuellement. D’une part, ce qui est éprouvé, à savoir des sentiments qui, tout au long de la socialisation des individus contribuent à instituer — souvent bien en amont de la manifestation étudiée — des sensibilités et des tempéraments très variablement partagés au sein de l’ensemble des manifestants. D’autre part, ce qui est délibérément exprimé, à savoir les émotions, qui constituent un langage reposant sur des conventions collectives [7]. Ainsi, à travers les dispositifs de sensibilisation qu’ils mettent en œuvre, les militants travaillent-ils à retranscrire dans le langage social des émotions les sensibilités préalables qu’eux-mêmes et leurs soutiens doivent à leur histoire personnelle respective.

Nous verrons que pour repérer ces traces infimes d’expériences sociales — indispensables pour comprendre ce que les émotions exprimées doivent à des sensibilités préalables — l’enquêteur doit recouper certains détails observés avec un faisceau d’indices qu’il constitue en ayant recours à de multiples autres méthodes : entretiens, bibliographie, comparaison de cas, travail sur archives. Plus que tout autre encore, le détour historique permet d’extirper du flux continu des images des traits pertinents qui paraissaient a priori insignifiants [8]. Le statut des images de la manifestation s’en trouve alors radicalement modifié puisqu’elles doivent désormais servir à percevoir « quelque chose que nous n’avions pas vu mais qui est là » (Dubois 1983, cité par Piette, 1998) ou, si l’on préfère, à saisir comment le travail d’enquête contribue à modifier l’acuité visuelle du chercheur. Ainsi, je tenterai d’expliciter dans quelle mesure l’indignation morale manifestée par les manifestants contre la corrida se fonde sur des sensibilités non seulement façonnées en amont et en dehors du contrôle stratégique propre à l’action en public, mais encore très inégalement partagées par l’ensemble des manifestants [9].

Soulignons que s’il est possible ici d’attribuer une influence déterminante à certaines prédispositions affectives, c’est en raison d’un long travail d’enquête s’appuyant sur deux approches complémentaires : le détour par la perspective sociogénétique d’une part, et l’examen de données (auto)biographiques concernant des militants de la protection animale d’autre part. Le fait d’appliquer les principes de la sociohistoire aux archives de la Société protectrices des animaux ou de la Société française contre la vivisection, en effet, m’a conduit à retracer la genèse des formes successives d’économies affectives qui ont étayé la protection animale — et notamment les protestations contre la tauromachie — depuis le début du XIXe siècle (Traïni, 2011). Ainsi, les ressorts de l’indignation à l’encontre de la corrida, loin d’apparaître inéluctables et immuables, se révèlent indissociables des « domaines du pensable et du possible de [leur] moment historique » (Buton & Mariot, 2006, p. 732). Bien plus encore, la comparaison des mobilisations contre la tauromachie qui se sont développées à diverses époques permet de distinguer la manière dont des motifs d’indignation se transmettent et se transforment du fait de l’évolution des expériences sociales des contestataires. Autrement dit, les protestations du passé ne présentaient pas encore les traces de toutes les sensibilités qui sous-tendent les protestations d’aujourd’hui. De même, les individus qui participent à ces dernières cumulent les motifs d’indignation produits dans le passé, mais selon des modalités inconnues de leurs prédécesseurs. De fait, nous verrons dans quelle mesure certains indices relevés au cours des rassemblements de rue auxquels cet article est consacré témoignent de l’influence de sensibilités qui ont été socialement instituées à travers trois types d’expériences affectives variables dans le temps et dans l’espace : les processus de différenciation « Nous » / « Eux », les relations privilégiées nouées avec l’animal d’affection, enfin la propension à s’identifier aux victimes animales. Loin de s’appuyer exclusivement sur le seul détour historique, l’importance prêtée à ces orientations affectives doit également beaucoup à la collecte et à l’analyse de données biographiques visant à interroger ce que l’activisme des protecteurs des animaux doit à des expériences sociales préalables. D’une part, j’ai réuni le plus possible de récits (auto)biographiques concernant les trajectoires de militants ayant marqué l’histoire de la cause animale. Par ailleurs, j’ai réalisé plusieurs séries d’entretiens, au cours desquels des adhérents d’organisations de la protection animale aujourd’hui actives étaient invités à situer l’histoire de leur engagement au sein d’un récit plus large de leur vie [10]. Dans d’autres publications à venir, le dépouillement complet de ce matériel permettra de rendre compte de la diversité des cheminements d’engagement en faveur de la cause animale. Dans l’immédiat, il a fortement contribué à me convaincre de la nécessité de rapporter les émotions exprimées lors des rassemblements observés, non pas exclusivement à une théâtralisation stratégique, mais bien à l’histoire sociale des manifestants.

Identités nationales et prééminence morale

Les organisateurs de la manifestation nîmoise de 2009 se sont appliqués à faire valoir leur capacité à mobiliser des soutiens par delà les frontières en intitulant cette dernière « Marche internationale anticorrida ». Ce cadrage préformaté par les organisateurs afin d’élargir leur cause témoigne de son efficacité, dès lors que les comptes-rendus des journalistes s’appliquent à souligner la présence de manifestants venus d’Espagne, d’Italie, des Pays-Bas ou de Belgique : « La lutte anticorrida frappée de mondialisation ? [écrit le journaliste du Midi Libre] De quoi donner le sourire à l’Alliance Anticorrida fondée à Nîmes et organisatrice de cette manifestation » (Pasquier, 2008). Au regard du détour historique, cette mise en exergue du caractère transnational de la cause apparaît des plus remarquables. En effet, les protestations morales relatives au traitement des animaux qui marquent le XIXe siècle peuvent difficilement être dissociées de l’affirmation de critères de distinction morale entre diverses identités nationales. Dans ce contexte historique, le traitement des animaux sert alors souvent de point d’appui à un processus de différenciation, « Eux » versus « Nous », visant à affirmer la prééminence morale du groupe auquel les militants de la cause s’apparentent. Que les animaux soient bien plus maltraités à l’étranger que dans son propre pays est tenu comme l’une des preuves les plus probantes d’une prééminence morale indubitable : « Les peuples vraiment civilisés [écrit un membre de la SPA] ne peuvent manquer de comprendre et de pratiquer nos préceptes à l’égard des animaux » (BSPA, 1855 : 102). Mieux encore, l’idée que des pratiques barbares à l’égard des animaux puissent être importées chez soi alimente une indignation que l’on trouve au fondement de nombreuses mobilisations.

Ainsi, en Angleterre, l’opposition à la vivisection sera d’autant plus virulente que la pratique est longtemps décrite comme une cruauté continentale, plus particulièrement française et allemande, qui ne pourrait être importée sans corrompre les mœurs supérieures des Britanniques. Dès 1824, les vivisections pratiquées à Londres par le médecin français François Magendie font scandale. En 1860, le révérend Thomas Jackson alerte les sympathisants de la société protectrice des animaux de Paris et Londres : « Il est à craindre que dans nos capitales d’Angleterre et d’Ecosse, nos étudiants en médecine n’aient, en certains cas, comme ceux de Paris, suivi des entraînements funestes ! » (BSPA, 1860 : 337). En 1881, c’est au tour du cardinal Manning, archevêque de Westminster et vice-président de la Society for Protection of Animals liable to Vivisection, rebaptisée Victoria Street Society, d’appeler les sujets de sa Royale Majesté à la plus grande vigilance : « Que personne ne croie que l’Angleterre soit à l’abri des énormités commises à l’étranger (…). Si je pensais qu’il y eût en ce moment une exemption relative pour l’Angleterre, je dirais : “Prenez garde que nous ne subissions jamais le contre coup de ce qui se passe sur le continent, car il est indubitable que tout ce qui se fait à l’étranger se fera avant peu parmi nous, à moins que nous ne le rendions impraticable” » (BSFCV, 1885 : 29). Quelques années auparavant, en 1874, le médecin français Valentin Magnan avait dû fuir précipitamment la Grande Bretagne sous le coup d’une poursuite pour cruauté lancée par la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals.

En France, la corrida espagnole suscite des protestations morales similaires à celles que la vivisection provoque outre-Manche. La société protectrice des animaux, créée à Paris en 1846, mentionne, dès 1855, les combats de taureaux dans la liste de ses cinq principales préoccupations. La nouvelle de l’arrivée prochaine de tels spectacles, au sein même de la capitale, est vécue comme une intrusion aussi inattendue qu’outrageante : « Un bruit inquiétant est venu surprendre [la SPA] inopinément au milieu de ses travaux. On a dit qu’il était question d’introduire en France, à Paris même, au centre de la civilisation, ces plaisirs que la douceur de nos mœurs avait repoussés jusqu’ici » (BSPA, 1855 : 114). Durant de longues années, les militants de la protection animale réclament que la corrida, soupçonnée de corrompre la morale française, soit interdite au nom de la loi Grammont qui, depuis 1850, punit les mauvais traitements infligés aux animaux : « Quoi donc ! Sera-t-il permis à quelques citoyens qu’enhardit l’impunité, d’enfreindre les lois à ce point d’offrir en spectacle au public les monstruosités que nous reprochons à nos voisins d’au delà des Pyrénées ? Monstruosités qui s’accordent si peu avec l’esprit religieux dont ils se targuent, et qui, dans tous les cas, jettent une ombre sur nos mœurs policées » (BSPA, 1883 : 38). Presque exclusivement orchestrée depuis Paris, cette protestation tend à décrire les provinces du sud du pays comme une terre de mission où tout reste à faire : « l’an dernier, à pareille époque, nous avons combattu les courses de taureaux dans le Midi de la France (…). Encouragés par cette récente campagne faite sur la frontière espagnole, et persuadés que de telles tournées protectrices peuvent infiniment profiter à la cause que nous défendons tous ici avec la plus grande ardeur, nous avons tenu à recommencer cette année notre pérégrination (…). Le tempérament bien connu des méridionaux semble fermer leur cœur aux sentiments humains, à cette aimable bonté et à cet universel amour que nous devons avoir pour tout ce qui souffre » (BSPA, 1886 : 281). En septembre 1895, le gouvernement expulse Mazzantini, un matador espagnol qui s’apprêtait à toréer à Bayonne (photo 13).

Pour les promoteurs de la protection animale, s’insurger contre l’implantation d’une pratique décrite comme intrinsèquement étrangère relève d’une « œuvre patriotique ». « Défendre son territoire contre l’ennemi extérieur ou contre les mauvaises mœurs du dehors, cela est acte identique. Cela est utile à l’honneur national » (BSPA, 1896 : 136). Pour les aficionados des communes méridionales, en revanche, les initiatives gouvernementales visant à interdire les jeux taurins auxquels ils sont attachés sont perçues comme un excès de pouvoir résultant d’un centre hautain et autoritaire. En juillet 1895, pour protester contre l’interdiction des spectacles que leurs concitoyens « aiment par-dessus tout », le maire et les adjoints de la ville de Mont-de-Marsan adressent leur démission au Préfet des Landes : « Puisque sous la troisième République, soi-disant régime de liberté, mais à coup sûr régime moins libéral que l’Empire, nous sommes impitoyablement privés de nos libertés les plus chères, les libertés communales » (BSPA, 1895 : 122). A de nombreuses reprises, l’interdiction des corridas alimente un régionalisme alors soucieux de fonder sa raison d’être dans des pratiques locales posées comme spécifiques (Traimond, 1995).

Au regard de cette histoire, le caractère transnational de la manifestation anticorrida organisée à Nîmes en 2008 mérite bien plus que d’être simplement rabattue sur une récente « mondialisation » supposément irrésistible. A ce propos, la présence des multiples nationalités listées par les journalistes apparaît bien moins significative que le fait que certaines organisations militantes puissent être originaires de régions attachées aux traditions taurines. Désormais, en effet, les détracteurs de la pratique semblent faire abstraction des clivages territoriaux qui résultaient autrefois des controverses autour de la corrida (opposants parisiens versus aficionados méridionaux, civilisation française versus barbarie espagnole). Ainsi, les trois manifestations que nous avons observées ont été organisées par des organisations françaises localisées dans des zones de tradition taurine : l’Alliance Anticorrida de Nîmes, le Comité Anti Corrida 83 de Fréjus, le Front de Liaison Anticorrida de Montpellier. De même, des organisations espagnoles se sont jointes à la marche internationale anticorrida nîmoise, à l’image du Colectivo Andaluz Contra el Maltrato Animal, de l’Asociación Defensa Derechos Animal (ADDA), ou encore du Partido Antitaurino Contra el Maltrato Animal (PACMA).

Cependant, en dépit de ce « cadrage transnational », il demeure encore possible de relever des traces de différenciation nationale impliquant l’affirmation d’une prééminence morale. En tout premier lieu, on ne peut ignorer que deux des trois associations espagnoles citées plus haut, ADDA et PACMA, sont en fait d’origine barcelonaise. Entre 2002 et 2004, ces dernières initièrent une campagne à l’issue de laquelle seize villes de Catalogne, dont Barcelone, se déclarèrent officiellement villes anti-taurines. Cet épisode peut difficilement être dissocié de la tendance très fréquente, dans les villes catalanes, d’affirmer une spécificité nationale irréductible à la subordination à l’Etat espagnol. Dans cette optique, s’opposer à la corrida équivaut à vilipender une tradition assimilée à la capitale madrilène et à sa velléité historique de soumettre la Catalogne [11]. Autant dire que l’on retrouve là la trace d’un conflit centre-périphérie qui apparaît — certes à front renversé — analogue au différend qui opposait autrefois, en France, les détracteurs parisiens de la corrida et les municipalités de l’aficion méridional.

La banderole arborée à Nîmes par les militants belges d’Animaux en péril constitue un autre détail, a priori anecdotique, qui mérite notre attention : « Le folklore français cruel n’est malheureusement pas la dernière mauvaise blague belge. Voisin tu nous fais honte ! » (photo 14). Le lecteur remarquera sans doute ici l’ambivalence de ce slogan contre la « cruauté du folklore français » qui semble vouloir dénoncer, dans un seul et même mouvement, et la corrida, et la propension à se moquer des Belges. L’indignation manifestée à l’encontre du sort réservé aux taureaux semble constituer l’occasion de donner une leçon de morale à ces Français dont l’ironie condescendante se satisfait trop souvent de « mauvaises blagues belges ». D’ailleurs, lors de sa prise de parole devant les arènes de Nîmes, le responsable d’Animaux en péril se lance dans un inventaire des traditions françaises qui présente une tonalité vindicative significative : « Vous êtes le pays de la chasse ! Vous êtes le pays du foie gras ! Vous êtes le pays de la corrida ! »

Ces simples indices permettent de supposer que l’émotion bruyamment exprimée à l’égard de la corrida peut parfois prolonger — avec une intensité certes sans aucune mesure avec celle du XIXe siècle — des sentiments liés au jeu d’assignation et d’identification des individus à des collectifs se distinguant par leurs mœurs. Bien évidemment, il convient d’éviter toute généralisation excessive en laissant entendre que ces sentiments présentent une importance égale pour tous les manifestants présents. Ou bien encore en omettant de souligner que lesdits sentiments peuvent, au regard des individus qui les ressentent ou au sein du groupe des manifestants, se combiner avec d’autres sensibilités liées à d’autres expériences sociales préalables bien plus prépondérantes.

Animal d’affection, refuges et soins

En visionnant à nouveau la vidéo 1 ou en ayant recours à des photographies opportunément cadrées, il est possible de remarquer un grand nombre de chiens tenus en laisse par des manifestants (photo 15, photo 16).

Ces simples images se doivent d’être recoupées avec une analyse des associations qui, à la veille de la manifestation, ont déclaré leur intention de s’y rendre. Une liste diffusée par la newsletter « Animauzine pour les militant-e-s de la cause des animaux » permet de repérer l’importance de la mobilisation au sein de ceux qui se préoccupent d’apporter des soins à l’animal d’affection par excellence : le chien. Ainsi, le dénombrement des associations ayant pour objet principal le recueil, les soins et l’adoption de chiens abandonnés (auquel nous avons ajouté la SPA et la Fondation Brigitte Bardot qui, bien que généralistes, gèrent des refuges) permet de comptabiliser 17 unités , qui équivalent à 36% de l’effectif total [12].

Le fait est loin d’être insignifiant. En tout premier lieu parce qu’il suggère que l’indignation morale exprimée à l’égard d’une pratique suscitant la souffrance des taureaux prolonge les sentiments et les sensibilités régulièrement éprouvés au sein d’organisations visant à apporter soin et tendresse aux… chiens abandonnés. Autant dire que l’engagement d’un grand nombre de manifestants ne peut être dissocié de relations privilégiées avec un chien ou un chat qu’ils tiennent pour un membre à part entière de la famille [13]. Là encore, le fait apparaît d’autant plus significatif lorsque l’on sait que l’opposition à la corrida manifestée par les sociétés protectrices européennes est historiquement bien antérieure aux préoccupations relatives au chien conçu comme un animal d’affection. Dès 1802, la Society for the Suppression of Vice inclut le harcèlement de taureaux, alors encore en vigueur dans les îles britanniques, parmi les vices à proscrire parmi les hommes. Bon nombre des notables anglais qui fondent, en 1824, la Society for the Prevention of Cruelty to Animals condamnaient cette pratique qu’ils trouvaient préoccupante pour le bon ordre moral. En France, la Société protectrice des animaux, on l’a déjà noté, se mobilise également très précocement contre les combats de taureaux. Pour ces premiers opposants, anglais comme français, ces spectacles répréhensibles favorisent non seulement une satisfaction sensuelle douteuse qui distrait l’esprit des visées plus hautes ou du travail, mais encore un désir de cruauté suspecté de pouvoir s’étendre aux hommes (Turner, 1980).

L’indignation suscitée par la pratique ne doit alors pas grand chose au sort réservé à l’animal. D’ailleurs, un rapporteur de la SPA, pourtant prompt à condamner les courses de taureaux, n’hésite pas à affirmer que « les piqûres qu’il reçoit ne sont pas des blessures profondes » (BSPA, 1855 : 117). Pour sa part, la préoccupation pour le sort des chiens apparaît également bien ultérieure aux premières protestations contre les combats de taureaux. Certes, l’emploi du chien comme animal de trait a fait précocement l’objet de controverses. Cependant, il faut attendre 1882 pour que le Congrès mondial des Sociétés protectrices des animaux recommande à ses membres de suivre l’exemple de la Société des Dames de Philadelphie en obtenant la direction des fourrières municipales, voire en gérant directement des asiles destinés au chiens abandonnés. L’institutionnalisation des refuges sera d’autant plus chaotique que bon nombre des adhérents les plus anciens voient dans cette pratique une dérive vers une « sensiblerie » indigne de leur cause. On peut alors regretter que le chercheur n’ait pas eu la présence d’esprit de filmer une scène observée dans le cadre de la manifestation à Fréjus en juillet 2005 : une dame qui donne à boire au bichon qu’elle tient en laisse arbore une pancarte indiquant : « j’aime mon chien, j’aime les animaux, j’aime les taureaux ». Cette forme de syllogisme, longtemps inconcevable au regard des générations antérieures de militants, trahit tout ce que l’émotion exprimée pour vilipender la corrida doit désormais aux intenses relations affectives nouées quotidiennement avec un animal d’affection dont le statut n’a cessé de croître depuis le XIXe siècle.

L’identification à la victime animale

Bêtes sanguinolentes ou semblant implorer leurs bourreaux, récit à la première personne de la cruelle agonie du taureau Manolito (photo 17), tambours funèbres, évocation de la vie paisible à laquelle les animaux ont été arrachés : bon nombre des dispositifs utilisés au cours de la manifestation fondent leur efficacité sur cette image de la victime innocente dont la puissance mobilisatrice a été analysée ailleurs (Lefranc & Mathieu, 2009).

Là encore, le détour historique permet de mesurer à quel point l’efficacité d’un tel registre victimaire ne va pas de soi. On l’a dit, les toutes premières protestations contre la corrida s’insurgent contre les mœurs inconvenantes et inquiétantes des spectateurs et ne s’attardent nullement sur la souffrance du taureau. Lorsque ces entrepreneurs de morale daignent relever la présence d’une victime, c’est vers le cheval qu’ils se tournent. En 1855, la désignation du cheval, comme « véritable martyr, (…) principale victime, dans cette fête sanguinaire » (BSPA, 1855 : 117) emprunte encore des circonvolutions discursives qui aujourd’hui étonnent. En 1895, et plus encore en 1933, (deux moments forts de mobilisation des membres de la SPA contre la corrida) la description du calvaire des chevaux éventrés au cours de ces spectacles constitue l’un des dispositifs de sensibilisation les plus récurrents. Au regard de l’aversion suscitée par le sort du cheval, animal longtemps bien plus familier que le chien, le taureau semble être une victime somme toute invisible. Dans de telles conditions, l’importance accordée aujourd’hui à la victimisation du taureau peut sans doute être attribuée à une série d’évolutions complémentaires. D’une part, du fait de l’usage obligatoire, à partir de 1928, d’un carapaçon qui protége le cheval, la focalisation de l’indignation contre la corrida tend à se déplacer vers le sort d’une autre victime. D’autre part, compte tenu de l’abaissement croissant du seuil de sensibilité, les piques et les banderilles, considérées autrefois comme de simples « piqûres », sont désormais apparentées à la brutalité la plus abjecte [14]. Enfin, l’extension vers d’autres animaux des sentiments de tendresse noués avec le chien — processus relevé ci-dessus — permet l’élévation du taureau au rang de victime digne de compassion.

Cependant, le recoupement de sources hétérogènes nous invite à prendre également en compte un autre facteur. L’étude des évolutions de la cause animale sur la longue période permet de repérer une inflexion notable à partir du dernier tiers du XIXe siècle. La valorisation croissante de l’attendrissement à l’égard des faibles se double alors de l’exaltation d’une fraternité sans exclusive. Désormais, s’engager en faveur de la protection animale équivaut à prendre le parti de « ceux qui essaient de faire prévaloir le droit des faibles contre la violence des forts » (BSFCV, 1884 : 2). Bien plus encore, les militants tendent de manière croissante à apparenter les souffrances infligées aux bêtes au mauvais traitement dont ils ont eu personnellement à se plaindre au cours de leur histoire. La fréquence de cette identification à la victime animale ne cessera d’augmenter au fur et à mesure que la protection animale — longtemps réservée aux couches favorisées de la société — deviendra également une préoccupation pour les populations socialement dominées. Parmi celles-ci, les femmes jouent un rôle déterminant à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Ces dernières, en effet, contribuent massivement à la recomposition sociale, et de la base militante des sociétés protectrices, et des protestations contre la corrida ou la vivisection [15]. Fait significatif, les plus célèbres d’entre elles sont tenues aujourd’hui comme ayant participé à l’avant-garde de la critique féministe de la domination masculine : Louise Michel, Marie Huot, Séverine, Marguerite Durand, Camille De Gast… Auteur du slogan malthusien « la grève des ventres », Marie Huot, présidente de la Ligue populaire contre la vivisection, entame en 1887, « ce métier de chien qui consiste à aller se faire assommer dans les arènes, la loi à la main et le sifflet aux lèvres » (Huot, 1890 : 6). Pour Marie Huot, l’énergie nécessaire à ce mode de protestation — qui préfigure le charivari bien plus pacifique observé en 2009 à Nîmes — résulte d’une sensibilité forgée au cours d’une expérience sociale malheureuse : « c’est parce que ma chair a saigné, parce que mon coeur a été broyé, parce que j’ai connu les misères, les humiliations ; c’est aussi parce que j’ai senti les égoïsmes, les lâchetés et tous les instincts de l’animalité remuer mes entrailles que je me penche vers la bête déchirée, gémissante, repoussante et méprisée, ensauvagie à la fois par les brutalités de l’homme et les fatalités de la nature » (Huot, 1887 : 50). Séverine, journaliste libertaire, dreyfusarde, se distingue également par ses condamnations virulentes de la corrida. Dans la préface de l’ouvrage, qu’elle rédige sous la forme d’une autobiographie canine, Sac à tout : mémoires d’un petit chien, celle qui fut la directrice du journal Le Cri du peuple, établit un parallèle étroit entre l’exploitation des bêtes et la domination des femmes : « parce que je ne suis “qu’une femme”, parce que tu n’es “qu’un chien”, parce qu’à des degrés différents sur l’échelle sociale des êtres, nous représentons des espèces inférieures au sexe masculin — si pétri de perfection — le sentiment de notre mutuelle minorité a créé entre nous plus de solidarité encore, une compréhension davantage parfaite » (cité par Le Garrec, 2009 : 55).

Cependant, il convient de noter que l’identification à la victime animale peut s’appuyer sur bien d’autres expériences que la seule discrimination sexiste. Dans le préambule de son ouvrage, On est toujours le taureau de quelqu’un, Claire Starozinski — l’organisatrice de la manifestation nîmoise de 2009 — écrit : « pendant mon enfance en Algérie, j’ai été exposée à la mésestime envers les “sales youpins” (…). Quel lien avec la corrida, me direz-vous ? De la même façon dont, depuis la nuit des temps, on s’acharne sur le peuple juif uniquement parce qu’ils est juif, on s’acharne aujourd’hui sur le taureau devenu le symbole du bouc émissaire, l’être que l’on peut torturer à loisir et charger de tous les maux. C’est pourquoi, au même titre que mes origines, la corrida fait partie intégrante de mon histoire » (Starozinski, 2003 : 13).

Par ailleurs, les entretiens menés auprès de militants de la cause animale aujourd’hui actifs témoignent de la diversité des formes de rapprochement que les militants peuvent établir, de manière très inégalement explicite, entre le sort de l’animal maltraité et les discriminations dont ils ont été eux-mêmes l’objet au cours de leur vie. Ici, c’est un métis qui se révolte qu’un noir puisse supporter la corrida : « moi j’ai des origines black, moi aussi… Il y a 150 ans, les noirs, les Africains étaient traités comme des animaux… On avait le droit de vie sur eux, on pouvait les tourmenter, les persécuter… Avant, c’était les Indiens… C’était quoi leur crime ? D’être noirs ?! Comme vous, comme moi, par nos origines… Le taureau, lui, en occurrence, c’est d’être taureau ! » [16]. Là, c’est une militante qui rapporte l’indignation qu’éveille en elle la brutalité dont sont victimes les animaux à la souffrance qu’elle éprouvait lorsque sa mère la rabrouait durant l’enfance [17]. Ailleurs, ce sont des militants qui évoquent les brimades et moqueries subies durant l’enfance en raison d’une corpulence chétive, d’un strabisme aigu, d’une attitude efféminée, ou d’une quelconque autre particularité physique.

Il devient dès lors difficile de ne pas remarquer certains détails ayant trait aux attitudes manifestées par certains lors du charivari devant les arènes de Nîmes. S’il n’est pas impossible que certains sur-jouent leur indignation, on peut également faire l’hypothèse que, pour d’autres, les émotions exprimées prolongent des sentiments qui résultent de situations biographiques passées au cours desquelles ils se trouvèrent assignés à un rôle qu’ils apparentent à celui du taureau. Sans cette identification des femmes et des hommes à la victime animale, on ne pourrait s’expliquer l’intensité des émotions manifestées par certains. Ici, c’est cette femme qui, face aux arènes, et en dépit des consignes des organisateurs de la manifestation, vocifère « Assassins ! Assassins ! » avec une virulence qu’il semblerait hâtif d’attribuer à une mise en scène stratégique. Là, c’est ce monsieur âgé, qui — cette fois-ci dans le champ de vision de notre caméra — va-et-vient avec un sifflet, et souffle à en perdre haleine [18] (extraits vidéos 6 et 7).


(extrait vidéo 6)

 


(extrait vidéo 7)

Loin d’exclusivement se réduire à un jeu théâtral, à des conduites tactiques visant à peser sur la définition des situations, les émotions bruyamment exprimées par les manifestants trahissent des traces d’expériences affectives sans lesquelles on pourrait difficilement comprendre qu’ils fassent preuve d’une telle motivation dans la protestation. Bien évidemment, là encore, il convient de ne pas généraliser de manière inconsidérée en prétendant pouvoir saisir du premier regard la teneur de ces expériences chez l’ensemble des manifestants en présence. Mon propos se limite ici à souligner la nécessité de ne pas sous-estimer, à la différence de la perspective dramaturgique, le caractère authentique d’une indignation qui résulte souvent d’histoires préalables, qui nécessitent un long travail d’enquête avant de pouvoir être reconstituées sous une forme idéaltypique propre aux sciences sociales.

Déjouer la « métaphore oculaire »

Les éléments rassemblés tout au long de cet article devraient nous permettre de mieux entrevoir l’intérêt, mais aussi les limites, du recours au film pour analyser les rassemblements. A ce propos, deux écueils majeurs méritent d’être signalés. En tout premier lieu, les affinités que les supports audiovisuels entretiennent avec les entreprises de communication à distance risquent de considérablement durcir l’analogie théâtrale selon laquelle les conduites en public résulteraient de mises en scène spectaculaires. Certes, nous avons vu que bon nombre des comportements des manifestants justifiaient une telle perspective. Cependant, il nous est également apparu réducteur d’envisager les émotions exprimées à l’encontre de la corrida comme étant entièrement apprêtées, simulées afin de répondre aux visées tactiques d’une manifestation entièrement tournée vers ses publics. En second lieu, le recours au film risque grandement de réduire l’observation en sciences sociales à cette « métaphore oculaire » (Rorty cité dans Billeter, 1989) selon laquelle la véritable connaissance ne commence qu’avec ce qui peut être perçu par l’œil. Or, le paradigme indiciaire nous rappelle qu’un grand nombre de connaissances ne peuvent être accessibles que sous des formes indirectes et conjecturales  : par exemple la répartition et la profondeur des empreintes fossilisées, à défaut de pouvoir observer la course du dinosaure, les modes d’oscillation relevés par l’astérosismologie afin de conjecturer la température, la masse et la composition chimique des étoiles les plus lointaines, etc. L’inéluctable risque interprétatif qui en résulte paraît plus grand encore en matière de sciences sociales (Olivier De Sardan, 1996). Nous l’avons bien vu dès lors qu’il s’agit de rendre compte des ressorts des émotions exprimées à l’encontre de la corrida. Identification à la victime animale, tendresse cultivée dans la relation privilégiée au chien, affirmation de la suprématie morale de certains groupes d’appartenance : ces trois exemples, non exhaustifs, ne visaient qu’à montrer à quel point ce qui est observé in situ gagne à être recoupé avec des informations collectées par ailleurs. Certes, nous n’avons fait que suggérer des pistes, ébaucher des interprétations des ressorts de l’indignation exprimée qui sont loin d’être falsifiables, au sens poppérien du terme. Toutefois, ces interprétations ne paraissent pas moins fondées ni plus arbitraires que celles qui réduiraient l’expression de cette émotion à la seule gestion tactique des impressions produites au cours de la situation. Au final, bien plus encore que la photographie dont le cadrage dépend des choix immédiats de l’observateur, les films valent surtout en tant qu’ils permettent une interprétation différée de ce qui méritait d’être relevé au cours du rassemblement observé. Ils doivent permettre au chercheur de revenir sur ce qu’il a vu en s’appuyant sur le caractère forcément progressif de sa capacité à interroger son objet d’étude. Une manière de rappeler que le recours à l’observation, et à l’enregistrement audiovisuel permettant la vision à distance, n’implique nullement de croire en cette visibilité immédiate que bon nombre de médias actuels érigent en seul critère de connaissance.

add_to_photos Notes

[1« Dans certaines circonstances, les participants sont eux-mêmes leur propre cible » (Casquete, 2006, cité par Fillieule & Tartakowsky, 2008) : la manifestation constitue également une occasion privilégiée pour éprouver le sentiment d’être nombreux, l’enthousiasme d’agir en commun, et plus encore de renforcer la loyauté à l’égard du collectif qui se révèle à travers le rassemblement.

[2Dans l’un de ses plus fameux textes, Erving Goffman écrit : « La perspective adoptée ici est celle de la représentation théâtrale ; les principes qu’on en a tirés sont des principes dramaturgiques. J’examinerai de quelle façon une personne, dans les situations les plus banales, se présente elle-même et présente son activité aux autres, par quel moyens elle oriente et gouverne l’impression qu’elle produit sur eux, et quelles sortes de choses elle peut ou ne peut pas se permettre au cours de sa représentation » (Goffman, 1973 : 9).

[3Selon le Larousse, un charivari se définit comme un « bruit tumultueux de huées, de sifflets, de casseroles et d’autres objets, que l’on faisait jadis devant la maison de ceux dont on désapprouvait la conduite ».

[4Combiner films et photographies, comme on pourra le constater au fil de cet article, attire l’attention du chercheur sur l’importance de l’opération élémentaire consistant à découper, dans le flux continu des images et des sons, les traits pertinents pour l’analyse. Si, de ce point de vue, la vidéo semble relativement moins arbitraire que la photographie, elle ne fait que suspendre le travail de sélection des éléments pertinents et appropriés à une interprétation relevant des sciences sociales.

[5Présentées sur le site de l’Alliance Anticorrida http://www.allianceanticorrida.fr/manif.html, ces consignes techniques ont été reproduites sur plusieurs sites et forums militants ayant relayé l’appel à la manifestation.

[6Voir la revue de presse compilée et présentée sur le site de l’Alliance Anticorrida http://www.allianceanticorrida.fr/Docs_atelecharger/revue_presse_manif_08.pdf.

[7A propos de la distinction analytique entre émotions, sentiments, sensibilités et tempéraments, je me permets de renvoyer à l’un de mes articles (Traïni, 2010).

[8C’est, en effet, le travail sur archives — en vue de la préparation d’un ouvrage sur l’histoire de la cause animale (Traïni, 2011) — qui a le plus profondément modifié ma vision différée des films et photographies, sur lesquels je ne pensais pourtant n’avoir enregistré rien de plus que ce que je percevais au moment de la manifestation.

[9Ce faisant, il s’agit bien de déjouer le « paradigme de l’effervescence » qui, à partir de l’observation d’un comportement partagé, suppose l’existence d’un état d’esprit collectif unanimement partagé (Mariot, 2001). Selon la terminologie que je préconise, il convient de dire que l’observation des émotions théâtralement exprimées au cours de la manifestation ne permet de déduire directement ni les sentiments effectivement éprouvés au cours de la situation, ni les sensibilités préexistantes qui relient ces sentiments à l’histoire sociale affective des divers participants. L’influence déterminante de certaines sensibilités ne peut être inférée qu’indirectement, sur un mode qui demeure hypothétique, à l’issue d’un long travail interprétatif de recoupement de données et d’indices.

[10J’ai personnellement réalisé 34 entretiens avec des militants appartenant à 17 organisations différentes. Par ailleurs, j’ai dirigé une équipe de 6 intervieweurs chargés de mener des entretiens auprès de 36 autres militants de la protection animale.

[11En juillet 2010, le parlement régional catalan vote l’interdiction de la corrida à l’issue d’un débat en grande partie impulsée par les partisans de l’indépendance de la Catalogne.

[12Cet indice demeure évidemment très approximatif. Il n’est pas dit que la liste utilisée soit exhaustive (pour la consulter, voir http://www.animauzine.net/Marche-internationnale-Anticorrida.html). Par ailleurs, l’opération de codage visant à attribuer un objet principal aux associations s’est avérée parfois délicate. Quoi qu’il en soit, la surreprésentation des associations liées aux soins apportés aux chiens est telle qu’elle peut, sans grand risque, être tenue pour significative.

[13Au cours des entretiens que j’ai réalisés, les militants interviewés déclarent fréquemment avoir été marqués, et ce souvent depuis l’enfance, par la présence d’un ou plusieurs animaux d’affection au sein de leur cercle familial.

[14L’un des dispositifs de sensibilisation les plus fréquemment utilisés aujourd’hui par les opposants à la corrida consiste à mettre en exergue des photographies présentant de très gros plans des pointes acérées et des crochets de fer destinés à déchirer la chair des taureaux.

[15Pour une analyse plus fine des tenants et aboutissants de la féminisation de la cause animale — et de la délégitimation sociale qui en a résulté — je me permets de renvoyer à mon ouvrage (Traïni, 2011).

[16Entretien avec un militant du Comité Radicalement Anti Corrida, le 30 mai 2006 à Montpellier.

[17Pour une description de ce cas, je me permets de renvoyer à mon article « Les émotions de la cause animale. Histoires affectives et travail militant », à paraître.

[18On entrevoit ici crûment l’une des limites du recours au film. A la différence de l’observation directe qui permet au chercheur de décrire ultérieurement certaines situations, et de risquer des interprétations tout en respectant l’anonymat des acteurs, le commentaire différé du film les expose à une lecture publique qu’ils n’ont pas sollicitée. Ainsi, un sentiment de gêne m’a incité à ne pas pointer trop ostensiblement ma caméra en direction de cette dame en train d’invectiver les « assassins » de la corrida. En revanche, j’ai bien enregistré les va-et-vient du monsieur âgé car, sur le moment, sa conduite me faisait penser à un mode d’action typique des groupes tels Act Up.

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Pour citer cet article :

Christophe Traïni, 2010. « Dramaturgie des émotions, traces des sensibilités. Observer et comprendre des manifestations anti-corrida ». ethnographiques.org, Numéro 21 - novembre 2010
Analyser les rassemblements au moyen de photographies ou de films [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2010/Traini - consulté le 29.03.2024)
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