Compte-rendu d’ouvrage

DROZ Yvan, 1999, Migrations kikuyus, Des pratiques sociales à l’imaginaire

DROZ, Yvan, 1999, Migrations kikuyus, Des pratiques sociales à l’imaginaire, Editions de l’Institut d’Ethnologie, Neuchâtel. Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris.

Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme pourrait fort bien résumer la thèse défendue ici par l’auteur. Et pourtant, ce n’est pas aux lois de la physique moléculaire qu’est consacré cet ouvrage mais bien aux logiques de l’activité symbolique.

Fruit de trois années d’enquête de terrain (de 1992 à 1995), cette étude minutieuse des conditions de migration des populations kikuyus du plateau de Nyakinyua (territoire du district de Laikipia au centre du Kenya) vient réinterroger, à travers une solide approche ethnographique de ces communautés, la notion d’"identité ethnique" en mobilisant un matériaux amplement diversifié croisé ici de manière féconde. Observations participantes, collectes de récits de vie, de mythes, de rêves, d’arbres de parenté, relevés d’activités journalières et d’emplois du temps, entretiens avec les acteurs locaux sur l’histoire du Kenya et les représentations et pratiques sociales des migrants du plateau, passations de questionnaires, etc. L’ampleur de l’enquête nécessitera l’emploi d’assistants autochtones formés aux méthodes d’enquête ainsi que l’étude par l’auteur de l’histoire et de la langue kikuyu.
Se plaçant humblement dans la position de l’élève attentif aux enseignements issus de l’observation de la vie quotidienne en train de se faire, l’auteur nous permet, tout au long d’un ouvrage dont ces quelques lignes ne sauraient épuiser la richesse, de mieux comprendre, autant dans la synchronie que la diachronie, pourquoi et comment s’effectuent les migrations des populations pionnières du plateau de Nyakinyua.
Au cœur même de cette interrogation, l’auteur dévoile la place dominante de l’ethos migratoire kikuyu, à la convergence des représentations et pratiques de ces communautés de migrants dont l’existence en tant qu’unité politique apparaît pourtant tardivement en se cristallisant durant la période coloniale dans le champ des luttes pour la propriété foncière. En effet, l’approche socio-historique montre comment des individus à l’identité polymorphe appartenant à des ensembles d’unités domestiques fluides et jouant sur plusieurs registres identitaires selon les circonstances, seront amenés, à partir des années 30, à mobiliser le concept européen de tribu kikuyu passant ainsi d’une « ethnicité morale au tribalisme politique » (110). En inventant ainsi l’ethnie kikuyu, l’impérialisme britannique fournira la matière nécessaire à l’émergence des revendications autochtones et des conflits interethniques incessants qui nourriront toute la période coloniale et se démultiplieront au cours de la décolonisation. Le registre ethnique se serait donc historiquement métamorphosé « pour se cristallisé en un marqueur exclusif qui sépare ou réunit les individus et les groupes au sein d’ensembles imaginaires mais inéluctables » (113). N’épargnant pas sa propre discipline, l’auteur mentionne le rôle central des ethnographes britanniques qui, au début du XX° siècle, participeront largement à "l’invention" de l’ethnie kikuyu en stabilisant et simplifiant (et donc créant) par leurs écrits le mythe fondateur kikuyu à partir d’ensembles de récits oraux diversifiés et souvent contradictoires. Ainsi, tout au long de la période coloniale, les populations du plateau de Nyakinyua, désormais investies d’un projet politique, tenteront de préserver leurs pratiques sociales "traditionnelles", résistant tout en changeant face aux effets irrémédiables de la colonisation.

Or, si « les "kikuyus" n’ont jamais, au XIX° siècle, présenté l’image d’une tribu ou d’une ethnie telle que la concevaient les observateurs européens » (96), l’auteur retrouve dans les représentations des migrants du plateau de Nyakinyua un même ethos migratoire affirmant « la possibilité offerte à chacun de se réaliser en tant que pionnier et futur mûramati » (43) (responsable d’un mbarî, c’est à dire d’un lignage établi sur un territoire défriché). Véritable fil rouge de l’ouvrage, l’ethos kikuyu, définition autochtone de l’accomplissement de soi, montre, par ses mutations et son influence récurrente sur les pratiques sociales, à quel point les dimensions spatiales, sociales et imaginaires sont indissociables. Au terme de trois passionnants chapitres (chap. 5, 6 et 7), l’auteur décrit les modifications du schème migratoire kikuyu de l’accomplissement de soi qui, confronté aux situations écologiques, politiques, économiques et spatiales défavorables aux entreprises pionnières de défrichement et d’achat de nouvelles terres (permettant la création d’un nouveau mbarî), se déplacera vers le social et l’imaginaire. L’accomplissement de soi passera alors par la réussite professionnelle permettant l’enrichissement nécessaire à l’achat de territoires vierges et par l’investissement religieux dans des mouvements de type millénariste-pentecôtiste permettant, à défaut de possibilité pionnière, l’accès futur à un au-delà pensé comme la promesse d’acquisition d’un territoire imaginaire, ultime récompense de l’homme accompli, honorant sa vie de foi et de dévouement à Dieu.

Marqueur identitaire des populations kikuyus, l’ethos migratoire montre ainsi son étonnante capacité plastique face aux évolutions du quotidien. Car « en définitive, nous n’avons pas affaire à trois états successifs du schème migratoire (foncier, social et imaginaire), mais bien à trois expressions différentes - et souvent conjointes - d’un même schème qui informent les pratiques sociales, à des degrés divers, selon l’environnement dans lequel celles-ci peuvent se développer » (402). Les conditions de survie économique apparaissent bien ici supplantées par le maintien de l’ethos kikuyu, élément indispensable à la survie identitaire des communautés du plateau.
Si pratiques sociales et imaginaires sont généralement dissociées, l’exemple kikuyu montre clairement que cette séparation ne sauraient être qu’analytique. En se diversifiant de la sorte, l’ethos kikuyu ne se perd donc pas au contact des effets restructurant de la colonisation. Bien au contraire, il se transforme et nous démontre ici que la survie d’une population reste intimement liée à sa capacité à maintenir une certaine accessibilité à l’idéal d’accomplissement de soi qui informe les pratiques sociales, même au prix, parfois, de pratiques agricoles largement défavorables à la survie économique des unités domestiques.

Sensible à la qualité ethnographique de ce travail et aux analyses originales qu’il apporte des importants phénomènes de conversion au pentecôtisme de cette région du Kenya, notre profonde admiration ira pour le second chapitre de cet ouvrage qui, en reprenant une analyse désormais classique en ethnologie, retrace, par une féconde confrontation entre les travaux parfois spéculatifs des historiens et les discours revendicatifs des indigènes, l’histoire de l’invention politique de l’ethnie kikuyu.

Pour citer cet article :

Laurent Amiotte-Suchet, 2002. « DROZ Yvan, 1999, Migrations kikuyus, Des pratiques sociales à l’imaginaire ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/DROZ-Yvan-1999-Migrations-kikuyus-Des-pratiques-sociales-a-l-imaginaire - consulté le 16.04.2024)
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