BELTING Hans, 2004, Pour une anthropologie des images

BELTING Hans, 2004, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard.

Tous ceux qui travaillent, dans une perspective anthropologique, sur les technologies visuelles savent combien l’absence d’un cadre théorique approprié fait cruellement défaut. C’est pourquoi j’attendais beaucoup de la lecture de l’ouvrage de Hans Belting, Pour une anthropologie des images, dont le titre laissait espérer une percée dans un domaine où les anthropologues de langue française ne se bousculent pas. Je dois dire d’emblée que mon attente a été en partie déçue, dans la mesure où ce que Belting entend par anthropologie n’a pas grand chose à voir avec la discipline scientifique du même nom. En fait, comme le montre la composition du groupe d’études interdisciplinaire qu’il a fondé à l’Université de Karlsruhe et qui rassemble des historiens de l’art (comme Belting lui-même), des philosophes, des psychologues, des spécialistes des neurosciences et des critiques littéraires, sa réflexion se passe très bien d’anthropologues.

L’ouvrage est composé de sept chapitres, soit deux sous-ensembles de trois chapitres chacun, plus un dernier chapitre sur la photographie qui fait en quelque sorte office d’étude de cas. Dans les trois premiers chapitres, d’une lecture souvent ardue, l’auteur expose les tenants et aboutissants de sa théorie de l’image, tandis que les trois chapitres suivants, qui relèvent d’une approche classique en histoire de l’art, sont d’un abord plus facile.

Tout au long du premier chapitre, relativement long et touffu, Belting s’efforce de préciser et définir sa conception d’une anthropologie des images qui repose sur la mise en relation des trois termes du trépied conceptuel suivant : « image (matérielle ou immatérielle) — médium (ou dispositif visuel) — corps regardant ». Le premier obstacle présenté par cette définition réside dans la difficulté de distinguer l’image du médium dans lequel elle se matérialise. Pour effectuer cette opération délicate, il propose de définir le médium comme un support matériel et technique à travers lequel une image se matérialise et se transmet. Le médium peut être la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma, la télévision, Internet, un téléphone portable, etc. Quant aux images, elles sont comme des nomades « qui se déplacent dans le temps d’un médium à un autre » (15), ou encore « qui campent provisoirement dans chaque nouveau médium avant de s’instituer dans le suivant » (273). Mais se matérialiser dans un médium ne suffit pas pour que les images accèdent à la visibilité. Pour cela, encore faut-il qu’elles soient perçues, comme des images, par un être humain qui, par « un acte d’animation » (43), va les détacher de leur médium support, les transposer dans son imaginaire et leur conférer enfin un sens. Cette modalité spécifique de perception est une action symbolique qui se présente de manière différente selon la culture à laquelle appartient le sujet regardant. Pour l’appréhender, il faut donc étudier les « cadres symboliques à travers lesquels nous percevons (les images) et les identifions comme telles » (45). Mais, comme le reconnaît Belting, ce dernier point est difficile à mettre en œuvre dans la mesure où, en pratique, il s’avère quasi impossible de distinguer l’image de son médium. Et cela, en raison de la variété presque infinie de leurs rapports (« Soit le médium occupe le premier plan et nous éloigne de l’image, soit au contraire l’image escamote le médium comme si elle existait de sa seule autorité », 33), ou encore des usages multiples et variés que des cultures différentes peuvent faire d’un même médium.

Dans le chapitre suivant, Belting s’efforce de préciser et affiner sa théorie en s’appuyant sur un savoir de sens commun posé d’emblée comme un fait intangible : « Tout le monde sait bien que c’est par les images qu’il fabrique que l’homme se distingue des autres être vivants [...] mais, il est tout aussi indiscutable que les hommes se distinguent considérablement les uns des autres [...] à travers leurs images, de civilisation à civilisation » (79, je souligne). Il faut noter ici que Belting, tout au long de son texte, n’emploie jamais le conditionnel, semble ignorer la notion d’hypothèse, et s’exprime de préférence par des affirmations péremptoires. Si l’usage de tels procédés est, somme toute, logique pour un auteur affirmant que « la question de l’image est irréductible à un traitement scientifique » (74), ils sont plus discutables sur le plan de la méthode. Dans ces conditions, il a beau multiplier les références intellectuelles (Freud, Foucault, Augé, Sontag) et artistiques, il ne parvient pas à assembler les pièces du puzzle en une représentation cohérente.

Dans le troisième chapitre, qui traite des rapports entre image du corps et vision de l’homme, un thème cher aux historiens de l’art, Belting est assurément plus à l’aise. Il apporte ici une contribution intéressante à la réflexion sur cette « crise de la représentation » (27) qui prendrait naissance, à la fois, dans une « crise de l’analogie » en rapport avec le développement de la technologie numérique, et dans le découplage entre image du corps et représentation de l’être induit par les avancées de la science (imagerie scientifique, neuro-sciences, génétique). Cette référence à l’imagerie scientifique constitue un apport important à la construction d’une théorie de l’image, en ce sens qu’elle est une invitation faite aux différents spécialistes du visuel (de la photographie, du cinéma, de la vidéo, de l’imagerie médicale, etc.) à regarder au-delà des cloisons qui séparent leurs champs d’investigation respectifs. Ici, la spécialisation est contre-productive, car elle empêche de saisir les rapports complexes que les différentes technologies visuelles entretiennent les unes avec les autres dans l’imaginaire collectif.

Les trois chapitres qui suivent, parce qu’ils relèvent d’une histoire de l’art parfaitement documentée et méthodologiquement assurée, sont d’une lecture passionnante. Ainsi, dans le chapitre IV (« Blason et portrait. Deux médiums du corps »), Belting décrit, au fil d’une analyse d’inspiration warburgienne, comment, à la Renaissance, le portrait peint s’est imposé progressivement comme un médium privilégié de représentation du sujet, en parallèle avec la montée en puissance de la bourgeoisie et l’émergence d’un nouvel humanisme.

C’est dans le chapitre V (« L’image et la mort. L’incarnation dans les cultures anciennes ») que l’auteur déploie toutes les ressources de son érudition. S’appuyant sur une étude fouillée des usages de l’image dans les rituels funéraires de l’Antiquité, Belting montre de façon convaincante que le rapport étroit que l’image entretient avec la mort plonge ses racines dans ce « mystère de la présence d’une absence » (15) qu’elle a en commun avec le cadavre ou le corps momifié. Si cette interprétation éclaire d’un jour nouveau le rapport des Occidentaux aux images, il n’est pas certain qu’elle s’applique à toutes les images, ni qu’elle soit de portée universelle. Car, en accordant une place centrale à l’expérience de la mort dans l’invention des images, l’auteur laisse de côté les autres voies empruntées par les hommes du Néolithique pour inventer des images (les figurations pariétales, les statuettes de fécondité) qui témoignent de la complexité des rapports qu’ils entretenaient avec eux-mêmes et le monde comme le montre très bien Marie-José Mondzain dans son dernier ouvrage (2007).

Après avoir évoqué, au chapitre VI, la Divine comédie de Dante et l’invention faite par ce dernier du terme virtuel pour désigner des images « qui n’existent pas dans le monde empirique mais dans l’au-delà » (245) à l’instar des avatars de notre cyber-espace, Belting clôt son ouvrage par un septième et dernier chapitre dans lequel il tente d’appliquer sa théorie à ce médium particulier qu’est la photographie.

Fidèle à sa méthode, il ramenène les images « à leur spectateur, à son vécu ou aux obsessions auxquelles il est livré dans les images et dans ses images, même lorsque celles-ci empruntent le détour de la photographie » (273). Mais les résultats ne sont pas à la hauteur des ambitions de l’auteur, en dépit de réflexions pertinentes comme, par exemple, la critique de la croyance si répandue dans le pouvoir de vérité de l’image photographique (294) et, en fin de compte, le lecteur reste sur sa faim. La cause principale de cet insuccès est à rechercher dans la méconnaissance des travaux contemporains concernant l’histoire et l’anthropologie de la photographie dans les sociétés non occidentales, comme en témoigne, par exemple, le fait que le seul travail ethnographique dont il est fait mention est celui de Christopher Pinney (1997) sur les usages sociaux de la photographie en Inde. Cette ignorance résulte directement d’une approche théorique qui prétend étudier les images tout en plaçant hors du champ de l’analyse les médiums à travers lesquels elles s’actualisent.

En dépit de ses insuffisances, Pour une anthropologie des images offre matière à réflexion, en particulier par cette façon qu’a Belting d’aborder la question des images en s’intéressant aux conditions de leur circulation entre imaginaire individuel, imaginaire collectif et médiums visuels. Il s’agit d’une piste de recherche prometteuse à condition de l’associer à l’étude comparée des modalités d’appropriation et des usages sociaux des technologies visuelles (les médiums) et des images matérielles qu’elles transmettent, seule façon de prendre en compte concrètement la diversité des sociétés humaines dans l’espace et le temps.

library_books Bibliographie

MONDZAIN Marie-José, 2007, Homo spectator, Paris, Bayard.

PINNEY Christopher, 1997, Camera Indica. The Social Life of Indian Photographs, London, Reaktion Books.

Pour citer cet article :

Jean-François Werner, 2008. « BELTING Hans, 2004, Pour une anthropologie des images ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2008/Werner - consulté le 19.04.2024)
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