Quand la prévention sanitaire s’adresse aux parents et aux futurs parents

Résumé

À travers l’étude des archives de la revue La santé de l’homme de 1942 à 2002, nous examinons les recommandations adressées aux parents et futurs parents concernant la naissance et l’éducation de l’enfant de moins de 6 ans. Les articles concernant l’alimentation, les vaccinations et les accidents de l’enfant sont successivement envisagés.
Si la mère était autrefois le principal interlocuteur, de nos jours, les messages s’adressent aux parents. Les thèmes évoluent ainsi que les arguments utilisés. Si le langage de la prévention fait maintenant appel au sens de la responsabilité des parents, les obligations parentales en matière de prévention ne se sont pas pour autant effacées.

Abstract

Through the study of the archives of the journal La santé de l’homme from 1942 to 2002, we examined health advice for parents and future parents concerning the birth and education of children less than 6 years. The articles concerning nutrition, vaccinations and children’s accidents are successively considered.
If the mother was the principal interlocutor, now, messages are addressed to both parents. The topics evolve as do the arguments. Currently, advice stresses parents’ individual responsibilities, but there are still a lot of legal obligations for the parents in the matter of child welfare and children’s health.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Les attentes des pouvoirs publics en matière d’éducation et de santé des enfants sont nombreuses et les politiques déployées de longue date signent cette pression sociale s’exerçant à l’égard des familles au travers des questions sanitaires (Protection maternelle et infantile, suivi médical de la naissance, suivi de la santé de l’enfant durant sa scolarité, etc.).

Dans la poursuite de mes travaux anthropologiques, mon attention aux messages sanitaires se porte plus particulièrement sur la naissance et la petite enfance (moins de six ans). À l’issue de la thèse (Tillard, 2002), certains constats ont pu être tirés concernant l’interprétation des recommandations médicales par les futurs parents ou parents et l’anticipation médicale et familiale de la naissance (échographie, prénom, état-civil dans la maternité, etc.). Durant les moments de la grossesse, de la naissance et de la petite enfance de multiples recommandations sont adressées aux parents et futurs parents. Quelles préconisations font l’objet de campagnes de prévention ? Comment sont-elles formulées ?

Le travail présenté ici est un travail exploratoire qui s’appuie sur trois types de sources :

  • La consultation de deux livres faisant le bilan des campagnes de prévention en France : Quand la santé publique s’affiche, (ENSP, 1995) et La Tuberculose, parcours imagé (Voisin, 1995).
  • La constitution d’une collection personnelle d’affiches.
  • Les archives de la revue La santé de l’homme.

Nous suivrons le fil conducteur de la revue La santé de l’homme tandis que les autres sources permettront de compléter les illustrations de la revue en leur faisant écho. L’objectif poursuivi dans cette contribution est donc d’explorer les traces des messages de prévention adressés aux parents en prenant pour support les archives de la revue La santé de l’homme depuis sa création en 1942.

Actuellement, cette revue est destinée aux professionnels chargés des questions de prévention. Entre 1976 et 2002, elle a été la revue du Comité Français d’Education pour la Santé (C.F.E.S.) et est devenue la revue de l’Institut National de Prévention et d’Education pour la Santé (I.N.P.E.S.). Á ce titre, ces organismes ayant été ou étant chargés de la diffusion des campagnes nationales auxquelles participe le Ministère de la santé, la revue constitue une vitrine de l’évolution des politiques en matière d’éducation pour la santé.

La santé présentée dans les premiers numéros de la revue

La consultation des archives permet de constater que la revue a été créée en 1942, sous le régime de Vichy et qu’elle était alors une revue du « centre régional d’éducation sanitaire » de Lyon. L’optique des premiers numéros est celle de la profession médicale qui poursuit sa conquête d’une reconnaissance sociale, selon des modalités décrites par la sociologie des professions. Les médecins construisent, à partir d’un savoir scientifique reconnu dans un domaine, celui de la maladie, une parole publique et politique s’étendant à d’autres domaines, en particulier celui de la santé, de l’hygiène et de la morale (Dubar & Tripier, 1998).

« On ne s’occupe pas assez de l’homme bien portant » affirme le Docteur Pierre Delore dans le premier numéro de La santé de l’homme. Ainsi le ton est donné dans l’article « La santé, cette méconnue », les médecins ne s’occupent plus seulement des malades, mais de tous leurs concitoyens. Ils créent « la médecine de la santé [...] marque de l’ordre nouveau en médecine [...], médecine éducative et médecine de la jeunesse » [1]. Dans ces premiers numéros, il y a très peu d’images. Cependant, la quatrième de couverture associe les termes « santé, famille, jeunesse » dans un dessin noir et blanc présentant un homme, une femme et quatre enfants dans des drapés qui évoquent le culte du corps davantage que les costumes d’époque (image 1).

Le numéro 2 de la revue complète la perspective d’une « médecine de la santé » en insistant sur une définition positive et dynamique du terme, s’érigeant en faux contre une santé qui ne serait que le contraire de la maladie. La santé est associée à la notion d’équilibre, d’harmonie, de capital, de joie de vivre, de liberté et de beauté ; elle est vue comme une condition préalable au travail, et une garantie de « verte » vieillesse. Seule la notion de « devoir » envers soi-même et envers les autres tranche du tableau général dressé par cette définition dont plusieurs aspects seront repris par la suite dans les différents textes de l’O.M.S. (vision positive, processus plutôt qu’état, association entre bien-être physique, mental et social, etc.). L’ensemble des termes convoqués pour définir la santé pourrait passer pour avant-gardiste. Cependant, le devoir de santé semble reléguer le malade dans un statut de défaillance à ce devoir, le tenant pour responsable de sa maladie.

Évolutions des thèmes concernant la naissance et la petite enfance

Eugénisme : de l’éducation sanitaire au colloque singulier

Dès les débuts de la revue, l’état de santé des procréateurs est un souci de la revue qui s’exprime de la même manière pendant les années d’occupation et durant les années qui suivent la libération. Ainsi, le numéro 7 de 1942 prône la chasteté avant le mariage comme méthode de prévention des maladies vénériennes. Syphilis, alcoolisme et tuberculose sont considérés comme des fléaux et sont depuis longtemps associés dans leurs perspectives délétères (image 2). L’enfant qui naît handicapé est présenté comme la victime des fautes de ses parents.

« N’oubliez pas que les enfants paient souvent les erreurs ou les fautes de jeunesse des parents. Songez bien avant le mariage à la santé des enfants que vous aurez.[...] tout sujet qui est sous l’influence même transitoire de boisson alcoolisée ou d’une maladie peut dans ces conditions transmettre une tare au produit de la conception. Donc pas de procréation après des libations ou en état de mauvaise santé » (La santé de l’homme, 1942, n°7, page 2).

Cette énonciation suggère que la faute des parents est punie à travers leur enfant. En termes de prévention, cette représentation de l’événement indésirable se traduit par des prescriptions d’évitement analogues à celles décrites dans le modèle magico-religieux (Dozon, 2001 : 30). Ce discours qui exhorte les jeunes gens à dépenser leur énergie juvénile dans d’autres exercices que la sexualité est de nouveau à l’ordre du jour, après la libération, quand les survivants, prisonniers ou déportés regagnent leur famille. C’est à eux et à leur conjoint(e) que s’adresse l’article de 1946 : « Pour avoir des enfants sains. Conseils aux rapatriés ».

« S’il est désirable que les couples reformés donnent naissance à de nombreux enfants dont la France a besoin, encore faut-il que ces enfants soient sains, robustes, bien constitués ; or, l’avenir de l’enfant et sa valeur sociale dépendent de l’état de santé des parents au moment de sa fécondation ; c’est donc un devoir pour ceux-ci de n’accomplir l’acte de procréation que dans l’état de santé le plus parfait possible du père et de la mère. Dans l’état de maladie, de convalescence, de fatigue, de l’un des deux, le devoir est de s’abstenir et d’attendre ; sinon, c’est courir le risque de mettre au monde des enfants malades, tarés, infirmes, débiles de corps et d’intelligence et voués au malheur.[...] Rapatriés et femmes de rapatriés [...], pensez à votre bonheur qui pourrait être compromis par l’irréflexion, pensez à l’avenir de vos enfants et à l’avenir de la France » (La santé de l’homme, 1946, page 18).

L’appel au sens des responsabilités des futurs parents est présent dans ce texte qui en appelle à un comportement raisonné. La notion de bonheur est associée à celle de l’eugénisme.

Cette politique eugénique avait précédé la seconde guerre mondiale. Anne Carol, dans son livre Histoire de l’eugénisme en France. Les médecins et la procréation XIXe-XXe siècle (1995), situe ses fondements à la fin du XIXe siècle en rappelant le rôle prépondérant de la figure d’Adolphe Pinard, fondateur de la puériculture qu’il définit comme la « recherche des connaissances relatives à la reproduction, à la conservation et à l’amélioration de l’espèce humaine », comprenant trois parties : « Puériculture avant la procréation, puériculture de la procréation à la naissance, puériculture après la naissance ». Selon Anne Carol, ces préoccupations anténatales aboutissent à la création de l’examen prénuptial inscrit dans la loi du 16 décembre 1942, complété par la création d’un certificat prénuptial d’avril 1946, puis réactualisé par le décret du 17 mars 1978 commenté dans les numéros 217 et 219 de la revue. Ce premier aperçu des archives de la revue La santé de l’homme permet de constater que cette manière de promouvoir la naissance d’enfants en bonne santé se poursuit au-delà de la seconde guerre mondiale. Par la suite, ces préoccupations médicales vont s’exprimer sous des formes plus techniques et psychologiques qu’idéologiques. Taisant le souci de gestion des problèmes à l’échelle de la population, la santé publique va privilégier un abord au cas par cas, dans le tête-à-tête avec les parents ou futurs parents. Ajoutons qu’avec le déclin du nombre de mariages, le certificat prénuptial va passer au second plan derrière les dispositions relatives au suivi de la grossesse qui vont devenir l’élément stratégique du dispositif de suivi. Les obligations de suivi de la femme enceinte vont être renforcées à plusieurs reprises, particulièrement en 1978 et en 1994. Ces visites et examens médicaux recommandés sont associés au remboursement des soins et au versement d’allocations familiales. Par la suite, en 1997, le décret du 27 mai établit que le dépistage de la trisomie 21 au cours du premier trimestre de grossesse doit être proposé de manière systématique. Associée à la possibilité d’interruption médicale de grossesse, cette forme nouvelle d’eugénisme se règle dans le cadre du « colloque singulier » entre les futurs parents et l’obstétricien. Hormis le cadre législatif, la sphère publique n’est plus saisie par cette question qui se règle en milieu hospitalier sur proposition de l’équipe médicale, acceptée ou non par le couple. De la sphère publique à la sphère privée, la préoccupation se métamorphose, mais persiste. Comme le fait remarquer Didier Fassin, le terme disparaît, mais l’eugénisme perdure en s’appuyant en particulier sur le fait que « ce sont désormais les partisans de l’utilisation plus large de la nouvelle génétique qui invoquent les droits des individus, et d’abord des parents, à décider ce que doit être leur descendance » (Fassin, 2001 : 65).

Allaitement, nourriture et croissance

Le premier numéro étant consacré aux populations rurales, la « médecine de la santé » passe par la personne de l’assistante rurale. Son regard veille religieusement sur le village (image 3). À la fois infirmière et assistante sociale, elle est mandatée pour transmettre un savoir et une morale aux différentes générations de femmes : « L’action éducative de l’assistante rurale doit tendre à inculquer aux mères de famille — et aussi aux grand’mères — les notions élémentaires de puériculture et de soins à donner à leurs enfants et à tous les membres de la famille » [2]. Mères et grands-mères ont à apprendre un savoir, faisant fi de leurs compétences et de leurs savoirs transmis de génération en génération (Loux, 1990 ; Delaisi de Parceval & Lallemand, 1998 ; Morel & Rollet, 1998). Hygiène et morale sont au centre des préceptes qui s’adressent essentiellement aux femmes, tenues pour responsables du quotidien de la famille.

Le martèlement éducatif des femmes se poursuit dans les numéros suivants, particulièrement le numéro 4 qui, pour astreindre la mère à son devoir d’allaitement, utilise l’argument naturaliste et plus encore, celui du droit de l’enfant. Au droit de l’enfant est assorti le devoir de la mère. Dans un article intitulé « Eugénisme et maternité. Un droit imprescriptible de l’enfant : l’allaitement maternel », jetant le discrédit par des allusions non explicitées aux nombreux « inconvénients » des modes de garde pour les nourrissons quand les mères travaillent, le Dr. Bertoye rappelle les lois sociales (« allocation familiale et décret-loi créant la prime dite de la Mère au Foyer » [3]) destinées à garantir la possibilité pour les femmes d’allaiter.

La Libération passe, les auteurs des articles précédents restent. Hommage est rendu en 1962 au créateur de la revue, à son œuvre clairvoyante, sans allusion au contexte historique qui a prévalu à la naissance du journal. De même, le Dr. Bertoye, auteur de l’article de 1942 sur « Eugénique et maternité », continue à produire en 1955 un article sur les « Principales erreurs de diététique infantile ». Aussi, la continuité des thèmes qui nous intéressent est manifeste. La question eugénique reste centrée sur l’allaitement, le rôle de la mère auprès de l’enfant et sur l’état de santé des procréateurs. Ainsi continue-t-on à insister sur l’allaitement comme « un acte normal » qui confère à l’enfant toutes les vertus, tandis que le biberon le condamne à la maladie, voire au décès.

« L’enfant au sein est rose, a les chairs fermes ; il est vigoureux. L’enfant au biberon est pâle, a les chairs molles, l’aspect soufflé. Sa croissance est irrégulière. [...] L’enfant au sein semble passer, sinon avec indifférence, du moins avec une résistance triomphante, au milieu des maladies ; l’enfant au biberon, par contre est prédisposé aux états morbides ; il est toujours en imminence d’infection » (La santé de l’homme, 1946, n°34, page 2).

L’alimentation, élément exogène, est tenue pour responsable de la santé du nouveau-né. Dans cet extrait, le biberon et le sein sont clairement opposés. Aucune autre possibilité n’est évoquée, alors que l’allaitement par une voisine, une parente, une nourrice était encore pratiqué à cette époque. Le lait maternel est invoqué au nom de ses qualités intrinsèques, en tant que produit biologique. Santé et beauté sont associées, tandis que le biberon est rendu responsable de la maladie ou, au moins, de l’incapacité d’y faire face. Évidemment, on doit se rappeler le climat de disette et la mortalité infantile catastrophique de 1945. Cette année-là, le taux atteint 11%, soit 75% de plus que dans les années précédant la guerre (Norvez, 1990 : 56). Cela peut conduire à promouvoir l’allaitement maternel. Soulignons cependant l’aspect excessivement caricatural de cette promotion dont les aspects normatifs sont clairement exprimés dans la conclusion de l’article : « La place de la mère est au foyer », lui conférant les accents de la propagande des années précédentes. D’autre part, le texte oppose le « beau bébé » à l’enfant malade. Dans cet extrait, la morbidité s’exprime sous les traits d’une maladie infectieuse, mais un peu plus loin y est associée la prévention du rachitisme : « Le sein de la mère, ou à défaut celui de la nourrice, protège celui-ci non seulement du rachitisme, mais contre les troubles digestifs, et la gravité des affections » [4].



En effet, entre 1945 et 1960, l’alimentation, la prise de poids du jeune enfant et son ossification sont les principaux indicateurs retenus, bientôt regroupés par la notion de « croissance ». Les recommandations s’adressent toujours à la mère de famille (images 4 et 5). Les médecins ne se battent plus pour une nourriture propre mais pour une nourriture correcte dans sa composition. Ils n’hésitent pas à préconiser le placement de l’enfant en cas de troubles digestifs nécessitant l’emploi de nourritures particulières.

« Si elles (matières indispensables à la construction des tissus) ne peuvent lui être fournies (par le lait), cela oblige à donner des farines spéciales telles que celles du soja ou du tournesol, de la viande ou des œufs. L’emploi de ces aliments pour le nourrisson oblige à une minutie qui ne me paraît pas pouvoir être réalisée dans la pratique familiale et nécessite le placement, au moins pour les premières semaines, dans une pouponnière spécialisée » (La santé de l’homme, 1955, n°87, page 3).

Soulignons au passage le discrédit des parents vus sous l’angle de l’incapacité à s’adapter à des besoins inhabituels de l’enfant. Le même ton est retrouvé concernant l’enfant scolarisé pour lequel les médecins réfléchissent également à la possibilité de compenser les « erreurs diététiques familiales » par le repas du midi à la cantine [5]. Dans ces différents abords des questions d’alimentation, il est souvent question des erreurs parentales ou des incapacités familiales à subvenir aux besoins de l’enfant.

Cet intérêt médical pour l’alimentation et particulièrement pour l’allaitement traverse les périodes historiques. Luc Boltanski souligne que « si les médecins ont de tout temps, bien qu’avec un zèle inégal, encouragé l’allaitement maternel, jamais celui-ci n’a été aussi fortement prôné qu’aux alentours des années 1900 » (1969 : 20). L’allaitement considéré au début du XXe siècle comme un « devoir sacré » traverse la période de la seconde guerre mondiale et les archives montrent un regain d’intérêt pour cette question pendant et après la seconde guerre mondiale. Durant les années 1960, il se combine aux préoccupations de croissance de l’enfant.

En 1978, le document du Ministère de la Santé, reproduit dans le n°219 de la revue, annonce de nouvelles mesures pour la « Protection de la maternité ». Concernant l’allaitement, il précise :

« L’allongement du congé maternité peut inciter davantage de femmes à l’allaitement. À l’heure actuelle, trop peu de femmes choisissent d’allaiter leur enfant [...]. En effet, l’allaitement maternel correspond exactement aux besoins nutritionnels de l’enfant. Parfaitement adapté aux capacités de son organisme, il est de plus le seul à apporter des anticorps assurant au nourrisson une immunité contre les maladies infectieuses » (La santé de l’homme, 1978, n° 219, page 16).

Besoins nutritionnels liés à la croissance et immunité vis-à-vis des maladies infectieuses sont toujours les arguments mobilisés. En 1999, le thème de l’allaitement arrive toujours jusqu’à nous avec la force d’une évidence reposant sur une réalité biologique à laquelle s’adjoignent des arguments médicaux et économiques.

« Comment comprendre qu’un phénomène physiologique offrant le produit le meilleur sur le plan de la qualité et de la sécurité et le plus économique, soit délaissé au profit d’un produit artificiel de qualité inférieure, moins sûr et plus coûteux ? » (La santé de l’homme, 1999, n°339, page 16).

Cette interrogation est posée par le Dr. David, pédiatre dans l’éditorial d’un dossier spécial de la revue sur l’allaitement maternel. Ces arguments sont-ils les seuls ? Cette nouvelle émergence du thème de l’allaitement va de paire avec l’arrivée d’arguments psychologiques qui prennent une place considérable dans les années 1990. Bénéfices nutritionnels et propriétés anti-infectieuses sont des permanences dans les arguments médicaux, mais s’y ajoutent l’argument immunitaire et l’argument relationnel : « La qualité de la relation qui s’établit entre une mère et son nourrisson lors de la tétée est sans doute optimale » [6]. Pour emporter le choix entre sein et biberon, l’expert prête la parole au nouveau-né : « Le nouveau-né veut le sein. Pourquoi ? [...] Pour la qualité du lait : allergie, immunité ; pour les relations de l’enfant à la mère, lieu et lien premiers de toute relation sociale » [7].

Cependant, étant donnée la difficulté à modifier les pratiques, les positions sont plus ambivalentes qu’auparavant : « Il faut donc convaincre que l’allaitement maternel c’est mieux, tout en rassurant les mères qui n’en font pas le choix » [8]. De nouveaux développements apparaissent :

« Contrairement aux idées reçues, l’allaitement favorise la perte de poids et diminue la masse graisseuse. Une réduction du risque pour les femmes qui allaitent a été rapportée pour le cancer du sein avant la ménopause, dont le risque est diminué de 50% après une durée d’allaitement d’au moins six mois, le cancer de l’ovaire, dont le risque chute de 25% après un allaitement d’au moins deux mois, et la fracture du col du fémur chez la femme de plus de 65 ans, dont la fréquence diminue de 50% » (La santé de l’homme, 1999, n°339, page 17).

En 1999, les arguments du dossier vont donc s’intéresser non seulement à la santé et au développement du nouveau-né, mais également au bien-être de la mère dans sa relation avec l’enfant, qui plus est, à la santé de la femme, chiffres à l’appui, et à l’esthétique du corps féminin dont le nouvel idéal de minceur a été malmené par la grossesse. Les arguments se multiplient, mais ne disparaissent pas vraiment. Nous sommes passés de l’ère du « devoir sacré » à celui de la responsabilité maternelle de faire le bon choix pour elle-même et pour l’enfant. À bon entendeur salut ! Les arguments s’accumulent pour lui faire entendre raison, en tant que mère et en tant que femme. De l’obligation à la responsabilité, l’expression de la contrainte sociale se transforme, mais reste très présente.

Vaccinations

Comme nous l’avons signalé, dans l’allaitement, la préoccupation de lutte contre les maladies infectieuses traverse les décennies. Cependant, celle-ci va s’épanouir plus encore au travers des obligations vaccinales. Les vaccinations ont donné lieu jusqu’à nos jours à des articles pour maintenir un taux de couverture vaccinale suffisant et pour informer à propos des nouveaux vaccins dont les enfants peuvent tirer bénéfice pour leur maintien en bonne santé. La maladie infectieuse est l’exemple typique d’une maladie où prédomine une représentation de type exogène (Laplantine, 1986). La prévention de type pasteurienne va proposer de la combattre par le vaccin, lui aussi introduit de l’extérieur dans la personne. Cependant, son action sur l’immunité de l’enfant provoque une action endogène que nous tenons pour protectrice. La mise en œuvre de cette protection incombe toujours à des femmes dont les images persistent dans les timbres de lutte contre la tuberculose vendus par les enfants durant l’année 1955. La perspective de l’universalité de la protection transparaît ici sous les traits de trois enfants représentant trois continents. Les enfants de différentes origines renvoient à l’utopie du modèle hygiéniste : un germe, un vaccin, une couverture vaccinale permettant l’éradication planétaire (Dozon, 2001). La silhouette protectrice est toujours celle d’une femme (image 6). Tandis que l’homme est en position de notoriété publique, présenté sous les traits du chercheur (image 7).

C’est sous le mode de l’obligation légale que les vaccinations vont être imposées. Avant la période qui nous intéresse, en 1902, la première vaccination obligatoire sera celle contre la variole. Ensuite en 1950, le BCG devient obligatoire, puis en 1955 les vaccins antidiphtérique et antitétanique, enfin en 1964 le vaccin antipoliomyélitique. La loi précise que le responsable de l’autorité parentale est tenu de soumettre ses enfants à ces vaccinations [9]. Si la vaccination est l’exemple par excellence d’une prévention se référant au « modèle pasteurien », nous constatons avec Jean-Pierre Dozon que son caractère obligatoire lui donne une application prenant la forme d’une prévention épousant le « modèle de la contrainte profane ». Pour les familles, vaccinations et contrôle sanitaire s’imposent préalablement à l’entrée de l’enfant dans la scolarité. Ces obligations vaccinales sont un passeport nécessaire à l’accès aux structures de garde et à l’école.

Cependant, au cours des années 1960, la prévention semble se décontracter. L’obligation persiste, mais nous voici dans un combat qui prend l’allure d’un jeu : jeu de ballon, jeu de peluche, jeu d’enfant auquel les parents sont invités à soumettre leur enfant (image 8). De nouveaux vaccins apparaissent ayant pour cible les maladies infantiles : rougeole (1958), rubéole (1962), oreillons (1967), varicelle (1973). Ce n’est pas tant le souci de la vie de l’enfant que les conséquences néfastes de ces pathologies qui sont visées. Pour ces nouveaux vaccins, l’obligation fait place à l’appel aux parents, à leur raison et à leur sens des responsabilités, particulièrement lorsqu’il est question de ces vaccinations contre les maladies infantiles qui n’ont jamais eu un caractère obligatoire (image 9). « On ne peut pas demander à un enfant qu’il mesure les conséquences de la rougeole, des oreillons ou de la rubéole » dit le slogan de cette affiche. C’est donc — sous entendu — à vous parents de mesurer ces conséquences et de tirer les conclusions qui en découlent, c’est-à-dire de soumettre votre enfant à la vaccination. Une autre affiche sur le même thème use des mêmes arguments :

« Aujourd’hui, pour prévenir la rougeole, les oreillons et la rubéole, une seule vaccination suffit. Une fois pour toutes. Si vos enfants pouvaient choisir, à votre avis, qu’est-ce qu’ils décideraient ? Etre malades ou vaccinés ? »

La vaccination ROR n’est pas obligatoire, mais les parents sont invités à se soumettre à une obligation morale de “bons parents” et à tenir compte des progrès de la médecine qui sont également présentés comme pouvant éviter bien des désagréments à eux-mêmes et à leurs enfants. La prévention les invite à « adhérer largement aux propositions de prévention et d’amélioration de la santé émanant de la biomédecine » (Dozon, 2001 : 41). L’énoncé se rapproche en cela du « modèle contractuel » de prévention. Les parents deviennent, dans ces années 1980, les « sentinelles » de la santé de leur enfant. C’est également dans la vie quotidienne de l’enfant à la maison que cette fonction parentale va être sollicitée par la prévention.

Accidents et vie quotidienne au sein de la famille

Accidents de l’enfant

La principale évolution thématique est celle de l’apparition d’une nouvelle préoccupation : les accidents d’enfants [10]. Les débuts de ce thème sont les prémices d’une nouvelle période (image 10). En 1959, pour la première fois, la question des accidents d’enfants est envisagée sous la forme d’un article d’une demi-page « L’été et les jeux des enfants », consacré à la santé des enfants en vacances [11]. L’année suivante, deux pages traitent de « La prévention des accidents à la maison » [12]. Dès 1962, un important dossier « Les accidents d’enfants » occupe 19 pages de la revue [13]. L’introduction de ce dossier, rédigée par Raoul Senault et Michel Manciaux [14], marque un tournant dans la manière d’appréhender la prévention : les auteurs soulignent que « La régression du péril alimentaire chez le jeune enfant, la diminution de la mortalité infectieuse sont choses patentes » et qu’en conséquence, ces améliorations ont dévoilé un autre « fléau responsable d’une cause de mortalité inquiétante [...] : le péril accidentel ». Autre élément nouveau, cette affirmation est étayée par des chiffres. C’est le début de l’avènement de l’épidémiologie. L’entité enfant est très large, couvrant les jeunes de 1 à 19 ans. La comparaison internationale est proposée pour montrer l’importance de cette évolution d’un fléau à l’autre. Cependant, les chiffres ne sont pas commentés, il semble que leur seule présence suffise à prouver la scientificité du propos.

Or, si on y regarde de plus près, on peut constater que certes les accidents sont une cause de mortalité importante (20,6 % des décès entre 1951 et 1955), mais la France est relativement épargnée par rapport à d’autres pays européens (13e rang des 15 pays évoqués). En revanche, « les autres causes et causes inconnues » tiennent une place tellement importante (47,5%, soit le premier rang des 15 pays) que la validité des chiffres précédents peut être interrogée. Quoi qu’il en soit, le chiffre est placé comme preuve et d’autres pays comme la Suède sont évoqués pour montrer ce qui peut être entrepris dans le domaine. Les prémices de quatre inflexions importantes de la prévention sont également proposées. Ainsi, dans l’article introductif du dossier de 1962, il est question :

  • des liens entre prévention et développement de l’enfant ;
  • de la « coopération entre tous ceux qu’intéresse le problème » ;
  • d’une éducation nécessitant un « esprit positif et dynamique » ;
  • des liens nécessaires entre prévention et prise en charge sanitaire.

Dans le domaine familial, en ce début des années 60, la mère reste la cible privilégiée des recommandations. Seul son rôle est évoqué pour les jeunes enfants : « La protection doit être maintenue pendant la plus grande partie des cinq premières années de la vie, c’est là le rôle de surveillance de la mère » [15], tandis que l’idée de campagnes d’information par voie médiatique apparaît : « Presse, radio, télévision, cinéma doivent avoir leur part dans cette information du public », « de vastes campagnes éducatives devront faire connaître au public la réalité du péril accidentel » [16].




Les images du dossier de 1962 évoquent tant les dangers à l’intérieur de la maison qu’aux alentours. Elles mettent en scène des enfants de moins de 10 ans, même si la tranche d’âge couverte par le texte est plus large (images 11 et 12). Deux affiches d’Orcel datent de cette même période et reprennent l’une la question des risques à l’intérieur de la maison, l’autre ceux de l’extérieur. La première est intitulée « Apprenez le geste de sécurité ». Elle est destinée à éviter les intoxications par l’eau de Javel en mettant hors de portée de l’enfant le produit dangereux (image 13). La seconde date de 1965 et montre l’enfant qui apprend à rouler à bicyclette (image 14). De plus, la protection passive par l’énoncé de règles de construction des différents éléments environnementaux responsables des accidents de l’enfant fait son chemin. Le milieu est présenté comme dangereux, voire hostile ; l’enfant comme un être fragile et intrépide auquel la mère doit servir de gardienne.

En 1981 puis en 1982, soit 20 ans plus tard, un article puis un nouveau dossier sont consacrés aux accidents. Cette fois, seuls les accidents domestiques sont abordés, excluant dans leur définition les accidents de circulation, mais englobant les accidents scolaires. La tranche d’âge des enfants est plus cernée. Le dossier porte sur les enfants de moins de 10 ans. Les thèmes du développement psychologique de l’enfant, de ses liens avec la santé et les risques d’accidents poursuivent leur progression dans la revue (image 15). Si le message prend une formule positive « vivons la sécurité », l’iconographie renvoie comme certains commentaires à la diversité des périls qui guetteraient l’enfant chez lui.

Le milieu est toujours présenté comme dangereux, parfois par la « faute » des parents, comme l’image 16 le suggère. Dans cet environnement rempli de chausse-trappes, l’enfant non surveillé (deuxième erreur parentale présentée) poursuit son expérimentation innocente. Cependant, une démarche de prévention est proposée et pour la première fois elle introduit une idée que l’on retrouve dans les documents actuels : les conseils tiennent compte des facultés de l’enfant et de son développement : éliminer le risque, écarter le risque, isoler le risque, surveiller, augmenter la résistance au risque, former et entraîner au risque, modifier le risque, informer du risque, etc. La démarche laisse penser qu’il est possible de protéger par une éducation adéquate et que par son éducation, l’enfant va pouvoir participer à sa propre sauvegarde.




Sur ces images des années 80, c’est toujours la mère qui est mise en situation d’éduquer l’enfant et de l’accompagner dans ses découvertes. On remarque néanmoins la présence de l’homme quand il s’agit d’effectuer l’acte salvateur ou le geste adéquat en attendant les secours.



Cette présence dans l’iconographie se confirme dans le texte où le père fait subrepticement son apparition puisque cette fois le dossier s’adresse non plus à la mère, mais aux parents : « le CFES va lancer prochainement un programme d’actions devant permettre d’apporter aux parents souvent conscients des risques encourus par leurs enfants, les moyens d’y remédier » [17]. Cependant, la reprise de ce principe dans l’iconographie ne se traduira qu’à la fin des années 1990, lorsqu’on pourra voir le père dans une situation quotidienne tenir une place éducative (image 23).

Revenons au dossier de 1982. Une place importante y est consacrée à la question des normes industrielles des produits destinés aux enfants. L’environnement physique et la vulnérabilité particulière des enfants à certaines périodes sont mis en avant. Certaines déclarations relèvent les côtés positifs de la maison : « la maison que nous représentons ici, est avant tout la maison-foyer dans laquelle il peut faire bon vivre ensemble, même si nous en avons montré les pièges essentiels » [18]. D’autres auteurs sont moins nuancés :

« ce devrait être une évidence que la maison, « sa maison », « son chez lui » est le lieu idéal et privilégié de sécurité de l’enfant [...]. Ce devrait être, et ça n’est pas ! Bien loin d’être un havre de paix et de sérénité qu’on imagine, la maison est un endroit menaçant, plein de dangers sournois, insidieux et pourtant réels » (La santé de l’homme, 1981, n°236, page 19).

Une large place est encore donnée dans le dossier à des fiches proposant un inventaire des risques de mortalité, des situations dangereuses, des cas vus dans les services d’urgences pédiatriques, des recommandations et des gestes d’urgences. Les parents y sont présentés tantôt comme négligents, tantôt maladroits dans les relations : « Neuf (accidents) sur dix auraient pu être évités par une simple précaution, une attention. Neuf sur dix sont le fait d’une négligence » [19]. Les enjeux relationnels prennent peu à peu de l’importance dans l’argumentaire. Ainsi, la qualité des relations est mise en avant comme facteurs prédictifs des accidents, enquête à l’appui : « À travers la variété des causes et des circonstances, un facteur d’ordre psychologique et affectif revient tout le temps : mauvaise qualité des relations parents-enfants, perturbation momentanée ou durable de l’équilibre familial » [20].

Vie quotidienne de l’enfant

Avec le souci du développement psychologique de l’enfant et de la qualité des relations parents-enfants, naissent d’autres préoccupations qui renforcent la prise en compte de la vie quotidienne de l’enfant. Ceci se manifeste par des campagnes de prévention sur les activités à l’intérieur du domicile familial. Ainsi en est-il de la santé respiratoire évoquée à propos de la tenue du ménage, des allergies, de la présence d’animaux de compagnie ou du tabagisme des parents [21]. Dans ces articles se mêlent les questions ayant trait d’une part au développement de l’enfant et à son épanouissement, et d’autre part aux préoccupations d’hygiène concernant le développement des acariens et autres substances allergisantes.



Une ambivalence existe : la présence d’animaux de compagnie et le confort des décorations intérieures semblent souhaitables, mais produisent également des effets délétères (image 24). Le hamster apporte le sens des responsabilités, l’expression de marques d’affection, mais également les poussières, les poils, etc. De même, la décoration, les coussins, les moquettes donnent aux jeux un espace de confort, mais créent des réservoirs de poussières où les acariens, principale source d’allergie, peuvent se développer. Cette coexistence d’arguments contraires souligne la lutte entre deux types d’arguments : l’argument médical au travers de la question immunologique d’une part (image 25), et l’argument psychologique de développement de l’enfant, d’autre part. L’importance de l’environnement physique de l’enfant, déjà abordé comme source délétère quand il était question d’accident de la vie domestique, est ici une nouvelle fois l’objet d’un modèle étiologique d’origine exogène, tandis que s’affirme également l’importance des relations de l’enfant avec les personnes qui l’entourent, mobilisant ici le registre d’une étiologie basée sur le relationnel (Laplantine, 1986).

De nouveaux conseils sont donnés aux parents à propos du rythme de l’enfant dans sa vie quotidienne à la maison. Ainsi en est-il de l’horaire du coucher. Le thème du sommeil de l’enfant fait ainsi une nouvelle entrée dans les thèmes de prévention (images 26 et 27). Soulignons qu’il était présent depuis longtemps dans les préoccupations des hygiénistes qui l’incluaient dans les consignes de comportement de l’enfant visées par le maître et par les parents chaque semaine dans le tableau de propreté (Goubert, 1984). De fil en aiguille, ces petits articles mettent l’accent sur l’intimité des familles plus que sur les espaces publics (écoles, rues, lieux de loisirs) que les enfants côtoient. Dans ces campagnes, le promoteur donne beaucoup de préconisations sur la tenue de la maison, l’organisation de son intérieur [22]. L’armoire à pharmacie, les comportements à adopter vis-à-vis de l’endormissement du jeune enfant et de son sommeil, les questions de psychologie ou la position durant le sommeil [23]. Les vignettes qui précèdent les préconisations sont des exemples de dénigrement des parents. Il ne s’agit pas seulement d’informer, la prévention se prépare à combattre des attitudes jugées nuisibles. Pour cela, elle commence par dénigrer les pratiques parentales. Ces énoncés concernent l’armoire à pharmacie et le coucher des enfants :

« Elle déborde de toute part. Les médicaments qu’elle contient sont périmés, inefficaces, voire dangereux. L’utilisation qu’on en fait est plus ou moins adéquate... C’est notre pharmacie familiale moyenne » (La santé de l’homme, 1980, n°229, page 29).

« Ce soir, Patrick, trois ans et demi, est décidément très excité. Son père est de retour après un déplacement professionnel de quelques jours. Patrick lui fait fête et refuse de se coucher. Enfin, dans son lit, il invoque tous les prétextes pour se relever. Machinalement, sa mère sort de l’armoire à pharmacie le sirop-baguette-magique prescrit cet hiver par le médecin et lui en fait boire une bonne ration. Un sirop, cela ne peut pas porter à conséquences... une scène presque banale de la vie familiale » (La santé de l’homme, 1982, n°242, page 21).

Ces sujets de prévention se traduisent donc par de nombreuses interférences avec la vie des familles et restent porteurs d’une vision plutôt négative des modes de vie familiaux. Bientôt la question de la maltraitance des enfants viendra renforcer ces préoccupations publiques pour la sphère privée.

Évolution et permanence des arguments

En suivant le fil des évolutions thématiques, apparaissent différents discours dans les recommandations de santé publique émises par les autorités sanitaires à l’adresse des futurs parents ou parents de jeunes enfants de moins de six ans.

La survie et la santé de l’enfant

Le principal argument de la prévention est probablement celui de prescrire ou de proposer des comportements susceptibles de protéger la vie des enfants ou leur santé. À ce titre, la prévention traduit un principe qui transparaît dans toutes les sociétés sous des formes variées, cherchant à donner sens aux différentes formes du malheur et particulièrement celles qui portent atteinte à la vie des êtres humains (Augé & Herzlich, 1984). Généralement, une attention particulière est portée à la vie des nouveau-nés et des jeunes enfants souvent perçue comme fixée de manière encore incertaine au monde des vivants (Arnaud, 1999 ; Loux, 1978). L’argument de la survie de l’enfant était un point central au XIXe siècle. Le Professeur Monot s’appuie sur des chiffres de mortalité infantile pour dénoncer les méfaits de « l’industrie nourricière ». De même, la question des années 1870 sur le maintien ou non des maternités est étayée par des enquêtes comparant les maternités aux autres lieux de naissance (Beauvalet-Boutourye, 1999 ; Lefaucheur, 1995). Nous le retrouvons de nouveau en France, durant la période qui nous concerne. Cette visée générale de préservation de la vie et de la santé est illustrée et argumentée en se fondant sur les statistiques. Ainsi en 1946, cet argument est brandi : « N’oubliez pas que la mortalité des enfants en nourrice atteint parfois 80% en été » [24]. En 1962, nous avons vu qu’il est également présent dans le premier dossier sur les accidents de l’enfant. Jusque 1980, la plupart des articles commencent par un état chiffré de la question ou incluent un développement les présentant. Durant les années 1980, l’enseignement de l’épidémiologie se développe en France. De nouveaux organismes sont créés tels que les Observatoires régionaux de santé et plus tard l’Institut de veille sanitaire en 1999. Ils viennent compléter les missions de l’INSERM. L’Etat leur confie des missions de collectes de données destinées à éclairer les décisions de Santé publique prises par les différentes collectivités territoriales. Ces éléments vont renforcer la présence de l’épidémiologie dans la sphère de la santé publique en général, et de la prévention pour ce qui nous concerne. Dans ce contexte, à partir des années 1980, la plupart des dossiers mobilisent une page spécifique pour les données épidémiologiques. Ainsi, dans le n°339 de la revue dont le dossier porte sur l’allaitement, un article est rédigé par Monique Kaminski. Il présente « l’allaitement maternel en France en 1995 » en développant les données nationales, par régions, selon les caractéristiques sociodémographiques des mères, les modalités d’accouchement et les caractéristiques de la maternité. L’épidémiologie sert d’étayage au savoir médical relayé par la revue, mais également d’argument auprès des parents qu’il convient d’alarmer ou de convaincre d’adopter les comportements proposés par la médecine pour sauvegarder la santé et la vie de l’enfant.

Naturalisme et bon sens

Différents types d’arguments sont mobilisés au fils du temps. Ainsi, durant la période du début de la revue transparaît très clairement une vision naturaliste, mise au service de l’eugénisme. La prévention part d’une réalité biologique : la mère met l’enfant au monde et est capable de nourrir son enfant. Cette observation biologique est érigée en loi sociale qui assigne la mère à son devoir nourricier, et par extension au travail domestique : « la place de la mère est au foyer » [25]. Là, il lui revient d’« augmenter l’attrait du foyer » [26]. Cette vision du couple est mobilisée pour atteindre un objectif eugénique :

« L’avenir de la race en dépend... Pour avoir des adultes sains, il faut permettre à l’enfant d’avoir dès les premiers jours une croissance parfaite : l’allaitement au sein en est une condition primordiale » (La santé de l’homme, 1942, n°4).

Ce faisant, il satisfait également au maintien d’un certain ordre social : l’homme au travail, la femme au foyer. Au besoin, l’argument naturaliste est renforcé par un appel au « bon sens ». « Le simple bon sens suffit à prouver que le lait de la mère appartient à l’enfant ». L’appel au bon sens et à l’évidence biologique n’ont pas disparu, mais ils sont rarement utilisés comme seuls arguments. Pour l’allaitement maternel, l’évidence biologique est maintenant complétée par d’autres registres argumentaires comme la qualité, la sécurité, l’économie, la relation et l’esthétique du corps féminin. En 1979, le « bon sens » est un des arguments utilisés contre le tabagisme des parents associé à l’argument de la qualité de vie :

« L’élevage d’un enfant dont l’arrivée au monde comble les parents de joie et d’espoir, comporte néanmoins bien assez de problèmes sans avoir à supporter ceux qu’engendre l’usage du tabac. [...]. C’est une question de bon sens qui contribue à la qualité de l’existence » (La santé de l’homme, 1979, n°220, page 12).

Morale et obligations parentales

La prévention colporte avec son trousseau d’arguments des implicites sur les droits de l’enfant et les devoirs des parents à son égard. L’eugénisme souligne que les parents doivent adopter des comportements sexuels leur assurant une progéniture exempte de handicap. En cas contraire, il est sous-entendu qu’ils sont responsables de l’imperfection de l’enfant par leur non-conformité à la recommandation.

Dans les mêmes numéros de la revue, l’enfant est un être malléable auquel il convient d’apprendre ce que la fondatrice de l’école des parents et des éducateurs nomme « La propreté morale » [27]. L’hygiène est, comme le dit Jean-Pierre Goubert (1984), le nouveau catéchisme révolutionnaire et la lui apprendre revient à l’imprégner de préceptes de bonne conduite. « Il faut donner aux petits enfants le goût et l’amour de la propreté, parce que la propreté est belle, parce que lorsqu’on l’aime, on l’aime en toutes choses, sur son corps, sur ses vêtements, dans sa maison, dans son esprit et dans son cœur ». Parents et éducateurs doivent « l’apprendre au petit enfant entre 3 et 6 ans, c’est-à-dire à l’âge de la formation des automatismes qui est celle des grands enregistrements ». Devoir donc des parents, associés aux autres instances éducatives dans leur responsabilité de former l’enfant tant physiquement que moralement.

Plus récemment, à propos de sujets comme l’alimentation de l’enfant et la lutte contre la maltraitance, il est entendu que les parents doivent assurer à leurs enfants les conditions de leur développement harmonieux, tant physiquement que psychologiquement.

Bien-être, sécurité et confort

L’évocation de la sécurité, du bien-être et du confort se situe à l’articulation entre les risques pour la vie et la santé de l’enfant et les arguments psychologiques qui se développeront au cours des années 1980. Si l’argument de confort fait son apparition avec la question du tabagisme, il est très présent en matière de vaccination non obligatoire car la plupart du temps, les maladies infantiles n’engagent pas le pronostic vital de l’enfant, mais sa souffrance ou ses performances ultérieures. Par ailleurs, ces maladies rendent les parents indisponibles pour leur travail et cet argument d’évitement d’une gêne dans l’accomplissement professionnel est suggéré. Si, dans l’allaitement, on tente de convaincre la mère en lui expliquant qu’elle retrouvera plus rapidement la ligne, de manière analogue, pour d’autres thèmes, la prévention explique aux parents que la solution proposée est celle qui tient le mieux compte de leurs propres préoccupations familiales et professionnelles. L’argumentation ne se développe plus seulement en direction de la santé de l’enfant, mais elle intègre de nouvelles formes d’accomplissement des parents tels que ceux que la sociologie a contribué à mettre en lumière (Singly (de), 1993, 1996). Cette évolution du champ de la famille se produit au moment où la santé positive s’impose progressivement dans le champ de la santé publique, sous l’influence du modèle nord-américain qui arrive jusqu’en France au travers des publications québécoises. « Les aspirations à un nouveau mode de vie, à un nouvel équilibre entre l’homme et son environnement tendent à devenir universelles. La santé réintégrée dans l’art de vivre n’est plus l’aspiration de quelques privilégiés » [28].

Arguments psychologiques

Un autre registre d’arguments est mobilisé pour démontrer et convaincre, il s’agit des savoirs psychologiques particulièrement ceux concernant le développement de l’enfant et l’impact des relations parents/enfants sur ce qui advient de lui. Comme le dit Silvia Parrat-Dayan, avec la nouvelle puériculture, « le corps devient psychologique » (1999 : 179). Ainsi, dans un premier temps, les enjeux relationnels sont mis en avant comme facteurs prédictifs des accidents, enquête à l’appui :

« À travers la variété des causes et des circonstances, un facteur d’ordre psychologique et affectif revient tout le temps : mauvaise qualité des relations parents-enfants, perturbation momentanée ou durable de l’équilibre familial » (La santé de l’homme, 1982, n°240, page 20).

À cette explication épidémiologique du facteur de risque relationnel correspond l’action de prévention proposée ensuite :

« Il faut faire connaître et reconnaître le monde des enfants et les besoins de leur développement psychomoteur. Enfin, il faut stimuler la communication parents/enfants, l’attitude de partage par rapport au risque, suggérer l’image de l’enfant-partenaire » (La santé de l’homme, 1982, n°240, page 4).

Cette reconnaissance de l’enfant comme acteur dans la relation est elle aussi apportée par un nouveau regard de la psychologie sur l’enfant qui s’impose dans la sphère sociale au cours des années sous l’effet de la médiatisation des travaux psychanalytiques tels que ceux de Françoise Dolto dans les années 1980. Cet intérêt pour les apports de la psychanalyse va connaître un nouveau rebondissement avec le « soutien à la parentalité » impulsé par la circulaire de 1999 sur les réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement à la parentalité et relayé par le livre de Didier Houzel paru la même année et reprenant les travaux d’un groupe de travail dans lequel les professionnels psychologues, psychiatres et psychanalystes auront tenu une large part (Houzel, 1999).

Des arguments combinés

Un argument est parfois isolé, mais le plus souvent l’argumentation repose sur une combinaison de plusieurs registres. Les raisons invoquées pour justifier aux yeux des parents une pratique préventive évoquent alors plusieurs des arguments présentés ci-dessus. Ainsi, à propos du portage, la revue dit : « En position verticale, orthostatique, il digère plus facilement » (argument de santé de l’enfant). Un peu plus loin, nous trouvons une combinaison d’arguments :

« Les plus nerveux, ceux qui régurgitent facilement, digèrent mal, souvent parce qu’eux aussi cherchent à trouver leur rythme, leur place dans le monde, appellent de leurs troubles, l’intimité biologique interrompue. « Le portage », comme l’allaitement à la demande, est la concrétisation matérielle du lien, de ce « bonding » cassé au moment de la grande séparation de la naissance » (La santé de l’homme, 1982, n°242, page 10).

Le même symptôme de régurgitation est vu comme une conséquence d’un mal être de l’enfant auquel la pratique proposée apporte une prévention et/ou un traitement (argument psychologique). En l’occurrence, la référence à la grossesse et à l’allaitement (argument naturaliste) corroborent les images de la revue qui suggèrent qu’il revient à la mère de porter l’enfant.

Conclusion

Pour la clarté de l’exposé, nous avons étayé notre propos sur des thématiques apparues avant 1985, afin de pouvoir en appréhender l’évolution. Ceci a pour contrepartie de ne pas laisser à des sujets d’actualité (maltraitance, soutien à la parentalité) toute la place à laquelle on pourrait s’attendre. De même, certains thèmes (comme la prévention des gastro-entérites ou la consommation d’alcool et de tabac) n’ont pas été traités en tant que tels, afin de ne pas alourdir l’aspect descriptif de la revue. Faisant la part belle à l’évolution thématique, nous avons laissé au second plan les stratégies d’imposition des comportements attendus qui auraient pues constituer une autre lecture du matériau examiné.

Néanmoins, les thématiques développées confirment « que constater que le gouvernement des corps est devenu une réalité incontournable des sociétés contemporaines » (Dozon & Fassin, 2001 : 350). Nous avons tenté de montrer au travers de la consultation des archives de la revue La santé de l’homme combien les préoccupations de santé publique à l’égard des parents et futurs parents apparaissent comme une donnée constante, mais comment les modalités de cette prévention ont évolué, concernant :

  • Les interlocuteurs auxquels elle s’adresse : très longtemps exclusivement à la mère, puis au début des années 1980 aux parents.
  • Les thèmes qu’elle aborde explicitement : de l’eugénisme à la nourriture ; du péril infectieux au péril accidentel.
  • Les arguments qu’elle déploie pour convaincre : survie de l’enfant, naturalisme, bon sens, moralisation, rappel des obligations parentales, bien-être, sécurité, confort, psychologie...

Cependant, la revue conserve bien des ambivalences dans la manière d’aborder le rôle de la prévention, tantôt affichant des objectifs de soutien et d’aide aux parents, tantôt rejetant sur eux la responsabilité des maladies et des accidents. Souhaitant une prévention positive, mais s’exprimant en pointant les défaillances et non les compétences parentales. L’analyse des archives tend à mettre en évidence certaines discordances. Au sein des dossiers, les propos introductifs ne sont pas toujours en harmonie avec les articles des différents auteurs. Ainsi, en 1962, les propos de Michel Manciaux (membre du club de pédiatrie sociale) dans l’introduction du dossier sur les accidents de l’enfant sur une « santé positive » ne sont pas relayés par les développements qui émanent de médecins urgentistes qui présentent toutes les catastrophes possibles. On peut ainsi faire l’hypothèse de tendances différentes issues de la médecine de soins et de la pédiatrie sociale.

De même, l’examen des images et des textes montre parfois des écarts surprenant entre le propos et l’illustration. Ainsi en est-il du dossier sur les accidents de 1982 qui s’adresse aux parents et nous montre la mère en présence de l’enfant dans sa vie quotidienne. Le même écart est perceptible entre le slogan « Ensemble, vivons la sécurité » et les images d’accidents qui émaillent l’affiche. Faut-il lire dans ces dysharmonies le signe de tendances contradictoires entre anciennes prescriptions et nouveaux regards sur les parents ? Entre les anciennes visions de la santé comme absence de maladie ou d’infirmité et les évolutions du concept de santé apportées par les définitions de l’O.M.S. en 1945, puis celle de la promotion de la santé en 1986 ?

Nouveau décalage encore que celui qui sépare l’intérêt médical pour un champ de recherche et son application dans la sphère de la santé publique. Ainsi, dans les années 1960, sont menées les premières études sur la maltraitance par les équipes de Michel Manciaux (Neiman & Manciaux, 1965) et Pierre Strauss (Strauss & Kaplan, 1967) sur la maltraitance et les actions auprès du grand-public, comme la création du numéro vert « Allo enfance maltraitée » en 1989.

À travers les discordances, est perceptible la cohabitation de modèles différents : anciens modèles tombant en désuétude, mais jamais totalement écartés, nouveaux modèles faisant leur apparition et s’affirmant progressivement. Malgré ce flou permanent, une ligne générale d’évolution des messages de prévention à l’égard des parents se dessine et pourrait se résumer schématiquement par l’axe : de l’obligation à la responsabilisation. Cette responsabilisation n’exclut pas une part d’obligation. Elle s’adresse aux parents, tandis que la prévention dans son ensemble s’oriente vers une « individualisation de la responsabilité » associée à une « gestion collective de la santé » (Fassin, 1996 : 273). Tout le long de cet axe, la contrainte s’exerce, mais les arguments changent et les modalités de contrôle évoluent.

Les vaccinations sont, à cet égard, représentatives de cette mutation progressive. L’ère de l’obligation vaccinale se superpose à celle de la mesure de l’enfant comme Catherine Rollet le montre dans son étude des carnets de santé (2005). En effet, initiative privée, réservée à ses débuts à une élite de mères invitées à collaborer avec le médecin par l’observation de l’enfant relatée par écrit, les carnets de santé de l’enfant vont tendre à devenir un instrument rempli par le médecin et délivré obligatoirement pour chaque enfant en 1942, décision confirmée par la création de la Protection Maternelle et infantile en 1945. C’est à cette période que la revue est créée et même si les auteurs affirment que « le ton de la persuasion est préférable à celui du commandement » (1942), cet énoncé montre que l’idée d’obligation est bien présente, même si elle est posée en seconde intention. Par la suite, d’autres vaccinations ne sont pas venues remettre en question les obligations vaccinales contre la tuberculose, le tétanos, la diphtérie et la poliomyélite (exception faite de la variole), mais les recommandations se sont adressées aux parents en cherchant à les convaincre dans l’intérêt de l’enfant et pour leur confort personnel, faisant appel à leur sens des responsabilités. Relayées par les professionnels de santé et contrôlées par les professionnels des structures d’accueil de la petite enfance, de la P.M.I., du service de promotion de la santé en faveur des élèves et les médecins traitants, ces incitations s’insinuent dans le quotidien des familles qui, si elles veulent préserver leur image de « bons parents », y recourent dès les premières années de l’enfant. Ceci souligne qu’à travers la ligne de l’obligation à la responsabilisation, persiste le caractère normatif du discours de prévention.

Les conseils en matière de grossesse évoluent selon la même ligne. Les obligations vont progressivement se renforcer tant pour le suivi médical de l’enfant (trois certificats de santé sont créés en 1970) que pour le suivi médical des couples (instauration en 1946 et révision du certificat prénuptial en 1978). Les obligations de suivi de la femme enceinte vont être renforcées à plusieurs reprises (1978, 1994). Associées au remboursement des soins et au versement d’allocations familiales, elles ne sont plus seulement des obligations médicales, mais une manière de vivre la grossesse à laquelle il semble difficile de ne pas se soumettre, sous peine d’attirer le regard des travailleurs sociaux, ou de passer pour des parents qui ne verraient pas où se trouvent leurs propres intérêts. La conjugaison de l’obligation et de la responsabilisation illustre les termes de Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin : « il s’agit bien de processus sociologiques dans lesquels se trouvent mis en relation, d’un côté, la légitimité croissante de l’Etat comme détenant le monopole de la régulation sociale, et de l’autre, l’intériorisation toujours plus grande de valeurs privilégiant la maîtrise de soi » (2001 : 357).

Les recommandations que nous avons repérées dans la revue concernent différentes fonctions parentales. Ces dernières sont développées par Maurice Godelier (2004 : 242) rappelant et explicitant les travaux d’Esther Goody (1982) :

1. Concevoir et/ou engendrer ;
2. Élever, nourrir, protéger ;
3. Instruire, former, éduquer ;
4. Avoir des droits et des devoirs vis-à-vis de l’enfant ; Etre considéré aux yeux de la société comme responsable de ses actes, s’en porter garant ;
5. Doter l’enfant à la naissance d’un nom, d’un statut social, de droits, etc. Aussi bien dans le cadre des rapports de parenté que dans d’autres rapports sociaux ;
6. Avoir le droit d’exercer certaines formes d’autorité sur l’enfant et de le punir. En attendre certaines formes d’obéissance, de respect, voire d’affection ;
7. S’interdire d’entretenir des rapports sexuels (homo- et hétéro-) avec cet enfant. Pour ceux des parents pour qui cela reviendrait à commettre un inceste ou à faire un usage interdit de leur sexe.

Étant donnée la période prise en considération (de la grossesse à six ans) et la thématique (prévention), ce sont aux 1e, 2e, 3e et 4e composantes de la parentalité que les messages font référence. Plus récemment, lorsqu’il est question de prévention de la maltraitance, ce sont les 4e, 6e et 7e composantes qui sont en cause, de sorte que la seule composante non mobilisée concerne l’attribution d’une place dans la parenté et dans la société. Nous constatons donc qu’un thème comme celui de la santé balaie presque toutes les fonctions des parents à l’égard des enfants.

De nouveaux thèmes apparaissent au fil du temps, tels que les accidents et le mode de vie de l’enfant dans sa famille. Dans ces nouveaux thèmes, le discours se cherche, il fait preuve d’arguments contrastés et simultanés. Certains thèmes s’estompent comme la croissance et le rachitisme sans pour autant que les préoccupations concernant l’alimentation des enfants ne disparaissent totalement. Ainsi, l’allaitement est toujours présent quelle que soit la période. En ce qui le concerne, il est remarquable que les arguments changent, mais que la préconisation persiste. Sur ce point, nous constatons avec Silvia Parrat-Dayan qu’on assiste « au phénomène qui consiste à garder une même pratique mais en lui donnant une signification autre » (1999 : 179). Au terme de son étude historique des manuels médicaux de puériculture, elle conclue que « le modèle normatif se référant à la relation mère-enfant que l’on propose à chaque époque [...] s’accorde aussi avec la structure de la famille, le rôle de la femme et l’évolution socio-économique » (1999 : 181). Son étude corrobore les conclusions de Luc Boltanski qui souligne que la diffusion des normes de puériculture suit un mouvement progressif de l’élite proche des sommités médicales vers les classes populaires. Ces dernières se trouvent ainsi toujours dénigrées dans leurs pratiques, car leurs savoirs s’appuient sur des savoirs médicaux anciens, remis en cause par de nouvelles découvertes ou par des modèles explicatifs récents. Il souligne que les campagnes d’information ont tendance à rapprocher les classes moyennes des règles de puériculture, mais par un effet conjoint écartent encore davantage celles des classes populaires, car « elles entrent en concurrence avec les normes plus anciennes que préserve et propage cette instance illégitime que constitue le milieu familial et social. » (Boltanski, 1969 : 73). Les sociologues ont également décrit cette diffusion descendante de la norme dans la transmission des prénoms (Besnard & Desplanques, 1997). Si pour partie cette analyse reste pertinente, l’examen des archives de la revue permet de montrer que cohabitent toujours plusieurs modèles de prévention ce qui donne une complexité plus grande à l’interprétation des tendances. Les principes antérieurs à l’époque pasteurienne ne sont jamais réellement effacés, pas plus que les préoccupations eugéniques, mais elles passent peut-être pour un temps au second rang derrière une vision étiologique puisant dans le champ de la psychologie ce qui amène avec de nouvelles causes, à énoncer de nouvelles préconisations leur correspondant. Lorsqu’il propose les modèles étiologiques de la maladie, François Laplantine souligne que « dans chaque culture, on privilégie à un moment donné un certain nombre de représentations (qui peuvent être dites dominantes), au détriment d’autres représentations qui n’en sont pas pour autant absentes, mais marginalisées par rapport aux précédentes et, pour certaines refoulées (définitivement ou momentanément), c’est-à-dire, éliminées du champ social actuel » (Laplantine, 1986 : 41-42). En ce sens, les recommandations faites aux parents révèlent les sensibilités médicales variées véhiculées par les disciplines médicales. En effet, malgré un accord sur certains éléments centraux, les courants au sein de la santé publique et des spécialités médicales véhiculent des principes sensiblement différents et insistent parfois sur les mêmes précautions en mobilisant des arguments distincts. Appliquée au domaine de la santé de l’enfant, la citation de François Laplantine permet de comprendre la coexistence de tendances non homogènes. Cette cohabitation silencieuse de modèles dissemblables est particulièrement perceptible quand une nouvelle maladie survient. Mille explications et mille préventions sont, dans un premier temps, proposées dans la sphère publique, relevant tant de la morale, de l’isolement, de l’asepsie ou de la mise en garde individuelle, réactivant simultanément différents registres étiologiques et différents principes de prévention, dans l’attente de la stabilisation provisoire d’un savoir médical sur ce nouvel événement. Cette complexité perceptible dans la revue est résumée par Jean-Pierre Dozon qui note que « la prévention d’aujourd’hui offre bien plutôt l’aspect d’un monde culturellement hétéroclite où interviennent divers modèles d’anticipation et de maîtrise des dangers ou des malheurs, susceptibles, par ailleurs et selon les cas, d’interférer ou de s’opposer entre eux » (2001 : 25).

add_to_photos Notes

[1La santé de l’homme, 1942, n°1, page 5.

[2La santé de l’homme, 1942, n°1, page 19.

[3Les majuscules sont celles de la revue.

[4La santé de l’homme, 1946, n°34, page 2

[5La santé de l’homme, 1955, n°87, page 5. Voir également, sur ces thèmes, les articles de la revue La santé de l’homme suivant : « Prophylaxie des infections broncho-pulmonaires chez le nourrisson » (1954, n°86, page 152) ; « Principales erreurs de diététiques infantile, première et deuxième enfance » (1955, n°87, pages 2-3) ; « Considération éducatives sur l’alimentation des écoliers » (1955, n°87, pages 4-6) ; « La toxicose du nourrisson » (1956, n°92, page 22) ; « La prévention des maladies infectieuses des enfants par les vaccinations » (1957, n°101, page 115) ; « Nous devons et pouvons protéger nos nourrissons de la tuberculose » (1957, n°106, page 116).

[6La santé de l’homme, 1999, n°339, page 17.

[7Ibid, page 19.

[8Ibid, page 16.

[9« Les parents ou tuteurs sont tenus personnellement de l’exécution de ladite mesure » (Art. 6 du code de la Santé Publique pour la vaccination antidiphtérique).

[10Voir, sur ces thèmes, les articles de la revue La santé de l’homme suivant : 1960, n°114, pages 38-39 ; 1962, n°126, pages 3-22 ; 1981, n°236, pages 9-20 ; 1982, n°240, pages 9-27.

[11La santé de l’homme, 1959, n°109, page 58.

[12La santé de l’homme, 1960, n°114, pages 38-39.

[13La santé de l’homme, 1962, n°126, pages 3-22.

[14Tous deux professeurs de Santé Publique à Nancy. Par la suite, Michel Manciaux a été reconnu en France pour ses travaux sur la maltraitance qui ont conduit à une prise de conscience de ce problème à la fin des années 80.

[15La santé de l’homme, 1962, n°126, page 6.

[16Ibid, page 7.

[17La santé de l’homme, 1982, n°240, page 9.

[18Ibid, page 21.

[19La santé de l’homme, 1981, n°236, page 20.

[20La santé de l’homme, 1982, n°240, page 20.

[21Voir également, sur ces thèmes, les numéros de la revue La santé de l’homme suivant : 1982, n°237 (« la pollution des logements ») ; 1982, n°238, pages 26-28 (« Les animaux de compagnie ») ; 1982, n°241, page 23 (« Le tabagisme ») ; 1979, n°220, pages 9-12 ; 1980, n°225.

[22La santé de l’homme, 1980, n°229, pages 29-30.

[23La santé de l’homme, 1982, n°242, pages 21-28.

[24La santé de l’homme, 1946, n°34, page 2.

[25La santé de l’homme, 1946, n°34, page 2.

[26La santé de l’homme, 1942, n°1.

[27La santé de l’homme, 1943, n°13, page 3.

[28La santé de l’homme, 1998, n°233, page 5.

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Pour citer cet article :

Bernadette Tillard, 2007. « Quand la prévention sanitaire s’adresse aux parents et aux futurs parents ». ethnographiques.org, Numéro 14 - octobre 2007
Face à la maladie et au malheur [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2007/Tillard - consulté le 29.03.2024)
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