Introduction
Suite au colloque « Humour et joutes oratoires » qui s’est tenu à Neuchâtel du 27 au 29 novembre 2003, ce numéro d’ethnographiques.org propose une série d’articles prenant au sérieux différentes modalités de la parole ludique. Comme préambule à ces contributions, le présent texte entend apporter quelques éléments de réflexion sur une large variété de phénomènes à la fois sociaux, culturels et linguistiques qui constituent, sous des modalités très diverses, des « joutes oratoires ». Par ce terme commun, il me semble en effet intéressant de marquer la profonde identité qui existe entre différentes formes d’interaction verbale qui vont, pour apporter immédiatement quelques exemples, des joutes poétiques d’improvisation aux injures rituelles en passant par les histoires drôles et les devinettes.
Sous une forme un peu programmatique [1] je saisis donc l’occasion de poser ici quelques idées et quelques repères bibliographiques [2] (nécessairement empreints d’arbitraire) avec l’objectif de susciter d’autres analyses anthropologiques (c’est bien le moindre que d’ouvrir le débat sur un tel sujet !) et d’inciter à la multiplication de descriptions ethnographiques capables de rendre compte de la coexistence et de l’enchevêtrement dans un même système social de formes institutionnalisées et informelles de parole ludique.
Dans une perspective interdisciplinaire, cette thématique des joutes oratoires relève de trois grands champs des sciences humaines et sociales, (i) l’ethnologie et la sociologie, (ii) l’histoire des religions et la philologie, (iii) la linguistique.
Le terme de joute oratoire est tout d’abord d’usage courant en ethnologie et en sociologie puisque de nombreux travaux de ces deux disciplines jumelles décrivent et analysent des phénomènes semblables (répondent par exemple aux violences verbales des jeunes des banlieues les insultes que s’échangent des poètes dans une confrontation poétique traditionnelle). Cependant parmi les nombreux travaux de qualité qui décrivent ces interactions, peu s’inscrivent dans une perspective large visant par une réflexion comparative à dégager l’intérêt anthropologique d’une étude approfondie des joutes oratoires.
Sous la désignation de joute oratoire ou sous d’autres termes [3], l’histoire des religions et la philologie ont analysé de nombreux textes (provenant de traditions religieuses aussi différentes que le védisme et l’islam) qui soulignent à quel point l’usage d’une parole à la fois ludique et conflictuelle a souvent joué un rôle essentiel dans l’histoire des civilisations [4]. A l’apport comparatif que ces disciplines offrent s’ajoute le fait essentiel que ce sont des historiens des religions, en particulier Johan Huizinga [5] et Ward Parks [6], qui ont développé les réflexions les plus larges et les plus remarquables sur les joutes oratoires [7].
Tout questionnement sur la parole ludique et agonistique se doit enfin de profiter de l’apport que peut fournir la linguistique. Certaines directions de recherche contemporaine sont d’une grande pertinence pour l’analyse des joutes oratoires : la sociolinguistique (à laquelle s’associe l’analyse de conversation) est évidemment au cœur de notre sujet et c’est d’ailleurs à un de ses fondateurs, William Labov (1972), que revient la première grande analyse des insultes rituelles ; l’analyse des figures, ou tropes, qui poursuit les descriptions de l’ancienne rhétorique nous intéresse notamment au niveau du traitement de l’ironie ; la pragmatique permet d’envisager avec rigueur l’énonciation et l’interprétation d’énoncés et on remarquera déjà que les joutes oratoires, violant systématiquement les maximes conversationnelles de Paul Grice [8], manifestent, dans leur non-littéralité même, la construction du contexte énoncé après énoncé, mais posent également la question du traitement de la surenchère métaphorique ou de la fausseté du discours dans le cadre de la théorie de la pertinence (Sperber et Wilson, 1989) ; l’histoire de la linguistique (Auroux, 1989-2000) apporte également des éléments essentiels sur les conceptions indigènes relatives à la langue et à la parole et ceci entre en écho avec l’hypothèse que les joutes oratoires manifestent à un certain niveau l’expression de la réflexivité des locuteurs [9] sur leurs propres usages linguistiques.
La tête ou la langue ?
En considérant les devinettes comme des formes de joute oratoire, l’intention n’est pas de ratisser large pour coloniser des zones voisines de notre problématique. La devinette (ou l’énigme) me paraît au contraire constituer un lieu central pour la réflexion sur les joutes oratoires.
Le sens commun qui tend à ne considérer la devinette que comme un genre enfantin doit tout d’abord être révisé en profitant notamment des leçons de l’histoire des religions qui fournit d’innombrables exemples de concours de devinettes dans un cadre cérémoniel. L’Inde védique connaissait ainsi un rite royal, le sacrifice de cheval (A_vamedha), lors duquel un brahmodya (littéralement dialogue sur le brahman, habituellement traduit par concours d’énigmes) opposait deux prêtres : l’oblateur qui posait une série d’énigmes et le brahman qui, par ses réponses, créait les éléments nécessaires au sacrifice et au sacrifiant (Dumont, 1927). La littérature scandinave médiévale présente aussi la particularité d’avoir accordé une place privilégiée à des joutes oratoires constituées par des enchaînements de devinettes que se posaient réciproquement des personnages surnaturels [10].
Beaucoup de travaux en linguistique [11], folklore [12], ethnologie ont traité de l’énigme ou de la devinette. Dans un ouvrage précurseur, André Jolles (1972 [1930]) a insisté sur la disposition mentale que suscite la forme question/réponse de la devinette qu’il intègre parmi les « formes simples » (ou archaïques) de la langue. Cette idée se retrouve d’une certaine manière dans les études qui abordent la devinette comme une « forme courte » [13], qualificatif peut-être trompeur auquel je préférerais celui de « condensée » [14] car elle permet notamment de mieux comprendre la puissance de la devinette qui enchaîne le questionné tant qu’il n’apporte pas de réponse. Il y a, explique Huizinga (1951 [1938]), dans la pensée primitive (ou sauvage comme le nuancera Claude Lévi-Strauss) une association faite entre le savoir, la parole et le pouvoir sur le monde [15]. La valeur symbolique de la devinette se manifeste d’ailleurs par l’enjeu qui est habituellement la tête [16] ou la langue (donnée au chat).
Au-delà du reflet du miroir
Nombre de travaux sur les devinettes exploitent le champ sémantique de leurs réponses pour développer des considérations sur la société ou la culture qui produit ces questions énigmatiques. Comme celles-ci participent évidemment d’un contexte social, économique, cognitif, etc., il y a là un travail nécessaire et systématique à faire, mais les études qui s’arrêtent à ce stade de l’analyse tombent dans un travers tautologique : les devinettes (ou les histoires drôles [17]) confortent l’image d’une société dont elles ne sont que le reflet [18]. Relèvent typiquement de cette perspective les travaux de John Roberts et Michael Forman (1972) qui exploitent les Human Relations Area Files pour affirmer un lien entre devinettes et organisation sociale. De la même époque datent des analyses structurales de l’énigme et notamment celle de Elli Köngäs Maranda (1969), dont la distinction énigme métaphorique vs. paradoxale semble bien peu recevable, mais qui précise néanmoins avec justesse que l’énigme est un des « rares genres réciproques » où les deux participants sont éminemment actifs.
Se dégage ici le fait général que les joutes oratoires ont comme caractéristique forte de participer d’une dynamique dialogique qui les éloignent radicalement des formes monologales comme le récit. Dans les joutes oratoires on assiste à d’incessants allers-retours de la parole, à un véritable ping-pong verbal [19].
Dans leur usage répété et délibéré d’injures et d’obscénités, les joutes oratoires pourraient être envisagées comme une inversion pure et simple des règles de politesse qui ont fait l’objet de nombreux travaux en pragmatique (Brown & Levinson, 1987). Cependant, cette perspective qui offre déjà un riche appareil conceptuel paraît difficile à reprendre intégralement car les insultes rituelles [20], pour ne reprendre que cet exemple, multiplient certes les figures rhétoriques, mais celles-ci semblent difficiles à systématiser comme marqueurs linguistiques, au contraire des adoucisseurs et autres procédés dont l’usage signifie clairement le respect des normes culturelles de la politesse. Cette politesse bafouée jusque dans son fonctionnement linguistique est sans doute liée au fait que les insultes ludiques, devinettes et joutes oratoires en général, créent une rupture dans « l’univers de l’univocité » (Zagnoli, 1995) comme le suggèrent très bien ces énigmes, notamment posées à l’occasion des noces de mariages, qui semblent appeler une réponse liée à la sexualité, mais dont la solution officielle peut atteindre les oreilles de la chaste fiancée [21]. Or cet équivoque à l’œuvre dans les joutes oratoires ne peut se saisir que dans le contexte de leur énonciation et exige donc une anthropologie ou plutôt une ethnographie fine de l’interlocution (Masquelier et Siran, 2000).
La beauté du mensonge
Quoique les joutes oratoires s’expriment parfois dans le registre de la modération et de la réserve (« après vous, cher monsieur... »), elles se déploient le plus souvent dans le registre de l’exagération et de la surenchère et rejoignent sur ce point le genre des menteries, où chaque maître menteur tente, dans un concours informel de surpasser les autres participants dans l’irréalisme de son conte de mensonge (Biebuyck et Gaborit, 1996) [22]. L’observation des mécanismes de la surenchère (De Felice, 1964) [23] demande ici à être associée à la compréhension des conceptions indigènes de la vérité (et donc de la fausseté). De la mère libanaise disant de son enfant qu’il « est beau comme le mensonge » (Jamous, 1993) à la professeure d’éthique, inspirée par la morale protestante, récusant toute parole fausse [24], il y a toute une gradation de valeurs culturelles qui peut s’exprimer (Sjögren-de Beauchaine, 1986 ; Gilsenan, 1976, 2000 ; Hoffman, 1998). Cependant les joutes oratoires ne peuvent sans doute se comprendre à la seule aune des jugements de valeurs globaux, et il faut plutôt reconnaître que l’attitude en face de la vérité prend souvent la forme d’une adhésion temporaire au discours d’autrui et s’avère donc dépendante du contexte d’énonciation. La notion d’un « contrat de feintise » entre spectateurs et acteurs développée par Jean-Marie Schaeffer (2002) à propos de l’énonciation théâtrale [25] mérite à cet égard d’être reprise et exploitée pour la thématique des joutes oratoires.
Le rôle de l’imaginaire dans la fabrication et l’interprétation des énoncés produits lors des joutes oratoires mérite aussi l’attention et on retiendra parmi les multiples suggestions de Jean Duvignaud (1980, 1990, 1999) l’idée que la plaisanterie, qui fonctionne à ce titre comme une amorce de joute oratoire [26], possède la vertu de provoquer l’autre à s’engager dans un échange.
Une sociabilité de pairs
Se détache ici un des autres traits constituants des joutes oratoires qui est d’opposer des pairs, au sens où les distinctions sociales préexistantes sont temporairement abolies ou plutôt peut-être que les participants se trouvent pouvoir recourir au même genre d’arguments (une insulte contre une insulte, un poème contre un poème). Autrement dit, les joutes oratoires n’opposent que des adversaires qui se reconnaissent comme des égaux et qui veulent en même temps prouver leur supériorité [27]. On pourrait à cet égard, comme le suggère d’ailleurs une remarque de Marcel Mauss (1960 [1923]), relire les échanges de la kula et du potlatch dans la perspective d’un jeu (où la parole ostentatoire et agonistique est bien évidemment présente). Cette idée de parité permet de comprendre pourquoi, dans les joutes oratoires, l’échange (ou ce qui revient au même l’enjeu) se résume en dernière analyse aux seuls biens dont chacun reste le maître indépendamment de toute hiérarchie sociale : les mots et la vie.
Ce jeu entre pairs ne se résume cependant pas à un affrontement duel. La présence d’un public, d’une assemblée pourrait-on même suggérer [28], est une composante en effet quasiment indispensable. On peut ainsi distinguer les joutes oratoires directes où les protagonistes s’affrontent face-to-face en présence d’un public, des joutes oratoires indirectes où ils dirigent leurs paroles vers un tiers qui n’est pas l’objet de la rivalité réelle [29]. Il faudrait vérifier les effets de la médiation sur l’activité sociale et les formes prises par la joute oratoire.
La dynamique des sens
J’ai déjà suggéré que le statut paradoxal de la question qui ouvre l’énigme demande une attention particulière. A la différence des interrogations ordinaires, le destinateur connaît la réponse et espère que son interlocuteur sera incapable de la formuler. La boutade attribuée à Talleyrand, Voltaire et bien d’autres, « la parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée », pourrait être mise en exergue à cette problématique sur l’usage social du langage. Nello Zagnoli (1995) a mis en évidence que la devinette établit une distinction entre celui qui sait et les autres. Mais à la différence de l’emploi systématique des tropes obscurs de l’argot du « milieu » (Zagnoli, 1987) qui restent à jamais incompréhensibles aux quidams de toute autre espèce, cette distance initiale motive un processus de transmission du savoir, autrement dit d’agrégation sociale, grâce au dévoilement final du mot de l’énigme. Autrement dit, l’observation fine de ces micro-interactions offre un terrain privilégié pour la compréhension de la constitution du lien social [30].
L’usage systématique du double sens, de toutes les figures du discours (Fontanier, 1977 [1821-1830] ; Dupriez, 1980) contribuant à l’obscurité et à l’ambiguïté, dépasse, dans les joutes oratoires, l’artifice d’une rhétorique fleurie, car cette constitution du lien social à travers la provocation à engager l’échange repose sur la capacité à créer chez autrui le désir d’interprétation : l’énigme, l’injure ou l’insinuation poétique sont en fait une apostrophe qui signifie : je te mets au défi d’interpréter mes paroles !
Les joutes oratoires provoquent la capacité profondément humaine à interpréter et à surinterpréter. Comme l’écrit Roger Bastide (1970) dans son essai percutant sur le rire [31] : « Ce qui caractérise l’homme, c’est qu’il ne peut se contenter de donner un seul sens aux choses ». A travers les jeux de mots, c’est toute la question de la pensée symbolique qui surgit dans la perspective d’un traitement de l’information remis dans le contexte social de son énonciation.
Le marchandage interprétatif
La caractéristique dialogique [32] et agonistique des joutes oratoires demande enfin à considérer, sous un jour anthropologique, le dialogue fameux de Lewis Carroll (1976) : « "The question is," said Alice, "whether you can make words mean so many different things". "The question is," said Humpty Dumpty, "which is to be master — that’s all" ». La réflexion sociologique, initiée par Pierre Bourdieu (1982) sur la violence et le pouvoir symbolique que suppose tout exercice de la parole [33], a notamment beaucoup exploré les comportements langagiers des jeunes [34]. Tous ces travaux, qui répondent aussi à une demande publique légitime pour mieux appréhender ces comportements considérés comme relevant de la violence verbale, mettent aussi en avant la part de ludique, d’esthétique [35] et de sociabilité de ces pratiques.
Il est fondamental de prolonger cette problématique des joutes oratoires, jusqu’ici surtout développée pour la société occidentale dans les « marges » de la jeunesse et des banlieues, en l’appliquant au cœur de la cité, et spécialement aux champs du juridique ou du politique. De l’avis même des acteurs sociaux, les débats démocratiques [36] comme les séances des tribunaux [37] sont des moments d’intenses joutes oratoires. La réflexivité (Bourdieu, 2001 ; Ghasarian, 2002) de l’approche anthropologique ici revendiquée suppose de considérer également, dans notre propre société, ces lieux « légitimes » qui valorisent explicitement les joutes oratoires. Peut ainsi être pleinement éprouvé comment la construction de la réalité (Berger et Luckmann, 1986) passe aussi par un marchandage (Rosen, 1984) de l’interprétation.
La langue !
Comme il paraît risqué de figer dans une conclusion une réflexion qui cherche à mieux capter le mouvement d’une parole où s’unissent arts du combat et sciences de la beauté, le plus sage est peut-être de finir par cette exhortation enjoignant le lecteur ou la lectrice à abandonner parfois sa tête mais jamais sa langue :
Par le bois du Djiinn, où s’entasse de l’effroi ! [38]