Compte-rendu d’ouvrage

JACQUES-JOUVENOT Dominique et VIEILLE MARCHISET Gilles (dir.), 2012. Socio-anthropologie de la transmission

JACQUES-JOUVENOT Dominique et VIEILLE MARCHISET Gilles (dir.), 2012. Socio-anthropologie de la transmission. Paris, L’Harmattan.


Publié chez L’Harmattan en 2012 dans la collection « Logiques sociales », l’ouvrage collectif coédité par Dominique Jacques-Jouvenot et Gilles Vieille Marchiset rassemble les contributions de chercheur-e-s rattaché-e-s au Laboratoire de sociologie et d’anthropologie (LASA) de l’Université de Franche-Comté ou associé-e-s à ses activités. Prenant la « transmission » pour objet, les différents contributeurs de cet ouvrage explorent dans leurs terrains respectifs les modalités à travers lesquelles quelque chose se transmet entre des individus, qu’il s’agisse d’un bien matériel, d’une fonction et/ou d’un savoir professionnel. De fait, la variété des terrains est d’emblée justifiée par l’objectif théorique de l’ouvrage : mettre en évidence les principes fondamentaux de l’acte de transmettre, indépendamment de la spécificité de la chose à transmettre. Les articles rassemblées dans cet ouvrage nous entraînent donc chez des agriculteurs (Jouvet), auprès des immigrées maghrébines franc-comtoises (Tatu-Colasseau), en Afrique sub-saharienne et dans le Jura suisse (Droz), dans les conseils municipaux français (Guigon et Clerc), auprès des exploitants forestiers (Girard et Schepens) ou auprès des professionnels du soin (Girard et Schepens, Aubry), dans l’industrie horlogère (Cournarie), à l’hôpital (Cleau) ou dans le monde du football (Previtali). Neuf articles portant sur des recherches de terrain constituent donc le cœur de ce livre, encadrés par une introduction de Dominique Jacques-Jouvenot et un élargissement de la question proposé par Gilles Vieille Marchiset au terme de l’ouvrage.

Socialisation versus transmission

L’introduction de l’ouvrage pose le cadre d’une problématique qui vise d’abord et avant tout à se désolidariser des approches qui confondraient transmission et socialisation. En effet, alors que la socialisation ne présuppose que deux entités – le socialiseur et le socialisé –, la transmission, elle, s’inscrit nécessairement dans une histoire générationnelle et, de fait, en supposerait au moins trois : celui (ou celle) qui transmet, celui qui reçoit et celui qui recevra. La chose transmise ne saurait donc être identique avant et après l’acte lui-même, elle se transforme ou tout du moins prend à chaque étape de la transmission une valeur plus forte puisqu’elle se veut porteuse d’une histoire familiale. Dans la continuité de l’approche maussienne, à laquelle la majorité des auteurs ne manqueront pas de faire référence, la transmission s’inscrit clairement dans l’économie du don. Celui qui reçoit, l’héritier, est avant tout un endetté contraint de trouver un repreneur à qui rendre ce qui lui a été confié. De fait, l’important ne se situe pas dans le moment de la transmission, souvent plus ou mois ritualisé, mais dans ce qui se joue en amont et en aval dans les relations entre les individus. Pour les auteurs de l’ouvrage, la transmission est donc envisagée comme un processus long fait d’un ensemble de relations durant lesquelles se joue le choix du successeur. Loin d’une approche en termes de codes ou de normes sociales, réduisant la transmission à un passage de flambeau entre un père et un fils d’emblée désigné par sa position dans la fratrie, Dominique Jacques-Jouvenot insiste sur la construction sociale du successeur.

La transmission ou la désignation d’une place

S’il y a donc bien quelque chose qui devra être repris (une terre, une entreprise,…), ce qui est transmis, c’est d’abord et avant tout une place, un rôle de successeur. Et c’est bien la capacité du repreneur pressenti d’endosser le rôle qui se doit d’être jaugée par le cédant tout au long du processus de transmission. Bien évidemment, le cédant doit s’assurer que son favori a commencé d’acquérir un certain savoir-faire (et saura continuer de le faire) pour parvenir à endosser le rôle pour lequel il a été préparé. Mais il doit surtout s’assurer que cet apprenti est également en mesure d’acquérir un savoir-être, c’est-à-dire être capable de se conduire comme un héritier soucieux de reprendre, valoriser puis transmettre l’héritage à son tour (réussir la transmission). La désignation du successeur s’inscrit donc dans un temps long où savoir, savoir-faire et savoir-être sont systématiquement confondus. Elle constitue le temps durant lequel le cédant teste la « solvabilité » patrimoniale des favoris qui convoitent la place. Pour les coordinateurs de l’ouvrage, les approches axées sur la reproduction sociale de l’héritier ne sont pas en mesure de rendre compte des logiques de la transmission. Le recours à la notion de « transmission » se pose ici comme un enjeu théorique visant à dépasser les approches binaires patriarche/héritier (nécessairement assorties des logiques de domination masculine) pour promouvoir une approche sur le temps long, en terme de processus inachevé et inachevable parce que reposant sur des logiques de dons et de dettes (et donc d’interdépendance) entre les successeurs successifs. Dominique Jacques-Jouvenot insiste avec force dans son introduction sur le fait qu’on ne désigne pas simplement par « tradition » l’aîné mâle pour reprendre la ferme. On attribue progressivement une place à celui (ou celle) qui semble nous apparaître comme le (ou la) plus apte à rester suffisamment attaché à ce qui lui sera transmis pour faire preuve à son tour d’attachement à transmettre la chose à un successeur qui saura s’y attacher. Peut-il reprendre ? Veut-il reprendre ? Saura-t-il reprendre ? Sera-t-il prêt au bon moment ? Est-ce culturellement logique qu’il reprenne ? A-t-il un(e) conjoint(e) en mesure de le soutenir et de l’aider dans cette entreprise ? Comment les autres successeurs potentiels se comporteront-ils avec lui ? Aura-t-il le soucis de (et la compétence pour) transmettre à son tour ? Etc. Tant de questions auxquelles le cédant devra parvenir progressivement à trouver des réponses pour identifier et désigner celui ou celle qui pourrait alors lui succéder. Cette interdépendance implique systématiquement trois générations d’individus, ce qui ne permet jamais à l’acte de transmission de prendre fin (logique du don) ; sauf à être rompu par l’un des maillons de la chaine qui, généralement, risque alors l’ostracisme social pour sa « trahison ». Les interactions durant lesquelles se jouent la transmission sont donc avant tout des stratégies de désignation durant lesquelles « le cédant choisit son successeur pour augmenter les chances de se pérenniser en lui » (p. 26).

La « naturalisation » des savoirs

La majorité des auteurs de l’ouvrage exploitent les discours des acteurs pour montrer à quel point ces derniers ont systématiquement recours à l’état de nature pour justifier le choix du successeur. Bien sûr, il est également question d’apprentissage, en particulier dans ces métiers du geste où la formation théorique est très largement dévalorisée au profit de l’observation, de l’imitation et de la correction in situ par le maître d’apprentissage des moindres gestes de l’apprenti. Pourtant, même si cet apprentissage par mimétisme est d’une importance cruciale pour les acteurs, ceux qui doivent transmettre (et ceux qui ont reçu) insistent pour rappeler que la capacité à apprendre, elle, ne s’apprend pas. Certes, le successeur a appris par essai/erreur, a fait de stages, vu d’autres exploitations/entreprises, etc. Il a donc bel et bien acquis des compétences pour pouvoir à son tour exercer le métier. Néanmoins, tout fonctionne (dans les discours) comme si cette capacité à réussir son apprentissage n’était pas donnée à tout le monde. Tout fonctionne comme si, justement, cette capacité à acquérir était d’abord innée. « Il (ou elle) était fait pour ça » constitue le leitmotiv des cédants pour légitimer leur choix et ainsi ne pas avoir à révéler les stratégies sous-jacentes (parfois moins avouables) qui ont motivé progressivement leur choix (« je ne serai pas encore à la retraite », « son épouse ne me plaît pas », « il ne parvient pas à s’affirmer face à son oncle », etc.). C’est ainsi que savoir-faire et savoir-être sont indissociables, comme le montrent très bien Florent Schepens et Lucile Girard quand ils écrivent qu’ « il faut être en devenir pour pouvoir prétendre savoir » (p. 126-127). La diversité des articles de l’ouvrage a ainsi cet intérêt de nous montrer que ces discours naturalisant (« avoir ça dans le sang ») ne sont pas exclusifs au monde paysan. On les retrouve dans tous les autres milieux professionnels. François Aubry les rencontre ainsi chez les aides-soignantes en gériatrie qui évoquent une vocation « quasi-naturelle qui trouve sa source dans l’expérience familiale » (p. 130) et nuancent ainsi très fortement l’apport de leur formation professionnelle.

Transmission et reproduction du même

Une autre dimension importante de cet ouvrage est de venir documenter la logique du don qui prévaut à la transmission à partir de recherches empiriques évoquant les échecs de transmission ou les tensions cornéliennes (« être le même versus devenir un autre ») auxquelles sont régulièrement soumis les héritiers potentiels. Le texte de Lucie Jouvet, portant sur les producteurs laitiers, met ainsi en évidence que le successeur potentiel doit être capable de « réussir » sa vie de famille afin de pouvoir garantir au cédant qu’il pourra s’appuyer à son tour sur les siens pour faire vivre et prospérer la ferme tout en étant en mesure de produire lui aussi un héritier. En d’autres termes, si l’époux-se n’est pas favorable au projet, la transmission risque fort de ne pouvoir aboutir. L’article d’Anne Tatu-Colasseau, sur des Françaises issues de l’immigration, évoque également ces doubles contraintes dans lesquelles se déploient des constructions identitaires qui se façonnent entre impossibilité d’être tout à fait la même et impossibilité d’être tout à fait une autre. Ces femmes aussi se retrouvent aux prises avec les places qui leur sont assignées alors même que toute leur socialisation extra-familiale les a conduit à vouloir prendre leur autonomie vis-à-vis des stéréotypes identitaires. Si la transmission d’une place sociale constitue bien un enjeu crucial au sein des groupes sociaux (dans la famille, le village, le travail, la politique, le monde associatif, etc.), elle s’opère au cœur d’un contexte sociétale où culminent les valeurs de l’individu, du mérite et de l’indépendance. Entre vouloir croire (et faire croire) que l’on s’est fait tout seul et devoir admettre (et laisser entendre) que l’on aurait reçu plus qu’un autre, il y a un grand écart à effectuer. Même les élues des conseils municipaux, dont nous parlent Sylvie Guigon et Françoise Clerc, affrontent ces tensions cornéliennes pour ne pas être perçues comme les simples « produits » d’une loi sur la parité en politique et faire reconnaître leurs prédispositions militantes.

Peut-on observer la désignation ?

On l’aura compris, l’ouvrage est passionnant à plus d’un titre. Il donne à la notion de « transmission » sa place en tant que véritable champ de recherche. L’article d’Yvan Droz, qui se présente comme une contextualisation culturelle de l’approche de la transmission (Suisse / Afrique), apporte une dimension anthropologique à l’ouvrage en mettant en évidence la nécessité de prendre en considération les systèmes de parenté sous-jacents aux logiques de transmission, qui opèrent comme des précontraintes culturelles au choix du successeur en fonction des contextes. L’ouvrage montre avec beaucoup de clarté que la transmission est d’abord et avant tout la désignation d’une place à prendre. Nombre d’exemples évoque la pression qui s’exerce sur le successeur potentiel et le véritable parcours du combattant qui l’attend avant d’obtenir son « habilitation » (parcours durant lequel il devra finement jongler entre loyauté et indépendance). Mais aucun des articles qui constituent cet ouvrage ne se focalise sur les interactions quotidiennes elles-mêmes, durant lesquelles s’échangent ces petits gestes emprunts d’encouragement ou de dénigrement. Or c’est bien dans ces instants presque invisibles que les prétendants comprennent progressivement, sans que nul n’ait besoin de le dire, qui sera le successeur. Et c’est bien durant ces interactions ordinaires que le cédant tente de s’assurer que chacun des héritiers potentiels a progressivement compris quelle serait sa place (évitant ainsi les conflits d’intérêt en réorientant très tôt les aspirations professionnelles des uns et des autres).

On peut en effet s’interroger sur cette quasi-absence de l’approche ethnographique des stratégies de désignations, pourtant largement plébiscitée dans l’introduction. Le texte conclusif de Gilles Vieille Marchiset sur « l’ère numérique de la communication instantanée » (p. 197) et ses nouveaux lieux de relations de transmission laisse même supposer que toutes ces interactions ordinaires tendraient à disparaître au profit de relations horizontales à double sens, tendant à effacer les hiérarchies entre émetteur et récepteur. Or, si comme l’auteur le rappelle en conclusion, tout se joue « dans un enchevêtrement complexe de mécanismes macroscopiques et microscopiques » (p. 203), il convient d’admettre que l’observation et l’analyse des interactions quotidiennes demeurent une entreprise longue et complexe, très souvent (dans cet ouvrage ou ailleurs) supplantées par l’analyse de discours issue des entretiens sociologiques. Or c’est justement dans les discours que les argumentaires visant à naturaliser la transmission sont omniprésents. C’est durant l’entretien que les acteurs s’évertuent à camoufler le fait que des affinités et des préférences aient pu influencer leur choix. Les articles portent davantage sur ce qui se joue avant et après que sur ces moments de la désignation. Il conviendrait alors de reconnaître et d’affirmer avec plus de force dans l’ouvrage que ces interactions ordinaires sont justement quasi-inobservables parce qu’elles se jouent toujours dans des instants off, au détour d’un couloir, dans un discret sourire ou un hochement de tête, à la fin d’un repas ou pendant un apéritif. On devine sans difficulté leur importance. Mais les sociologues devraient alors admettre que si leur invisibilité est le pendant nécessaire des discours naturalisants, elles sont de fait inobservables pour le chercheur.

L’ouvrage s’annonce comme une « socio-anthropologie de la transmission ». On comprend dès l’introduction que l’enjeu consiste en effet à envisager la transmission comme un phénomène global où s’articulent des systèmes de parenté, des enjeux économiques, des valeurs familiales, des besoins de changements, des stratégies individuelles, des unions contestés, des attachements à donner, des devoirs et des dettes, le tout dans un environnement social fait de transformations des valeurs et d’évolutions des cadres législatifs. Tous les articles de l’ouvrage, issus de recherches doctorales, ne s’inscrivent pas dans une démarche socio-anthropologique. Mais en se trouvant rassemblés dans ce volume, ils ont le mérite de mettre en lumière l’importance d’articuler ces multiples dimensions et traduisent les efforts de mise en synergie des approches dont témoigne cette équipe du Laboratoire de sociologie et d’anthropologie (LASA) de l’Université de Franche-Comté depuis de nombreuses années.

Pour citer cet article :

Laurent Amiotte-Suchet, 2014. « JACQUES-JOUVENOT Dominique et VIEILLE MARCHISET Gilles (dir.), 2012. Socio-anthropologie de la transmission  ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/JACQUES-JOUVENOT-Dominique-et-VIEILLE-MARCHISET-Gilles-dir-2012-Socio - consulté le 19.04.2024)
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