BOAS Franz et HUNT George, 1895. « Asī’wa », in : F. Boas (éd). Indianische Sagen von der Nord-Pacifischen Küste Amerikas., p. 285-289. Berlin, Verlag von A. Asher & Co


Asī’wa


Il était une fois une femme dont la fille était mariée à un homme d’une tribu étrangère. C’était l’hiver et la famine sévissait dans les deux villages. La mère pensa alors, je veux rendre visite à ma fille, elle n’est sûrement pas aussi pauvre que je le suis maintenant, et elle alla en aval sur la glace du fleuve. Elle ne savait pas que dans le village où vivait sa fille, régnaient aussi la famine et le besoin. Au même moment, la fille décida de rendre visite à sa mère en espérant qu’elle fut bien approvisionnée et alla en amont sur la glace du fleuve. Elles avaient toutes deux quitté leur village le même jour, et alors qu’elles faisaient route depuis deux jours, elles se virent et se reconnurent bientôt mutuellement. Elles surent alors tout de suite qu’elles étaient toutes deux dans le même besoin et commencèrent à pleurer. Elles s’embrassèrent et décidèrent de se rendre dans une vallée située à proximité. Alors qu’elles continuaient d’avancer, elles virent quelques cynorrhodons, bien que ce fût le plein hiver. Ils étaient à moitié pourris, mais elles les cueillirent malgré tout et les partagèrent entre elles. Elles mangèrent puis elles balayèrent la neige du sol à l’endroit où elles voulaient dormir. La fille apporta des branches et des rameaux d’arbres et elles construisirent un frêle [dürftiges] auvent. Après un petit moment, elles entendirent un oiseau chanter : « hö, hö », et elles commencèrent à prier et lui sacrifièrent de la teinture rouge, des plumes d’aigle et de l’écorce de cèdre, tel qu’on en utilise pour les parures de danse. Elles jetèrent le tout dans le feu et prièrent : « Maintenant, maintenant nourris-nous ! Hads’ena’s » (« chance », le nom d’un oiseau considéré comme un messager du ciel). Près de leur campement se dressait une haute ciguë [Tsuga]. Elles enlevèrent l’écorce, la battirent et la mangèrent. Elles croyaient au messager du ciel et étaient confiantes qu’il les nourrirait. Le soir venant elles se couchèrent pour dormir. Au milieu de la nuit, la jeune fille se réveilla et trouva un homme à ses côtés qui dit : « Vous vous comportez correctement. Continuez à prier quand vous entendez le messager du ciel. Demain matin, monte cette vallée, là tu trouveras une autre ciguë. Enlève l’écorce de l’arbre ». Puis il disparut. Au petit matin, la jeune fille monta la vallée et prit sa hache de pierre avec elle. Lorsqu’elle trouva l’arbre indiqué, elle commença à enlever l’écorce. Là, elle trouva sous l’écorce un tétras gris mort. Elle était très contente, retourna vers sa mère en courant, lança l’oiseau à ses pieds, mais ne dit rien sur la manière dont elle l’avait reçu. Sa mère ne demanda rien non plus. Elles tuèrent le tétras comme elles n’avaient pas de marmite pour le cuire. Le soir elles entendirent à nouveau l’oiseau et elles sacrifièrent et prièrent de nouveau. Elles lui donnèrent un morceau du tétras. Chaque jour la jeune fille trouva un animal de la même manière, et tous les jours un plus gros. Finalement elle trouva même une chèvre de montagne. Elles commencèrent à sécher le reste de la viande qu’elles ne pouvaient pas manger, firent des tentes avec les peaux et devinrent très riches. Enfin, la jeune fille raconta à sa mère qu’un homme lui était apparut chaque nuit et lui avait donné les animaux. Après un certain temps, il se montra aussi à la mère et épousa la jeune fille. Il s’appelait Hö. Une nuit, il raconta à son épouse qu’il était lui-même l’oiseau pour lequel elles sacrifiaient, et qu’il avait eu pitié d’elles. Peu de temps après, la femme mit au monde un enfant. Le père lavait l’enfant chaque jour et l’étirait en longueur, en lui marchant sur les pieds et en le tirant par la tête. L’enfant grandit ainsi très vite et fut bientôt capable de marcher. Alors Hö alla chaque jour avec lui à la chasse afin qu’il apprenne à s’occuper de sa famille. Il lui apprit à suivre les lois divines, ce qu’il pouvait manger et ce dont il devait se tenir à l’écart. Lorsque l’enfant eut appris l’art de la chasse, Hö demanda à sa femme de l’amener chez ses parents, d’organiser une fête et de lui laisser prendre un nom. Elle obéit et emmena toutes ses richesses dans la tribu de sa mère. Lorsque leurs parents [élargis] les virent revenir, ils s’en étonnèrent beaucoup, car ils les avaient cru mort depuis longtemps. Elles donnèrent une grande fête et sauvèrent ainsi tout leur peuple de la famine. Elles laissèrent leur fils prendre le nom de Asī’wa. Hö avait disparu au moment où il avait renvoyé son épouse et sa belle-mère au village. Le temps passant, l’enfant devint un grand chasseur, mais il ne chassait qu’en montagne, pas en mer. Il tuait beaucoup d’élans et de chèvres de montagne, et devint très riche. Sa mère découpait des lanières à partir des peaux d’élan et les vendait (1). Elle avait beaucoup de richesse et le jeune homme invita ses proches et toutes les tribus voisines à une grande fête, durant laquelle il proclama être le plus grand des chasseurs sur terre. Pendant cette fête, la grand-mère raconta toutes ses expériences. Après la fête il reprit la chasse et prenait toujours les pauvres en pitié ; il vendait ses prises à bas prix et était aimé de tous. Lorsqu’il voulut se marier, il dû payer un prix élevé, afin que les frères de la fille lui donnent leur consentement. Il leur donna non pas une partie de sa chasse mais la bête toute entière (2). Il vécut avec sa femme dans les montagnes et devint très riche.

Ils étaient mariés depuis un an, lorsqu’il vit un jour un ours blanc au bord du fleuve Nass, près de sa maison. Il prit tout de suite son arc et ses flèches pour le tuer, mais toutes ses flèches se brisèrent dès qu’elles atteignirent l’ours. Il ne se laissa toutefois pas impressionner, et suivit l’ours en amont du fleuve avec certains de ses hommes. Finalement, ses camarades s’en retournèrent l’un après l’autre. Il vit l’ours grimper une raide falaise, sur laquelle personne ne pouvait le suivre. Mais lui prit ses raquettes à neige et grimpa, tout en orientant ses pieds vers l’extérieur. Lorsque Asī’wa atteint enfin le sommet de la montagne, il vit une grande maison dans laquelle l’ours, qui avait soudainement prit l’apparence d’un homme, disparut. Celui-ci tomba directement contre la porte, épuisé qu’il était par cette longue chasse. Asī’wa le suivit, et alors qu’il se tenait devant la porte, il entendit le chef dire : « Entre, mon cher ! ». Il entra dans la maison et vit que l’ours qu’il avait suivi était un vieil esclave du chef. Ce dernier avait entendu parler d’Asī’wa et avait souhaité le rencontrer dans sa maison. Pour cette raison, il avait recouvert son esclave de pierre puis l’avait enduit de cendre afin qu’il ressemble à un ours blanc. Le Chef fit poser une peau d’ours et invita Asī’wa à s’asseoir dessus. Il lui donna sa fille comme épouse et lui donna à manger. Le lendemain matin il parla à sa fille : « Ma chère, laisse donc ton époux me ramener une chèvre de la montagne qui se trouve derrière notre maison. Il est bien un grand chasseur et aujourd’hui il n’est même pas encore sorti ». Le soir, la jeune femme avertit son mari. Elle dit : « Cela me fait de la peine que mon père t’envoie sur cette montagne. J’ai eu de nombreux maris. Mon père les a tous envoyé sur cette montagne et je ne devais pas les avertir. Mais je t’aime, et souhaite te sauver. Regarde au pied de la montagne, et tu verras les os de tous mes anciens époux ». Et elle lui raconta tout ce qui allait se passer.

Le jour suivant, Asī’wa prit son arc, ses flèches, son bâton, une pelisse et une natte qu’il attacha autour de son corps, sa coiffe et ses raquettes à neige et commença à grimper sur la montagne. Il vit que celle-ci était très raide et faite de mica nu et glissant. Mais elle était pleine de chèvres de montagne.

Dès qu’il quitta la maison, le vieux chef fit rougir des pierres sur le feu, et alors que le chasseur avait à peine atteint l’endroit le plus dangereux de la montagne, il fit couler de l’eau sur les pierres brûlantes. Un épais nuage s’éleva et atteint rapidement le chasseur. Celui-ci se souvint de l’avertissement de sa femme et dès qu’il vit le nuage s’élever, il coinça son bâton dans une fissure, y fixa sa natte et sa pelisse et posa sa coiffe par-dessus afin que cela ressemble à un homme, et il s’enfuit de l’endroit dangereux. Il attendit dans une cachette sûre, jusqu’à ce que le nuage se fût dissipé.

Lorsque les gens de la vallée virent la forme humaine rester immobile dans cet endroit dangereux, ils s’écrièrent : « Regardez ! Asī’wa ne peut pas bouger de cet endroit ». Ils se moquèrent de lui et le vieux chef s’en réjouit beaucoup. Asī’wa resta dans sa cachette jusqu’à ce que tout redevint calme à nouveau, puis il rentra sans que personne ne l’entende. Il était allé rechercher son bâton et avait encore tué de nombreuses chèvres de montagne. Il récupéra leur graisse et l’attacha à son bâton. Il laissa la viande sur la montagne. Au soir, il franchit soudainement la porte de la maison, lança le bâton avec la graisse aux pieds du chef et dit : « Voici quelque chose pour toi dont tu peux te réjouir ». Là le vieux eut honte. Il était très fâché mais ne dit rien. Asī’wa alla vers sa femme qui était très contente de l’avoir à nouveau et qui était fière qu’il se soit montré plus fort que son père. Après un certain temps, le chef commença aussi à l’apprécier, mais Asī’wa aspira bientôt à retourner chez lui. Il ne savait toutefois pas comment rentrer et se sentait très malheureux. Il en parla finalement à sa femme, et celle-ci expliqua à son père que son mari avait le mal du pays. Le vieux lui promit de le ramener chez lui. Asī’wa s’endormit et lorsqu’il se réveilla, il se trouva au pied de la montagne qu’il avait escaladée alors qu’il suivait l’ours. Il était sur la rive du Nass, et son arc, ses flèches et ses raquettes à neige se trouvaient à côté se lui. Il pensait qu’il n’était parti que depuis quelques jours, mais cela faisait en vérité une année entière. Six frères de la tribu des Gyitqä’tla le trouvèrent là, alors qu’ils revenaient d’une pêche à l’éperlan. Ils le prirent dans leur bateau, et lorsqu’ils surent qu’il était un bon chasseur, ils lui demandèrent de s’allier à eux et lui donnèrent leur seule sœur comme épouse.

Au loin en mer se trouvaient quelques récifs, dont seuls les chasseurs les plus téméraires osaient s’approcher pour tuer les lions de mer. Les frères avaient coutume d’y aller pour chasser, chacun dans sa propre embarcation. Il y avait eu tellement de tempêtes durant un temps qu’ils n’avaient pas pu s’approcher des rochers. Lorsqu’ils purent pour la première fois sortir à nouveau, Asī’wa dit, bien qu’il n’avait chasser qu’en montagne jusque-là : « Laissez-moi donc vous accompagner et m’essayer aussi à cette chasse ». Il prit son gourdin, son arc, ses flèches et ses raquettes à neige. Lorsqu’ils atteignirent le récif, ils rencontrèrent de telles vagues qu’ils ne purent accoster. Asī’wa enfila alors ses raquettes à neige, prit son gourdin, son arc et ses flèches, et lorsque sa barque se trouva sur l’arrête d’une vague et qu’il pu voir le récif, il sauta d’une traite sur le rocher et tira sur les lions de mer à sa droite et sa gauche. Lorsque les frères virent cela, ils devinrent jaloux, et comme ils avaient été jusque-là les meilleurs chasseurs, ils firent demi-tour et l’abandonnèrent à la mort sur le rocher. Seul le plus jeune frère eut pitié de lui et resta dans les environs. Il décida de le surveiller et, en cas de besoin, de le sauver. Lorsque l’eau commença à monter avec l’arrivée de la marée, Asī’wa remarqua vite que le rocher en serait recouvert. Là, il coinça son arc dans une fissure du rocher, se transforma en oiseau et alla s’y poser. Lorsque l’eau monta encore, il attacha une flèche à son arc et s’assit sur la flèche. Lorsque l’eau monta encore plus haut, il attacha une deuxième flèche à la première et s’assit dessus. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que les rochers furent à nouveau secs. Il prit alors à nouveau sa forme naturelle et se coucha pour dormir. Soudain, il entendit quelqu’un dire : « Mon grand-père t’invite à dîner ». Il ouvrit les yeux, mais ne vit personne et voulut se rendormir lorsqu’il entendit à nouveau la même voix. Après qu’il l’eut entendue une troisième fois sans voir personne, il guigna à travers un trou de son pelisse et vit une souris. Dès qu’elle eut parlé, elle se cacha dans les herbes [Seegrase]. Mais il se leva, arracha l’herbe [Gras] et aperçut l’entrée d’une maison. Il entra et le chef l’invita à manger. Il y avait de nombreux malades dans la maison mais personne ne connaissait la raison de sa maladie. Mais Asī’wa vit tout de suite que des flèches étaient plantées dans leurs corps et leur promit des les soigner. Il prit une sonnaille, la balança au-dessus des malades, retira imperceptiblement les flèches et ainsi les soigna. C’étaient les lions de mer qu’il avait lui-même blessé. Les gens crurent alors qu’il était un grand chamane. Il resta un certain temps, mais souhaita finalement rentrer chez lui. Il était abattu, et lorsqu’on lui en demanda la raison, il dit avoir le mal du pays. Le chef des lions de mer lui promit de le ramener chez lui, et envoya tous ses gens chercher une barque ; mais ces dernières étaient toutes occupées. Une fut enfin trouvée, qui était en bon état. C’était l’estomac d’un lion de mer. Il fut ramené à la maison, le chef donna à Asī’wa des vivres pour le voyage, le mit dans l’estomac et il le referma de l’intérieur. Il lui avait auparavant indiqué qu’une fois le sac refermé, il devait appeler un vent favorable et ne pas ouvrir l’estomac jusqu’à ce qu’il entende le ressac. Il lui demanda aussi qu’une fois sorti, il referme l’estomac, le remette à la mer et rappelle le vent contraire. L’estomac amena Asī’wa sain et sauf à la maison, où il arriva vers le soir. Il n’alla pourtant que le lendemain chez lui revoir sa femme. Il la trouva assise, son enfant sur ses genoux. Il s’approcha discrètement d’elle et lui murmura : « Je suis en vie et je suis de retour. C’est bien moi avec mon esprit. Ne pleure plus, j’aimerais essayer de me venger. Donne-moi ma hache, mon couteau et un peu de graisse ». Elle obéit et il l’a quitta à nouveau. Dans la forêt, près d’un petit lac, il découpa une orque en bois d’aulne. Il lança la figuration dans l’eau et l’exhorta à nager. Elle coula pourtant, car le bois était trop lourd. Il découpa ensuite une orque en bois de cèdre, qui fut pourtant tout aussi lourde. Finalement, il prit le bois du cèdre jaune et ce fut bon. Il découpa plusieurs figurations d’orques, les enduisit de graisse et les exhorta à nager. Lorsqu’il vit qu’elles nageaient bien, il les rappela : « gyë’gö, gyë’gö ! » (venez, venez !). Elles revinrent et il leur dit : « Vous verrez mes beaux-frères demain. Renversez leur barque mais épargnez le plus jeune ». Lorsque, le jour suivant, les six frères s’en allèrent à la chasse, les orques les suivirent. Ils les virent arriver et prirent peur. Ils se dépêchèrent tant pour rentrer chez eux, mais ils furent rattrapés et leur embarcation retournée. Deux orques restèrent cependant près de la barque du plus jeune frère, le protégèrent et le ramenèrent sain et sauf à la maison. Là il vit Asī’wa, qui était rentré et qui avait raconté à sa femme tout ce qui s’était passé. Le plus jeune frère avait peur, tout en étant reconnaissant. Ils vécurent par la suite en paix tous ensemble.

Après un certain nombre d’années, alors que le fils d’Asī’wa avait grandi, il aspira à se rendre une fois encore auprès des lions de mer qui l’avaient si merveilleusement reçu. L’enfant demanda : « Pourquoi aimerais-tu à nouveau être chez eux ? Que t’ont-ils donné à manger ? ». Au début, Asī’wa ne voulut pas le dire, mais alors que son fils continuait à insister, il dit : « Ils me donnaient de la “rascasse” et de l’huile d’éperlan, et cela est très bon ». Dès qu’il eut dit cela il sentit la mort proche et des arêtes poussèrent hors de son estomac. Cela arriva car il raconta ce qui c’était passé chez les lions de mer.

Notes

1. Ces lanières sont utilisées pour attacher des cadavres dans des positions repliées.

2. Ceci est considéré comme un grand compliment.

 

Traduction de Maïté Agopian et Patrick Plattet.