ethnographiques.org

Christina Akre

La mémoire locale du développement et les pratiques rizicoles en pays Baga Sitem (Guinée) à la lumière d’un sacrifice : quelques implications sur les relations sociétés-natures

http://www.ethnographiques.org/2006/Akre.html


Annexe : Le récit du sacrifice

Nous sommes le 21 juin, il est 7 heures du matin, le bruit de quelqu’un qui frappe à ma porte me réveille… Je reconnais la voix d’Oudi Bangoura qui m’annonce à travers la porte : « Habille-toi, nous partons aux champs ! » A peine le temps de sauter dans mon pantalon, d’attraper mon carnet de notes et ma bouteille d’eau qu’Oudi m’attend déjà à la sortie du village en direction des casiers rizicoles de Camara-Séré. Nous marchons pendant une heure dans ces vastes plaines interminables encore asséchées du long été qui arrive à terme. Cela me donne le temps de me remémorer les paroles du sage qui m’avait averti quelques jours auparavant que ce jour viendrait : « tu pourras venir assister au sacrifice ! ». Nous surmontons des restes de digues, des diguettes, des casiers, des drains asséchés, des étendues boueuses restant de l’hivernage passé, jusqu’à ce que nous percevons au loin les palétuviers qui bordent le Kitali, le bras de mer qui irrigue les plaines rizicoles de Kalikse. Au loin devant nous, trois silhouettes marchent dans la même direction. Nous passons devant un barrage en béton sur un drain, je reconnais l’ouvrage construit par un projet de développement trois ans auparavant que les villageois m’avaient déjà montré. Alors que ma tête tourne comme à chaque fois que je traverse ces vastes plaines, nous arrivons enfin à destination, au bord du Kitali. Il ne contient pas beaucoup d’eau : la marée est basse et nous arrivons à la fin de la saison sèche. Quelques dizaines de mètres à notre gauche, un drain d’une largeur d’environ trois mètres s’étire jusqu’au Kitali. Il est presque totalement sec.

Je reconnais les trois silhouettes, il s’agit de trois sages initiés de Kalikse. Ils se sont assis devant un grand palétuvier dont les nombreuses racines s’entremêlent. Ils nous saluent à notre arrivée : « Tana ti fé ? Dacaodaca ! Tana tindiréfé ? Dacaodaca ! ». J’aperçois plusieurs objets déposés au pied du palétuvier : un coq blanc dont une patte est ficelée à une racine, de la farine de riz dans un bol, une branche de rameau de palmier, des noix de colas et un couteau… Quelle excitation d’être là de beau matin, seule avec ces trois vieux initiés et Oudi dans l’immensité de ces plaines voyant se profiler devant moi un événement spécial ! Je n’ai d’ailleurs pas longtemps à attendre, très rapidement les sages s’activent…

Nous sommes au nombre de cinq. Les trois hommes sont au pied du palétuvier, quant à Oudi et moi, nous sommes assis derrière eux sur les herbes sèches, légèrement à l’écart prêts à observer attentivement les gestes et les paroles. Un des sages est face au palétuvier et commence par s’adresser au génie qui l’habite en le saluant. Tout en lui parlant, il attache la branche de rameau autour d’une des racines de l’arbre. Puis, aider par les deux autres hommes qui se sont approchés, il égorge le coq avec un couteau et déverse le sang sur les racines du palétuvier, à l’endroit-même où est accroché le rameau. Ensuite, le même homme saisit le bol contenant la farine de riz et en jette par dessus le sang. L’ambiance est solennelle, les trois hommes sont concentrés à leur affaire, Oudi et moi les observons assidûment et, de mon côté je remplis les pages de mon carnet de note tout en veillant à ne rien manquer du déroulement des activités ! C’est après qu’Oudi me traduisit les paroles qui accompagnaient les gestes du vieux : « Si tu es prêt à nous recevoir, nous sommes venus te demander ce qu’il faut pour la réussite. Nous sommes venus vous demander d’accepter notre travail sur le drain. Si nous allons barrer votre route, il faut nous pardonner car les blancs sont venus creuser un autre drain et un barrage. Avant, c’est par là que les poissons rentraient, maintenant ça sera barré et nous vous prions de transférer les poissons de l’autre côté pour que les femmes puisses les pêcher comme d’habitude. Si vous rencontrez des bêtises, pardonnez-nous, nous sommes des enfants et nous ne faisons qu’imiter nos ancêtres. C’est pourquoi tout le monde s’est mobiliser pour venir travailler ici aujourd’hui, que le travail soit garant ! Voici le sang que nous avons versé en ton nom. » Une fois cette demande exposée et le sang versé, l’homme sépare une noix de cola en deux et la lance en l’air trois fois de suite. La première fois, les deux parties retombent ouvertes, la deuxième fois, une partie tombe ouverte et l’autre fermée. Alors l’homme la relance une troisième fois pour confirmer et à nouveau une partie retombe ouverte, l’autre fermée. Le génie semble avoir accepté la demande.

Finalement, les trois hommes dépiautent le coq et préparent le feu avec un tas d’herbes séchées pour le griller. A ce moment-là, des voix se font entendre au loin en direction du village. Des silhouettes apparaissent au fur et à mesure et s’approchent : ce sont les hommes du village qui commencent à arriver par petits groupes pour participer aux travaux de la journée. Mais ils ne viennent pas vers nous, ils s’arrêtent quelques dizaines de mètres plus loin, devant le dobo da bubu, le drain qu’il s’agit de barrer. Je m’éloigne alors du lieu du sacrifice pour m’approcher d’eux et les saluer. Un grand nombre d’hommes s’attroupent autour du drain en question pour débattre sur la manière dont ils vont procéder. Je les observe tout en gardant un œil attentif sur les trois sages qui sont restés vers le palétuvier, et qui ont été rejoints par d’autres initiés. Certains sont venus avec des branchages, d’autres avec des tronçons de bois, d’autres encore partent en chercher dans les plaines, au bord du Kitali. Les travaux commencent.

A ce moment-là, je distingue parmi la foule d’hommes au travail, le représentant du projet de développement rizicole que j’ai rencontré le soir précédant en dînant chez le président de district. Ce projet a dirigé des travaux d’aménagements rizicoles en creusant un nouveau drain et en y construisant un barrage. Aujourd’hui, pour le bon fonctionnement de cet aménagement, il est nécessaire de barrer un drain ancestral, le dobo da bubu, qui se trouve quelques mètres en aval, parallèle au nouveau. Hier soir, après le dîner, il m’expliquait qu’il avait offert une chèvre aux villageois en me confiant : « Je sais bien comment ça se passe chez les Baga ! S’ils ne font pas de sacrifice, les travaux n’aboutissent jamais. Les projets de développement doivent s’adapter aux coutumes locales, il est donc indispensable d’offrir un animal aux villageois… ». C’est ainsi qu’une chèvre est amenée vers le palétuvier où nous étions plus tôt pour le sacrifice du coq et où les sages sont restés pendant que les plus jeunes ont commencé les travaux. J’observe attentivement le destin de la chèvre, mais celle-ci n’a pas droit aux mêmes gestes sacrificiels observés plus tôt. Elle est simplement tuée puis amenée aux femmes qui sont arrivées entre temps pour préparer le repas. Elles se sont installées dans une petite clairière, de l’autre côté du drain en direction du village, avec leurs casseroles et cuillères en bois, elles y allument des feux et préparent le riz, la sauce et les animaux tués ce matin.

Il est 12 heures environ, je m’assieds avec Oudi, mon carnet de note en main, au bord du drain, j’observe et photographie les hommes au fond du drain en train de planter des tronçons de bois dans la boue. Les travaux vont bon train, le drain est presque entièrement barré dans sa largeur par deux rangées parallèles de bois noués entre eux formant une barrière. Le représentant du projet supervise attentivement le déroulement des travaux. Certains hommes crient des encouragements pour motiver les troupes avec ces éternels « Wo nu wali ! Wo nu wali ! » Après plusieurs heures, les hommes arrivent à la conclusion qu’il manque des sacs de sables qui aideraient à barrer le drain et de la corde pour attacher les tronçons de bois. Ils décident d’interrompre les travaux et se donnent rendez-vous dans une semaine avec le matériel nécessaire. Oudi me fait part de différentes réactions qu’il entend à gauche à droite : certains sont fâchés que les travaux n’aient pas été mieux organisés, d’autres sont soulagés qu’ils prennent fin après ce dur labeur. Les estomacs sont creux et tout le monde rejoint les femmes ainsi que les plats qu’elles ont préparés.

Nous mangeons par petit groupe le riz-sauce accompagné d’un peu de viande. Nous rentrons courbatus au village, moi de l’euphorie de la journée, eux d’avoir soulevé et planté tant de kilos de bois. Le soleil est sur le point de se coucher. Oudi rentre chez lui, je m’écroule dans ma case, la tête en ébullition, percevant déjà, au loin, l’importance de cette journée pour la suite de mon travail…