Fêter l’ayd al-kabir : enquêtes comparatives sur un rituel musulman en milieu urbain (France, Maroc, Mauritanie, Sénégal)

Résumé

L’ayd al-kabir (tabaski en Afrique de l’Ouest) est la plus grande fête de l’islam sunnite, comportant un sacrifice qui commémore celui d’Abraham, partagé par les trois « religions du Livre ». Ce rituel a rarement été étudié, en particulier dans le cadre de l’islam urbain. Des enquêtes collectives ont été conduites en France et dans des pays musulmans (Maroc, Mauritanie, Sénégal), croisant les regards proches et éloignés : les équipes associaient des chercheurs et étudiants locaux et français, de cultures musulmane et non musulmane. Complété et actualisé dans chacun des contextes, un guide d’enquête a permis de recueillir des données comparables dans chaque pays, mais aussi entre les différentes enquêtes : statut du sacrifice, évolution des pratiques, rôle des pouvoirs publics, incidences économiques, obligations sociales, etc.

Abstract

“Celebrating Ayd al-kabir : a comparative inquiry into a Muslim ritual performed in urban environments (France, Morocco, Mauritania, Senegal)”.
The Ayd al-kabir (tabaski in West Africa) is the biggest celebration in Sunni Islam. It includes a sacrifice commemorating Abraham’s offering that is shared by the three monotheistic religions. This ritual has rarely been analyzed, and even less so in the context of urban Islam. For this study, we have collective investigations in France and Muslim countries (Morocco, Mauritania and Senegal). We have tried to use indigenous and foreign scholars in a complementary way ; in each team we associated local researchers and students and French researchers, some of Muslim culture. Completed and updated in each context, a research guide allowed us to collect comparable data on every country, but also between the various inquiries : status of the sacrifice, evolution of practices, role of public authorities, economic impact, social obligations, etc.

Sommaire

Introduction

Dans la cabane de l’estive de Massevaques, sur la commune de Rousses en Lozère, le 8 août 1986, deux éleveurs transhumants (F. et B.) discutent :

— F. : Tes agneaux tu ne les vendras pas, ils sont trop gros.

— B. : Du moment qu’ils ont des banes [cornes] et des couilles, je sais à qui les vendre.

Au soir d’une longue journée sur les pâturages du mont Aigoual, cet échange entre les deux responsables d’un grand troupeau ovin transhumant a été le point de départ d’une recherche d’abord personnelle, puis collective, qui se poursuit depuis trente ans. En mission itinérante depuis deux semaines sur les estives cévenoles, témoin passif de cette conversation, je suis passée soudain de l’« écoute flottante » de l’ethnologue fatiguée par une longue journée derrière le troupeau avec les bergers à un questionnement intéressé :

— Moi : Vous les vendez à qui ?

— B. : Aux Arabes, aux Marocains de la garrigue. Il paraît que c’est pour une grande fête, c’est leur religion, ils sont musulmans. Ils emmènent les agneaux chez eux et puis ils les égorgent. Ils aiment bien nos moutons, surtout ceux qui sont bigarrés. Et ils s’y connaissent en moutons !

Fig. 1. En transhumance, les agneaux raïoles destinés à la vente pour l’ayd al-kabir sont gardés à part.
Col de Salides (Lozère), août 2009.
Photographie : Anne-Marie Brisebarre

J’avais l’explication de la présence dans ce troupeau collectif de 1 500 ovins d’un grand nombre de jeunes béliers colorés et cornus de la race locale raïole, soit un changement dans l’habitude de castrer précocement les agneaux mâles pour qu’ils ne « couvrent » pas leurs mères. Je découvrais ainsi une pratique de vente directe destinée à une clientèle maghrébine et musulmane, donc doublement étrangère à la culture cévenole en majorité protestante. Quant à la « grande fête » à l’occasion de laquelle étaient égorgés ces animaux, et dont ces éleveurs ne semblaient pas connaître alors le nom, j’appris par la suite qu’il s’agissait de l’ayd al-kabir [1], ou ayd al-adha (« fête du sacrifice »), qui cette année-là aurait lieu le 15 août. Mes interlocuteurs savaient cependant que ce sacrifice commémorait celui offert par Ibrahim (Abraham dans la Bible) et partagé par les trois religions du Livre (Brisebarre 1988).

Fig. 2. Représentation du sacrifice d’Ibrahim.
Fixé sous verre. Collection Brisebarre (Tunis, date et auteur inconnus).

De l’enquête personnelle à l’enquête collective

De retour à Paris, auprès de mes collègues du groupe de recherche (GDR) 745 du CNRS « Anthropologie comparative des sociétés musulmanes », j’appris que ce rituel avait lieu pendant qu’à La Mecque les pèlerins, rassemblés dans la vallée de Minâ où la tradition musulmane situe l’acte de soumission à Dieu d’Ibrahim, commémoraient également ce sacrifice.
Résidant et travaillant à côté de la Grande Mosquée de Paris, je me suis interrogée sur les conditions dans lesquelles ce rituel pouvait être accompli en milieu urbain français, en particulier dans l’agglomération parisienne. Où acheter un mouton vivant ? Où le sacrifier ? Quel était le statut de cet abattage familial, la législation française faisant de l’abattoir le seul lieu légal de la mort des animaux de boucherie ?
Faute de références bibliographiques se rapportant à la célébration de l’ayd al-kabir en France [2], pendant les trois années suivantes j’ai observé cette pratique en Île-de-France, en choisissant des lieux collectifs où des familles musulmanes se rendaient pour sacrifier : en 1987 sur un site en plein air organisé par la municipalité d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ; en 1988 dans une ferme d’élevage ovin à Coubert (Seine-et-Marne) puis au cimetière musulman de Bobigny (Seine-Saint-Denis) ; en 1989 dans un abattoir privé halal à Ézanville (Val-d’Oise) (Brisebarre 1989).
Ayant mentionné cette recherche dans mon rapport annuel à destination du CNRS, en 1989 j’ai été sollicitée par le directeur du bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur : il désirait obtenir des informations précises sur les conditions de célébration de ce rituel, alors un des principaux moments de visibilité de l’islam transplanté en France. Depuis plusieurs années, au moment de l’ayd la presse populaire titrait sur « le sacrifice effectué dans les baignoires par les immigrés musulmans », tandis que des associations de protection animale dénonçaient « un acte de cruauté » envers les animaux. Rappelons le contexte politique : lors des législatives de 1986 le Front national, parti d’extrême droite, avait fait entrer 36 députés à l’Assemblée nationale.
Avant d’accepter de travailler avec le bureau des cultes, je me suis assurée qu’il n’y aurait pas de poursuites contre les personnes enquêtées [3], ces pratiques étant, dans la plupart des cas, entachées d’illégalité : le sacrifice de l’ayd al-kabir effectué hors d’un abattoir par le père de famille est en effet assimilé à un abattage clandestin et passible d’une amende et de la confiscation de la carcasse. La laïcité française garantissant le libre exercice des religions, le statut illégal de ce sacrifice était difficilement compréhensible pour nombre de musulmans, s’agissant d’un acte « sunna », recommandé par l’islam.
Bien que recueillies sur quatre lieux différents de la région parisienne, mes données sur ce sacrifice ne me semblaient pas suffisantes ni généralisables. Ce rituel ne pouvait être étudié qu’un jour par an, parfois deux [4], il fallait donc multiplier les observateurs. J’ai rassemblé un groupe de recherche [5] informel de dix chercheurs et étudiants qui, de 1990 à 1992, a enquêté sur divers lieux où des familles citadines accomplissaient le sacrifice (logement, cité, foyer de travailleurs, ferme, site municipal, abattoir, etc.) et rencontré tous les acteurs concernés à un titre ou un autre.

Établir un protocole d’enquête collective : le guide d’enquête

Lors de toutes les enquêtes, en France puis dans des pays musulmans, l’ayd al-kabir a été envisagée comme un « fait social total » au sens de Mauss (2001).
Le guide d’enquête établi au cours de mes premières observations, complété et actualisé dans chacun des contextes, a permis le recueil de données comparables sur chaque site, mais aussi entre les missions successives. Outre le déroulement de la fête et du sacrifice, les observations ont pris en compte la période de préparation et les jours qui suivent, soit entre dix et vingt jours de présence sur le terrain : en plus des aspects religieux, nous avons enquêté sur l’élevage, le transport et la vente des moutons destinés au sacrifice, la quête de l’argent nécessaire aux dépenses et l’endettement des familles, l’activité commerciale liée à la fête (couturiers, coiffeurs, petits métiers occasionnels, etc.), la part sociale (visites, cadeaux, dons de viande, etc.), mais aussi sur le rôle des pouvoirs publics dans la gestion de l’ayd (statut du sacrifice, organisation et approvisionnement des foirails, circulation des personnes, des animaux et des denrées, perception et gestion des « nuisances » dues aux abattages en ville, etc.), sans oublier la couverture de la fête par la presse écrite et audiovisuelle, l’utilisation des nouvelles techniques de communication pour les opérations commerciales et lors des échanges avec les parents éloignés.
En France, comme au Maghreb, en Turquie [6] et en Afrique de l’Ouest, nous avons croisé les regards proches et éloignés en faisant travailler ensemble des chercheurs et étudiants locaux et français (ethnologues, sociologues ou géographes), certains étant de culture musulmane. Menées depuis 1987 auprès des familles et des associations musulmanes, mais aussi des autorités administratives aux différents niveaux, des professionnels de l’élevage et de la boucherie, et de tous les acteurs concernés, ces enquêtes ont permis de saisir les changements en cours dans la célébration de la fête et du rituel de l’ayd al-kabir dans divers contextes urbains.

Sacrifier pour l’ayd al-kabir dans la région parisienne : un « casse-tête » pour les familles

N’ayant pas de contacts privilégiés avec des familles musulmanes, lors de mes premières enquêtes en Île-de-France j’ai observé le sacrifice sur des lieux collectifs, publics ou privés, où ma présence a été autorisée par les organisateurs (la mairie d’Aulnay-sous-Bois ; le fermier à Coubert ; l’imam du cimetière musulman de Bobigny ; le directeur de l’abattoir d’Ézanville) ; elle a aussi été bien acceptée par les familles sacrifiantes, heureuses de l’intérêt porté à leur « grande fête » et prêtes à en livrer le sens.

Fig. 3. À Aulnay-sous-Bois (93) en 1987, sur le site de sacrifice organisé par la municipalité près de la cité des 3000, des enfants promènent leur mouton de l’ayd.
Photographie : Anne-Marie Brisebarre

Ce choix qui pouvait paraître restrictif s’est en fait révélé judicieux et riche d’enseignements. En effet, qu’ils résident à Paris ou en banlieue, la plupart des musulmans étaient contraints par la législation française de sacrifier en dehors de leur espace domestique, donc de se soumettre aux règles de fonctionnement d’un de ces sites parfois très éloignés, ce qui faisait de cette journée qui aurait dû être festive un véritable « casse-tête ». Après la prière de l’ayd effectuée par les hommes à la mosquée, la famille tout entière rejoignait en voiture le site où quelques jours avant avait été réservé un mouton et où il serait possible de le sacrifier. Alors que dans les pays musulmans, même en milieu urbain, le mouton qui doit être substitué à l’enfant, comme lors du sacrifice d’Ibrahim, est intégré pendant une période plus ou moins longue à la famille, et en quelque sorte « humanisé », dans le contexte français le contact avec l’animal était réduit aux quelques minutes pendant lesquelles il était sorti du parc ou de la bergerie et amené à l’emplacement aménagé pour l’abattage. Sur ces espaces souvent en plein air se pressaient de nombreuses familles, parfois stressées car il fallait faire vite pour sacrifier l’animal et en préparer la carcasse. Si des points d’eau permettaient que ces opérations soient faites de façon hygiénique, il était interdit d’allumer du feu pour brûler les pattes et la tête du mouton pour les débarrasser du poil et de la laine, ainsi que pour griller le foie, essence de la victime, premier repas partagé entre les personnes présentes et offert aux visiteurs. La partie culinaire de l’ayd al-kabir, très importante du fait de sa dimension « redistributive » (Décobert 1991), ne pouvait donc avoir lieu qu’en fin de journée quand les familles avaient pu regagner leur domicile.
L’observation du sacrifice sur ces sites collectifs a cependant permis de comparer les pratiques de familles de diverses origines (Maghreb, Afrique de l’Ouest, Turquie, Comores, île Maurice, etc.) et de constater l’unicité de la façon de sacrifier, codifiée par l’islam. Par contre des différences existaient dans le choix de l’animal (ovin, caprin ou bovin ; mâle, femelle ou castré ; jeune ou adulte ; mais aussi, s’agissant des ovins, physionomie liée à la race) et dans les techniques de traitement de la carcasse et lors de la découpe. Des entretiens auprès des femmes ont aussi montré la diversité de la « cuisine du sacrifice », les plats dans lesquels entrent des parties de la victime sacrificielle respectant les traditions culinaires des pays d’origine.

Organiser le sacrifice : les sites dérogatoires

À partir de 1990, grâce aux contacts des membres du groupe, le sacrifice a été observé dans un contexte plus intime, celui des habitations où des familles fêtaient l’ayd le plus discrètement possible, en se cachant des voisins. Des Africains de l’Ouest se rassemblaient dans les foyers de travailleurs migrants où ils avaient vécu avant de pouvoir effectuer le regroupement familial, foyers demeurés des lieux de sociabilité. Cependant des problèmes avaient lieu à chaque fête de l’ayd dans certains de ces foyers et dans des cités de banlieue, quand les caves et garages étaient transformés pour la circonstance en abattoir. Dans ces grands ensembles où habitent des populations de diverses origines et cultures, la pratique du sacrifice menaçait le « vivre ensemble ». Pour les pouvoirs publics, il devenait nécessaire d’agir, soit en interdisant ce rituel, soit en le contrôlant, voire en l’organisant. Cette dernière option a été retenue dans le Val-d’Oise.
En 1992, l’abattoir privé halal d’Ézanville, où j’avais observé l’ayd en 1989, fermait à la veille de la fête pour cause d’inondation. C’était le seul lieu où le sacrifice pouvait être effectué légalement dans ce département mi-rural, mi-urbain. Le préfet et le directeur des services vétérinaires décidaient alors de s’impliquer dans l’organisation de ce rituel pour l’année suivante. Une commission interministérielle, à laquelle j’ai participé pour livrer les résultats de nos enquêtes, rassemblant des maires, des représentants de mosquées et d’associations musulmanes, ainsi que d’associations de protection animale, a été réunie pour réfléchir à l’organisation de « sites dérogatoires de sacrifice ». Le projet était de s’inspirer du fonctionnement d’un abattoir afin de donner un statut le plus proche de la légalité à ce rituel : rassemblement des animaux par des professionnels sur le site pour éviter les ventes clandestines aux portes des cités et le transport des moutons dans les voitures, inspections vétérinaires ante et post-mortem, équipements pour l’abattage des animaux et le traitement des carcasses, bennes pour la récupération des déchets, etc.

Fig. 4 et 5.
Sur le site en plein air du Perchay (95) en 1994, des bouchers sacrificateurs opèrent pour les pères de famille.
Sur le même site, des bâtis de bois permettent aux familles de préparer les carcasses dans de bonnes conditions d’hygiène.
Photographies : Anne-Marie Brisebarre

Lors de nos premières observations, le père de famille était à la fois le sacrifiant – celui qui offre le sacrifice – et le sacrificateur – celui qui effectue l’égorgement rituel. À partir de 1993, sur les sites dérogatoires organisés en Val-d’Oise pour « sortir le sacrifice des cités », une des principales règles de fonctionnement a été l’interdiction aux sacrifiants de prendre le couteau et la délégation de l’acte à des sacrificateurs doublement habilités, religieusement par une mosquée et techniquement par les services vétérinaires. Cette nouvelle contrainte, difficilement acceptée par certains musulmans, semble en avoir au contraire soulagé d’autres, angoissés par un tel acte faute de posséder le « savoir tuer » : les règles islamiques du sacrifice, rappelées le matin lors de la prière de l’ayd à la mosquée, recommandent de ne pas faire souffrir la victime.
Les années suivantes, d’autres départements de la couronne parisienne et quelques grandes villes de province ont organisé de tels sites sous l’égide des ministères de l’Intérieur et de l’Agriculture. En Val-d’Oise, après chaque ayd, des réunions ont eu lieu à la préfecture pour faire le bilan des aspects positifs et négatifs sur quatre points : ordre public, protection animale, santé publique et protection de l’environnement, et y apporter des améliorations. Ainsi en 1997, la prière de l’ayd a été organisée sur les sites du Val-d’Oise, donnant à cette journée sa dimension religieuse peu visible les années précédentes.

Fig. 6. Un imam dirige la prière de l’ayd avant le sacrifice sur le site dérogatoire de sacrifice d’Auvers-sur-Oise (95), en 1997.
Photographie : Anne-Marie Brisebarre

Nos enquêtes ont alimenté la réflexion de la commission chargée de l’organisation des sites dérogatoires de sacrifice ; de plus, en participant à l’ensemble des réunions j’ai pu observer la façon dont les pouvoirs publics prenaient en compte l’ayd al-kabir, contribuant à sortir le sacrifice du contexte traditionnel, familial et domestique, où il était effectué clandestinement. Mais avant la fin de la décennie 1990, deux associations de protection animale anglo-saxonnes ont saisi la Commission européenne : elles ont dénoncé le gouvernement français qui n’appliquait pas la directive européenne 93/119/CE, soulignant que « le droit européen n’autorise les abattages rituels qu’au sein d’un abattoir ». L’État français a été menacé de fortes amendes s’il continuait à organiser de tels sites dérogatoires de sacrifice. En janvier 1999 les ministères de l’Intérieur et de l’Agriculture ont incité les préfets à orienter ces dispositifs vers « des aménagements fermés, plus appropriés », c’est-à-dire à se rapprocher encore plus d’un abattoir (Brisebarre 2006-2007 : 94).
À partir de 2000, d’autres expériences suivront, du recours à une structure mobile sur camion au transport des moutons réservés pour l’ayd vers un abattoir de province, éloignant de plus en plus les familles du sacrifice, jusqu’à encourager l’achat d’une carcasse dans un supermarché ou la livraison à domicile d’une « Agneaubox », boîte renfermant les morceaux d’un mouton commandé par internet (Brisebarre 2014). Nous avons suivi au fil des années cette évolution du sacrifice de l’ayd en parallèle avec des comparaisons menées dans plusieurs pays d’islam.

Fig. 7. Publicité pour l’Agneaubox extraite du site www.halaldom.com (non accessible aujourd’hui).
Capture d’écran ; page consultée le 23 novembre 2008.

Observer l’ayd al-kabir dans de grandes villes des pays musulmans

Très fréquent au cours de nos enquêtes et souvent nostalgique, le récit de l’ayd al-kabir vécu « au pays » nous a incités à mener des enquêtes comparatives dans de grandes villes des pays musulmans (Maroc, Mauritanie, Sénégal [7]) d’où étaient originaires nombre de familles rencontrées en France. Ces recherches ont été menées en collaboration avec des chercheurs de chacun des pays. Dans cet échange, si nous apportions notre expérience de plusieurs années d’observation de la fête et du sacrifice, nos collègues étrangers nous donnaient un accès privilégié à leur société : bien que le français soit encore parlé dans ces pays autrefois colonisés, une partie des entretiens avec nos informateurs, en particulier les éleveurs et maquignons, a pu être menée dans leur langue, la traduction étant faite par nos collègues ou par les étudiants participant aux enquêtes.

Sacrifier pour l’ayd en milieu urbain marocain

Cette première enquête collective dans un pays d’islam a eu lieu en 1995 et 1996, en collaboration avec Mohamed Mahdi, professeur de socio-anthropologie à l’École nationale d’agriculture (ENA) de Meknès et ses soixante-dix-huit étudiants de cinquième et dernière année d’études [8].
Si deux ouvrages récents traitaient du sacrifice musulman dans le Haut Atlas (Hammoudi 1988 ; Rachik 1990), aucune étude ne s’était intéressée à la célébration de l’ayd al-kabir en milieu urbain marocain.
Lors de l’ayd de 1995, les étudiants qui retournaient chez eux, dans l’ensemble du Maroc, ont observé et fait un compte rendu précis du déroulement de la fête dans leur famille. Le guide d’enquête a été adapté pour cette observation « de l’intérieur » par de futurs ingénieurs agricoles formés aux enquêtes socio-anthropologiques.
En 1996, le Maroc ayant subi une forte sécheresse, le roi, Commandeur des croyants [9], a demandé à ses sujets de ne pas sacrifier pour l’ayd afin de préserver le cheptel ovin national, une situation déjà vécue trois fois en vingt ans et dont il a été intéressant d’observer l’impact sur le déroulement de la fête : dans les villes il devenait difficile de se procurer un mouton, les foirails étant désertés par les éleveurs pour obéir au roi. L’injonction royale était accompagnée de la demande que les boucheries, habituellement fermées durant cette période, s’approvisionnent afin de fournir de la viande aux familles pour les repas festifs. Pour remplacer l’acte rituel, le roi a sacrifié deux moutons, l’un en son nom, l’autre pour ses sujets, ce double sacrifice étant télévisé comme à l’accoutumée. Si des pères de famille ont évoqué leur frustration d’être « privés du sacrifice », d’autres peu fortunés se sont dits soulagés de ne pas avoir à acheter un mouton, dépense qui chaque année grevait leur budget mais qu’ils devaient pourtant effectuer à la demande des enfants. Car, alors qu’en France et en Europe les familles musulmanes doivent sacrifier « à l’abri des regards de leurs voisins », au Maroc c’est au sein du village ou du quartier que se vit ce rituel : ceux qui choisissent de ne pas sacrifier préfèrent se cacher ou même partir pour ne pas être stigmatisés !
Grâce aux témoignages des étudiants de l’ENA, cette première enquête comparative a apporté des réponses à nos interrogations sur l’impact de l’urbanisation sur la pratique sacrificielle : comme en France, dans les villes marocaines des familles rencontrent des difficultés pratiques pour accomplir le sacrifice, qu’il s’agisse de se procurer un mouton, de le garder dans un logement peu adapté, mais aussi d’effectuer l’acte d’abattage dans de bonnes conditions. Plus étonnante a été la découverte de la perte du « savoir tuer » chez nombre de pères de famille urbains qui ont alors recours pour le sacrifice, mais aussi pour le traitement de la carcasse du mouton, à des bouchers ou à des jeunes désœuvrés proposant leur aide contre quelques dirhams, tandis que d’autres installent des braseros dans les quartiers cossus afin de griller les têtes et les pattes pour les tajines de fête : des petits métiers occasionnels qui soulagent les uns et apportent un peu d’aisance aux autres (Mahdi 1998a).
Ainsi, bien que l’ayd al-kabir soit considéré par les Marocains comme leur plus grande fête, aux multiples dimensions religieuses, sociales, familiales et économiques, dans le contexte des grandes villes l’acte rituel est l’objet comme en France de transformations : s’il se maintient, l’acteur en est de moins en moins souvent le chef de famille.
Lors de ces deux observations successives, nous avons recueilli les articles publiés sur l’ayd dans la presse locale, arabophone et francophone, rassemblant quarante-quatre caricatures issues de sept de ces journaux. Ce corpus a montré la fonction critique des caricatures par rapport aux aspects négatifs de la fête, les pères de famille y étant présentés comme des victimes de l’obligation sociale de sacrifier (Brisebarre 2003) : il a mis en lumière « la pathologie de la fête » qui représente « un supplice plutôt qu’une réjouissance », d’où le titre donné par Mahdi à l’article traitant de ces caricatures, « La fête des supplices » (1998b).

Fig. 8. Caricature publiée pour l’ayd dans le journal arabophone marocain Anoual le 6 mai 2005.
Un père de famille nécessiteux, n’ayant pu acheter qu’un mouton étique pour l’ayd, espère lui donner meilleur aspect avant de le ramener chez lui en le faisant gonfler d’air à la station-service.
Dessin : Abdellah Derkaoui

Durant les années suivantes, à l’occasion de missions dans diverses régions du Maroc ou de la formation à l’enquête ethnologique des étudiants de l’université catholique de Valencia (Espagne), nous avons continué le recueil de données sur le sacrifice de l’ayd, en particulier sur l’impact de ce rituel sur les pratiques d’élevage (Brisebarre 2002, 2009a), mais aussi sur le « bricolage » nécessaire à la recherche des moyens financiers de sa célébration (Mahdi 2012).

Fig. 9. Agneaux de race timahdite proposés aux maquignons engraisseurs deux mois avant la fête sur le foirail de Timahdite (Moyen Atlas marocain), en 2010.
Photographie : Anne-Marie Brisebarre

Ayd al-lahm, la « fête de la viande » à Nouakchott (Mauritanie)

En 1998, un nouveau volet comparatif a été mené à Nouakchott, capitale de la république islamique de Mauritanie [10], en collaboration avec des chercheurs mauritaniens. Abdel Wedoud ould Cheikh, alors professeur de sociologie à l’université de Nouakchott, ayant proposé à ses étudiants de participer à l’enquête, trois ont accepté, représentant la diversité ethnique mauritanienne (maure, soninké, peul), deux d’entre eux appartenant à des familles polygames. Après plusieurs réunions pour adapter le guide d’enquête, les étudiants ont observé la fête dans leur famille. Comme au Maroc, un des pères exprimera son étonnement d’une telle enquête sur la célébration de l’ayd. Il reconnaîtra ensuite que son fils avait pleinement vécu cette journée, alors que d’habitude « il n’assistait pas au sacrifice et s’intéressait surtout aux grillades et autres nourritures et boissons festives ». Suivant nos recommandations, le jeune homme avait observé le rôle de chacun lors de ce rituel le plus souvent considéré comme « l’affaire des hommes ». Il avait ainsi découvert la fonction essentielle de sa mère pour la réussite de l’ayd  : en plus de l’achat des vêtements pour toute la famille, ainsi que des denrées nécessaires aux repas, elle décidait de la découpe de la carcasse du mouton en fonction de la destination de la viande et des abats, de leur mode de cuisson (grillé ou bouilli), et en distribuait un tiers aux pauvres. La dénomination populaire de la fête chez les Maures, ayd al-lahm, « fête de la viande », est révélatrice de l’importance accordée à cette consommation carnée autrefois liée, chez cette population alors nomade, aux rares occasions sacrificielles (fêtes du calendrier musulman ou familial, hospitalité).
Les autres étudiants avaient également pris très au sérieux leur rôle d’enquêteur, tandis que j’avais pu, avec mon collègue, entrer dans l’intimité de deux familles. La première faisait partie des haratin, groupe anciennement servile : maîtrisant parfaitement la technique du sacrifice et du traitement de la carcasse, le père était aidé par un de ses fils, la mère faisant griller le foie sur un brasero et préparant le thé. Dans la deuxième famille appartenant aux zwaya, tribus religieuses et intellectuelles, le père remplissait sa fonction de sacrificateur mais il confiait le traitement de la carcasse aux serviteurs, tandis que son épouse en dirigeait la découpe, supervisait les préparatifs culinaires et distribuait des parts de viande aux pauvres.

Fig. 10 et 11.
À Nouakchott (Mauritanie) en 1998, dans une famille hartaniate, le père vient de sacrifier le mouton élevé pendant plusieurs mois dans la concession, tandis que son épouse allume le feu pour faire le thé.
Aidé de son fils, le père prépare la carcasse du mouton. La suspension du mouton par le cou est une particularité mauritanienne.
Photographies : Anne-Marie Brisebarre

Au lendemain de la fête, les étudiants ont raconté « leur ayd », découvrant avec étonnement la diversité de leurs pratiques familiales. Si leurs exposés ont montré, comme lors de toutes nos enquêtes, l’unicité du rituel sacrificiel, ils ont aussi révélé l’influence des appartenances ethniques et sociales sur les autres volets de la fête, depuis le choix du mouton jusqu’au traitement et à la découpe de la carcasse, au partage de la viande et à son utilisation culinaire pour des plats variés consommés au cours des repas de l’ayd ou les jours suivants.
En 1999, j’ai suivi le parcours d’un collègue mauritanien vivant à Nouakchott, mais retournant pour fêter l’ayd au sein de sa famille dans sa région d’origine, ancienne aire de nomadisation de sa tribu zawi. En effet ces déplacements vers les villes ou villages de province à l’occasion de l’ayd concernent de nombreux hommes contraints pour des raisons professionnelles de résider dans la capitale. Dans le village de sédentarisation de cette tribu, j’ai enquêté sur les relations entre les familles, les échanges de cadeaux et de parts de viande sacrificielle, mais aussi sur les visites qui, selon la tradition, sont rendues aux personnes les plus âgées.

Fig. 12. S’occuper de la future victime de l’ayd est le rôle de la femme.
Taguilalet, région du Trarza, Mauritanie, 1999.
Photographie : Anne-Marie Brisebarre

En 2005 et 2006, après une nouvelle enquête collective en milieu urbain sénégalais sur la tabaski [11] – que j’aborderai dans la partie suivante –, je suis revenue à Nouakchott pour compléter la recherche sur la célébration de l’ayd [12]. Il s’agissait d’en caractériser les mutations, celles dues à l’urbanisation galopante d’une capitale créée au moment de l’indépendance en 1960 et demeurée « rurbaine » – parcourue par de très nombreux petits ruminants – pendant les premières décennies ; mais aussi celles liées aux transformations en cours dans la société nouakchottoise, en particulier aux changements de mode de vie et d’habitat de familles formant une nouvelle « société civile ». Inscrites dans la modernité du fait de la formation des chefs de famille, souvent suivie à l’étranger, et de leur activité professionnelle – libérale ou intellectuelle –, ces « familles de transition » ont été à l’origine de réinterprétations du rituel de l’ayd (Brisebarre 2010). Dans ce contexte de « citadinisation », elles ont pris en quelque sorte de la distance avec la pratique sacrificielle, et surtout avec le mouton qui n’a plus de place dans un habitat où on accorde de plus en plus de valeur au jardin, qu’il risquerait de dégrader. Elles ont alors recours au « sacrifice par procuration », commandant l’animal par téléphone à leur boucher habituel auquel ils délèguent l’acte sacrificiel ainsi que le traitement et la découpe de la carcasse livrée à domicile, prête à être cuisinée. Une constatation surprenante, plus proche de certaines situations observées en Île-de-France que de celles étudiées au Maroc et au Sénégal voisins.

Fêter la tabaski en milieu urbain au Sénégal

Les enquêtes sur l’ayd al-kabir en milieu urbain, menées au Maroc puis en Mauritanie, ont montré l’existence de variations, certaines liées aux appartenances ethniques et sociales, mais aussi d’autres liées à la structure des villes et aux manières d’habiter. Ajouter un volet comparatif sénégalais est apparu important afin de disposer de données comparables dans trois pays constituant une façade atlantique ouest-africaine.
De 2000 à 2003, avec Liliane Kuczynski, anthropologue dont la thèse traitait des marabouts africains à Paris, nous avons enquêté au Sénégal [13], passant au minimum trois semaines à chaque période de l’ayd/tabaski. Se sont joints à nous un géographe de l’Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN), Papa Demba Fall, grand amateur de moutons, et une anthropologue italienne, Tiziana Bruzzone, spécialiste de la société sérère, une des ethnies sénégalaises, ainsi que deux étudiants en socio-anthropologie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD) qui ont ainsi bénéficié d’une formation personnalisée à l’enquête ethnologique et d’un encadrement de leurs mémoires (Sarr 2002 ; Thiam 2000, 2002).
En 2000, lors de la première observation [14], une partie de l’équipe a enquêté à Dakar, l’autre investissant Touba, siège de la puissante confrérie mouride, dans la région du Baol (Sénégal central). Cette année-là, la tabaski coïncidait avec le deuxième tour des élections présidentielles, deux événements dont nous avons suivi les nombreuses interactions sur le terrain et dans les médias, presse et audiovisuels. Les articles, mais surtout les caricatures nombreuses, en particulier dans les journaux satiriques, Le Cafard libéré et Le Cactus, mêlaient la campagne électorale et la principale préoccupation des familles, la recherche des moutons dans les foirails installés dans la plupart des quartiers de Dakar. Les caricaturistes représentaient les principaux candidats en téfanké, vendeurs de moutons, ou même en moutons exposés sur les foirails. Car une rumeur courrait : « Si la tabaski tombe un vendredi, ce sera le sacrifice du président en place. » Ce fut le cas et, deux jours après la fête, pour la première fois depuis l’indépendance le Sénégal connaissait l’alternance politique (Brisebarre 2009b : 425-429).
Au retour de cette mission, nous avons constaté la richesse des matériaux recueillis sur les préparatifs et la célébration de la tabaski, mais aussi la complexité de cette société sénégalaise pluriethnique, restée encore pour nous en partie énigmatique malgré le dialogue avec nos collègues. Pour prolonger cette recherche, nous avons répondu à un « appel à propositions en sciences sociales » publié par le ministère des Affaires étrangères et destiné à encourager la coopération entre chercheurs français et de l’Afrique subsaharienne : notre projet sur « les enjeux culturels, sociaux et économiques de la tabaski en milieu urbain sénégalais [15] » a été retenu.
De 2001 à 2003 nous avons enquêté dans plusieurs villes et sur divers milieux socio-économiques, mais aussi dans des contextes religieux variés en fonction de l’appartenance des familles aux confréries qui structurent l’islam sénégalais. Quatre terrains ont été choisis, les deux premiers ayant fait l’objet d’observations en 2000.
L’équipe était composée des chercheurs et étudiants ayant participé à l’enquête en 2000, du géographe mauritanien impliqué dans la recherche à Nouakchott, ainsi que d’un anthropologue sénégalais originaire de Tambacounda, spécialiste du pastoralisme peul [16], et d’une doctorante en géographie de l’université de Saint-Louis.
Dans l’agglomération dakaroise, l’enquête a inclus le rôle des pouvoirs publics dans l’organisation de la circulation et la commercialisation des moutons, ainsi que dans la gestion urbaine des « nuisances » générées en cette période de débordements festifs. Une spécificité du Grand Dakar a aussi retenu notre attention : l’importance de l’élevage urbain, produisant des « moutons de ville » (Fall 2002) choyés par des éleveurs amateurs et livrés à l’admiration du public sur les points de vente de certains quartiers, mais aussi depuis quelques années lors de véritables concours de beauté ovine sponsorisés par un fournisseur d’aliment pour le bétail (Brisebarre 2012a). Les préparatifs et le déroulement de la fête ont été observés dans divers quartiers où l’habitat révélait le niveau économique des familles : certains très urbanisés où dominent les immeubles modernes ; d’autres plus aérés où les villas sont entourées de jardins ; les plus peuplés caractérisés par un habitat traditionnel de concessions, où vivent les familles les plus pauvres, privées de sacrifice mais destinataires obligées des dons d’une partie de la viande de tabaski.

Fig. 13. Dans le quartier dakarois de Builders en 2001, quelques semaines avant la fête, le point de vente de la Patte d’oie s’installe le long de l’autoroute qui mène à l’aéroport.
Photographie : Anne-Marie Brisebarre

Dans la région du Baol, où une observation avait eu lieu en 2000 à Touba, capitale régionale en pleine expansion et carrefour commercial, une comparaison a été conduite dans deux villes moyennes, Diourbel et Bambey, où d’autres influences confrériques se font sentir et où il a été possible d’enquêter sur la communauté chrétienne et sa façon de vivre la tabaski. La mobilité et la migration, composantes essentielles de la société sénégalaise, ont été prises en compte : dans la région de Diourbel où l’émigration est un des moteurs de l’économie, les Baol-Baol émigrés participent à distance, mais de façon importante, à la tabaski en envoyant de l’argent à leurs proches avec lesquels ils restent en contact grâce aux nouvelles techniques de communication (Thiam 2009).
Nous avons également mis en évidence les liens existant entre la tabaski et d’autres fêtes calendaires musulmanes, comme tamxarit (achoura) (Kuczynski et Thiam 2009 : 358-361), ainsi qu’avec le magal, pèlerinage annuel de la confrérie mouride à Touba, parfois désigné comme la « tabaski bis » (Kuczynski et Thiam 2009 : 333).

Fig. 14. À Touba (Sénégal) en 2000, dans la concession du Khalif de la confrérie mouride, le défilé des moutons donnés par les talibé (disciples).
Photographie : Liliane Kuczynski

Les deux autres lieux d’enquête ont été choisis pour leur spécificité. Creuset de populations et de religions (Bambaras protestants, Wolofs francisés mais très islamisés, Toucouleurs, Maures et même Marocains), Saint-Louis est situé au débouché de la région pastorale du fleuve Sénégal impliquée dans l’approvisionnement en moutons. Dans cette ancienne capitale coloniale, les Saint-Louisiennes sont considérées depuis longtemps comme « les arbitres de l’élégance sénégalaise », une attirance pour la mode particulièrement visible à l’occasion de la tabaski où de nouvelles toilettes, coiffures et parures sont étrennées. Participant également du souci de paraître aux yeux des voisins, les familles aisées y sont réputées pour leur goût pour les grands moutons, aux cornes imposantes et à la robe blanche immaculée, destinés au sacrifice. Dans tous les lieux d’enquête, un volet de la recherche a été consacré aux critères de choix des meilleures victimes sacrificielles, recueillis auprès des vendeurs et des acheteurs.
La position frontalière de Tambacounda, ville située au Sénégal oriental et en majorité peuplée de Peuls, en fait la plaque tournante de l’activité pastorale régionale : en prévision de la tabaski le bétail venant du sud du Sénégal, mais aussi du Mali, y transite avant de gagner par la route ou la voie ferrée les foirails de Dakar.
En comparant les données recueillies lors de ces enquêtes avec nos observations de l’ayd al-kabir au Maroc et en Mauritanie, nous avons été frappés par l’ampleur et l’éclat particulier que prend cette fête au Sénégal : les villes, en particulier le Grand Dakar, sont métamorphosées par l’omniprésence des moutons et par les embarras souvent inextricables de la circulation, tandis que les familles doivent avoir recours à de multiples expédients pour faire face aux dépenses parfois considérables que la fête occasionne pour entretenir par des dons codifiés (argent, tissus, mouton ou viande sacrificielle) les relations de parenté et d’alliance, ainsi que les réseaux religieux, politiques ou professionnels (Brisebarre et Kuczynski 2009).

Conclusion

Ces différentes enquêtes, croisant des approches ethnographiques, anthropologiques et géographiques, mais aussi des regards proches et éloignés, ont mis en lumière les comportements spécifiques lors de la célébration de l’ayd al-kabir/tabaski en milieu urbain, mais aussi les incidences économiques de cette fête. Elles ont révélé que, même dans les pays d’islam, l’inscription du sacrifice dans l’espace des villes modernes en a modifié les conditions de déroulement, en particulier le rapport de plus en plus distant à la victime et la très fréquente délégation de l’acte sacrificiel.
Dans les villes françaises, du fait du statut illégal du sacrifice familial de l’ayd et de sa dénonciation, au même titre que celle de l’abattage halal, par les protecteurs des animaux (Brisebarre 2008), de nombreux pères de famille ont « bricolé » de nouvelles façons de « faire l’ayd », acceptant l’ellipse du sacrifice, pour privilégier la part spirituelle de la fête – la prière à la mosquée – et la part familiale – le repas comportant de la viande sacrificielle achetée chez le boucher, au supermarché ou commandée sur internet (Brisebarre 2006) : bien que vécue dans un contexte d’islam « transplanté » (Dassetto et Bastenier 1984) et minoritaire, cette fête permet la mémorisation de la saga familiale et prend alors des significations identitaires qu’elle ne possède pas dans les pays d’islam. Dans l’actuel climat politique français, faut-il y voir le signe d’un repli communautaire, un refus d’intégration ? La même question peut être posée à propos de l’importance accordée par les musulmans français, toutes classes d’âges confondues et qu’ils soient ou non pratiquants, à la viande halal, dans l’intimité familiale mais aussi en dehors de la maison [17] : sa consommation, facilitée par le développement de l’offre (boucheries, supermarchés, sites internet), serait considérée, selon un rapport de l’institut Montaigne, comme « normale » par plus de 80 % des personnes enquêtées (2016 : 28). Dans les cantines scolaires, le « plat de substitution » lorsque de la viande de porc est au menu, dont se contentaient leurs ascendants immigrés, ne semble plus satisfaire des musulmans [18] voulant être reconnus comme des « Français comme les autres » (Brouard et Tiberj 2005) et développant une « halal attitude », une sorte de philosophie de la vie, comme d’autres Français veulent manger « bio » ou végétarien (Brisebarre 2012b).

add_to_photos Notes

[1Dans cet article l’abréviation ayd sera utilisée pour ayd al-kabir.

[2Jusque dans les années 1990, les études portant sur le sacrifice musulman relevaient surtout de la tradition « orientaliste » (Chelhod 1955 ; Morgenstern 1966 ; Smith 1972 (1889)). Pendant la période coloniale, des auteurs avaient rassemblé des notations ethnographiques sur les rituels sacrificiels, en particulier au Maghreb (Dermenghem 1982 (1954) ; Doutté 1909 ; Servier 1962 ; Westermarck 1926). Toutes ces données concernaient le milieu rural ; or l’islam, celui des pays musulmans comme celui qui, du fait de l’immigration, s’est implanté au cours du XXe siècle dans les pays occidentaux, est majoritairement situé dans les villes.

[3Les données sur les lieux où se déroulait ce rituel et sur ses acteurs étaient difficiles à rendre totalement anonymes sans perdre la richesse de l’information.

[4L’année musulmane est lunaire. La fixation locale de la fête est fondée sur l’observation de la lune, d’où un possible décalage d’un jour dans certains pays. C’est souvent le cas de la Turquie qui ne « s’aligne » pas sur le pèlerinage à la Mecque.

[5De 1990 à 1993, il a bénéficié du soutien du bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur et de crédits du FAS (Fonds d’action sociale pour les travailleurs immigrés et leur famille).

[6Parallèlement, de 1990 à 1995, dans le cadre du GDR 1565 du CNRS « Cultures musulmanes et pratiques identitaires », le comparatisme sur l’ayd al-kabir a été étendu à l’Europe (Grande-Bretagne et Belgique), au Maghreb (Algérie, Maroc) et à la Turquie (Brisebarre 1998). Les chercheurs du GDR ont aussi exploré les autres « formes et fonctions » du sacrifice musulman (cycle de vie, culte des saints, thérapie, etc.) avec des crédits du ministère de la Recherche (Bonte et al. 1999).

[7Une enquête sur le kurban bayrami – désignant l’ayd al-kabir en Turquie – a également été menée dans le « Grand Istanbul », sous la direction d’Altan Gokalp, en collaboration avec l’université de Marmara (Gokalp 1998).

[8Ce programme de recherche s’est déroulé dans le cadre d’une convention entre le GDR 745 du CNRS et l’Institut universitaire de recherche scientifique (IURS) marocain.

[9Ce rôle de chef de la communauté musulmane marocaine est particulièrement affirmé lors de l’ayd al-kabir : le sacrifice effectué par le roi après la prière à la mosquée, transmis en direct à la télévision, ouvre le temps licite du sacrifice pour les Marocains et leur dispense la baraka royale.

[10La Mauritanie a été le premier pays à adopter le nom de « république islamique » : l’ensemble de la population y est musulmane. Cette recherche a été financée par le GDR 1565 du CNRS « Cultures musulmanes et pratiques identitaires ».

[11Le terme tabaski, d’origine berbère, désigne l’ayd al-kabir en Afrique de l’Ouest.

[12La participation du géographe mauritanien Ndiawar Kane aux enquêtes sur Nouakchott et Dakar a été précieuse pour développer le comparatisme entre les façons de fêter l’ayd/tabaski dans ces deux capitales ouest-africaines.

[13Au Sénégal, 94 % de la population est musulmane, 5 % chrétienne et 1 % animiste.

[14Cette mission a été financée par le GDR 1565 du CNRS « Cultures musulmanes et pratiques identitaires ».

[15Dans le cadre de cet appel, piloté en France par l’IRD et au Sénégal par le Codesria, les programmes ont été financés par le fonds d’aide à la coopération (FAC) du ministère des Affaires étrangères.

[16Sada Ba avait aussi participé à l’enquête en Île-de-France (1990-1993).

[17L’étude sur « Le marché du halal en France », réalisée par le cabinet Solis, spécialisé dans le marketing « identitaire », à partir de questionnaires déclaratifs, conclut que « ce marché s’établissait à 5,5 milliards d’euros en 2010, dont 4,5 milliards en produits alimentaires et 1 milliard en restauration hors domicile (kebab, fast-food, pizzeria) » : http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/06/08/que-represente-le-marche-du-halal-en-france_4943058_4355770.html#x4dBAOut5xs2DroF.99 (page consultée le 9 septembre 2016).

[18« 80 % des musulmans interrogés souscrivent à l’affirmation suivante : “Les enfants devraient pouvoir manger halal dans les cantines scolaires” » (Institut Montaigne 2016 : 28).

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Pour citer cet article :

Anne-Marie Brisebarre, 2017. « Fêter l’ayd al-kabir : enquêtes comparatives sur un rituel musulman en milieu urbain (France, Maroc, Mauritanie, Sénégal) ». ethnographiques.org, Numéro 34 - juin 2017
Philanthropies [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2017/Brisebarre - consulté le 28.03.2024)
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