Détour pour une anthropologie des ruptures : L’herméneutique événementiale face à la question du viol

Résumé

En confrontant la phénoménologie de Romano à la question du viol, cet article tente d’établir quelques pistes pour une anthropologie des ruptures. Ces pistes nous renvoient principalement au problème descriptif de l’événement, et au temps de l’après où le passé se maintient non comme une cause mais comme un hôte à la fois distant et dérangeant, évanescent tel un fantôme qui est présent sans être, où la vie se fait immédiateté et où faits et événements deviennent indistinguables.

Abstract

« Detour by way of the anthropology of rupture : experiential hermeneutics and the issue of rape ».
Confronting the phenomenology of Romano with the issue of rape, this article attempts to establish some avenues for an anthropology of rupture. These avenues concern the problem of description and the question of what comes “after” an event in which the past persists not as a cause but as a host, both distant and disturbing, as evanescent as a ghost that is both present and absent, an event in which life is immediacy, and fact and event merge.

Sommaire

Table des matières

Introduction

« … l’événement n’est, en tant que tel, rien d’autre que ce sursis insensible et cette silencieuse latence par lesquels et selon lesquels il bouleverse, ou plutôt a déjà bouleversé celui que nous étions. Il est ce décalage même, cet intime déphasage selon lesquels l’inexpérimentable peut venir nous toucher, nous blesser et, en se destinant à nous, en nous intimant son épreuve, nous donner la possibilité de l’accueillir en nous transformant » (Romano, 1998 : 69).

Pour qui s’intéresse aux situations de rupture de l’existence, l’herméneutique événementiale de Claude Romano [1] abonde de propositions. Parmi celles-ci, les plus intéressantes correspondent à sa conception — rejetant tout psychologisme — de l’être par l’événement, qui fait de la production événementielle un décalage synonyme d’une irrémédiable transformation de l’existence [2]. Ce que Romano appelle une « herméneutique événementiale » a ainsi pour but de déplacer l’attention descriptive portée aux faits existentiaux vers les événements de l’existence — « une pensée originaire de l’événement conduirait à mettre en évidence un sens « événemential » de l’existence en tant que telle » (2003 : 89) — sans abandonner la visée essentielle d’appréhender « l’esprit comme tel, l’humanité même de l’homme » (ibid : 21). Ce projet fondamental qui, toutefois, touche peut-être plus à la refonte d’une phénoménologie qu’à une étude approfondie des phénomènes relevant des événements (exception faite des thèmes de la mort et de la naissance), appelle à être questionné sur les terrains mêmes des situations de rupture. Il ne s’agira donc pas ici de faire la critique de l’œuvre de Romano en tant que telle, mais d’en questionner les propositions à partir d’un événement particulier, le viol. Cette confrontation des propositions de Romano au viol servira dès lors de chemin de traverse propre à circonscrire quelques éléments venant soutenir non pas une anthropologie des événements (celle-ci est déjà fortement balisée [3]), mais une anthropologie des ruptures qui en déplace profondément, nous semble-t-il, le questionnement.

Il peut paraître osé de soumettre le travail de Romano à la question du viol, car exception faite de son ouvrage sur Faulkner, cet auteur n’a jamais abordé le viol dans son approche phénoménologique de l’événement. Pourtant, le viol peut être mis en perspective avec les questionnements connexes de Romano sur la chair, la douleur, la liberté ou encore sur les problèmes de la temporalité qui soutiennent sa problématique événementiale, mais surtout il apparaît être l’événement liminal à même de questionner tant son approche phénoménologique que ces situations de rupture qui nous intéressent.

Nous aborderons ainsi trois points problématisés par la question du viol. Le premier point tient en quelque sorte à la possibilité même de l’entreprise de connaissance, puisqu’il s’agit de questionner la possibilité descriptive de ce que nous nommerons de manière bien disgracieuse l’événement-viol [4]. Le second point concernera la question de la douleur dans son rapport à la connaissance et à la potentialité de l’événement. Cela nous conduira au dernier point inscrivant le problème de l’événement dans l’après.

Le mot et l’acte ou le problème de la description

Dans son ouvrage sur Faulkner — Le chant de la vie. Phénoménologie de Faulkner —, Romano ne manque pas de souligner l’absence de la description du viol de Temple Drake, la jeune héroïne de Sanctuaire. Dans ce roman, le moment de l’événement — dont le lecteur ne peut se tromper quant à sa nature, les chapitres précédents préparant selon Romano à l’inévitable — est le hurlement de Temple disant qu’il lui arrive quelque chose : « Elle put percevoir comme le bruissement de cette épaisseur de silence que Popeye dut écarter et traverser pour parvenir jusqu’à elle, et elle se mit à dire : il va m’arriver quelque chose. Elle le dit au vieux dont les yeux n’étaient que deux glaires jaunâtres. “Il m’arrive quelque chose !” hurla-t-elle au vieux assis sur sa chaise au soleil, les mains croisées sur la poignée de son bâton. “Je vous avais bien dit que ça arriverait !” clamait-elle, et ses paroles s’envolaient comme des bulles brûlantes et silencieuses dans l’éclatant silence qui les entourait. Enfin, le vieux tourna vers elle son visage aux deux crachats coagulés, vers l’endroit où elle se tordait et se débattait, renversée sur les planches brutes rayées de soleil. “Je vous l’avais bien dit ! je n’ai pas cessé de vous le dire !” » (Faulkner, 1977 : 727-728).

Romano présente la déficience descriptive du viol comme une omission volontaire liée au style proprement phénoménologique de Faulkner : « Si l’événement n’est pas montré, dès lors, c’est qu’il n’apparaît pas sur-le-champ pour celui qui en fait l’épreuve — une épreuve nécessairement non empirique —, c’est que ce dernier ne le vit jamais qu’au travers de ses répercussions, parfois voyantes, souvent insaisissables ; s’il n’est pas raconté, donc c’est qu’il n’est pas présent comme tel pour un “sujet” qui en serait contemporain, mais seulement dans l’après-coup d’une saisie rétrospective. » (Romano, 2005 : 75). Si Romano suit ici à la lettre la caractéristique de l’événement faulknérien [5], c’est qu’il s’accorde pleinement sur le caractère différé des événements et sur l’implication qu’il entraîne : le déplacement de l’appareillage descriptif. Ce dernier ne porte plus sur le présent vécu propre aux faits de l’événement, mais sur l’après qui fait du fait un événement.

On comprend l’intérêt porté par la phénoménologie romanienne à l’événement dans cette suspension du problème descriptif, l’absolu de la description phénoménologique ayant été la cible des critiques, dont par exemple celle adressée par Foucault dès les premières pages du livre Les mots et les choses, lorsqu’il énonce l’impossibilité de loger tout à fait ce que l’on voit dans ce que l’on dit (Foucault, 1966 : 25). Dégager la description de l’empirie en vient donc pour Romano à ne garder que l’espace interprétatif de la saisie rétrospective. L’événement devient l’interprétation d’« une épreuve nécessairement non empirique », l’interprétation d’une interprétation, revient à loger des mots dans des mots. Plus important peut-être : Cela conduit à faire de l’exclusion de l’empirique de l’événement une caractéristique première de l’événement lui-même.

Mais cela ne pose-t-il pas un problème à la phénoménologie elle-même si elle remet la description de ce qui est arrivé à celui à qui c’est arrivé, ou si elle s’attache à décrire la situation telle que la vit l’être à qui il est arrivé quelque chose, et dont on voit mal comment ce mode de faire paraître pourrait coïncider avec la volonté phénoménologique d’une description pure puisque la vie, et c’est primordial, est et reste conditionnée par l’événement subi et se déploiera dans le rapport de la vie à cette situation vécue qui l’a fait basculer, ou comme nous préférons le dire à la suite de Martin (2011a), qui l’a fait bifurquer  ?

Si ce problème propre à l’approche phénoménologique n’invalide pas pour autant les résultats auxquels elle peut aboutir, il trouve un nouveau développement dans l’événement-viol. Est-ce que le viol est réellement cet événement, hors factualité, qui n’est pas « présent comme tel pour un “sujet” qui en serait contemporain » ?

En abordant le viol dans sa perspective événementiale et de manière pour ainsi dire générique, Romano a mis l’accent presque involontairement sur le problème crucial de toute appréhension du viol, que l’on pourrait formuler par cette question : Qui parle ? Involontairement, car en réduisant l’approche du viol par Faulkner à son seul style phénoménologique, il s’est empêché de considérer la détermination du thème du viol sur le traitement narratif faulknérien, en l’occurrence la non description qui s’avère surtout être une non nomination. Si l’histoire de Sanctuaire sonne juste, c’est parce qu’il y a une rare compréhension du monde social du sud étatsunien, de ses espaces relationnels chez Faulkner qui fait du régime descriptif choisi non seulement un effet du style mais surtout une contrainte relevant des événements à relater. Le locuteur se trouve indissociablement lié aux problèmes des opérations descriptives.

Si nous cherchons en effet une description de type phénoménologique du viol, il vient à l’esprit le livre Éden, Éden, Éden de Guyotat (1970). Leiris disait de ce texte qu’il pouvait « paraître aussi sordide qu’un étalage de pièces à conviction sur un bureau de magistrat ou de policier […]. Cela, parce que les choses y sont prises sur un même mode auquel les nuances psychologiques sont étrangères et qu’on ne peut même pas qualifier de « biologique » […], mode qui est en vérité celui du contact pur et nu — exempt de toute interprétation faisant écran — avec les corps vivants et les objets fabriqués qui constituent leurs coques ou leurs appendices. Mis en jeu de façon égalitaire ou peu s’en faut, êtres et choses sont, en effet, données ici pour rien de plus que ce qu’ils sont dans la réalité stricte de leur présence physique, animée ou inanimée […] » (Leiris, 1970 : 274-275). Il est vrai que les tentatives descriptives les plus phénoménologiques du viol sont à chercher dans le positivisme des registres judiciaires. Nous aurions pu ajouter le registre descriptif du domaine médical, mais comme le stipule par exemple en France un guide destiné aux médecins pour l’établissement des certificats pour viol, « le terme de “viol” étant une qualification, il ne peut être utilisé par le médecin dans son certificat... il [le médecin] doit se garder de toute interprétation des faits reprochés » [6]… Sans nom, les faits restent comme tels, une suite d’énoncés descriptifs.

La description factuelle de l’acte ne peut jamais correspondre à la description du viol, non pour les raisons légales mentionnées ci-dessus, mais pour la simple raison que le factuel n’englobe pas dans sa totalité ce qui fonde le viol, soit les diverses modalités du refus du rapport sexuel d’une part et la motivation de la négation du refus d’autre part. Dans le livre de Guyotat, la continuité descriptive entre les scènes de sexe volontaires et les viols masquent justement toute différence de pratique. Le nivellement descriptif souligné si justement par Leiris rend compte de l’unique mode de présence de la sexualité, efface les positions de pouvoir des « choses » et des êtres en relation, leurs situations concrètes au sein de cadres sociaux pourtant bien existants dans le texte de Guyotat et rendus à travers les diverses formes de distinction de genre, de classe, de génération, de physique et d’origine.

Ce problème descriptif du viol se déplace également dans le problème de sa perception. Ce dernier problème se trouve particulièrement bien figuré dans ces propos de Foucault : « On peut toujours tenir le discours théorique qui consiste à dire : de toute façon, la sexualité ne peut en aucun cas être objet de punition. Et quand on punit le viol on doit punir exclusivement la violence physique. Et dire que ce n’est rien de plus qu’une agression, et rien d’autre : que l’on foute son poing dans la gueule de quelqu’un, ou son pénis dans le sexe, cela n’appelle pas de différence... » (Foucault, 2001a : 351).

D’un point de vue perceptif, faire du viol une violence physique ne règle pas la distinction entre une pratique sexuelle violente consentie et le viol. Si Foucault place le problème du viol au niveau de sa proximité avec la sexualité, son déplacement au niveau de la violence physique évince aussi le registre du refus et de son corrélatif la négation. Pour autant, on pourrait se demander quelle est la différence entre le propos de Foucault et cette phrase d’une héroïne de Despentes : « Après ça, moi je trouve ça chouette de respirer. On est encore vivantes, j’adore ça. C’est rien à côté de ce qu’ils peuvent faire, c’est jamais qu’un coup de queue... » (1999 : 56).

La différence ne tient pas dans les énoncés au fond très proches, mais dans les sujets qui les produisent : si l’énoncé foucaldien semble contestable (de l’aveu même de Foucault) et que celui de l’héroïne de Despentes paraît indiscutable, c’est que les statuts des locuteurs sont bien différents. L’impossible correspondance entre le mot et l’acte donne dès lors toute son importance à celui qui parle, car la verbalisation de l’acte circonscrit une part du sens de l’événement. Il s’y joue notamment une part de sa violence sociale (cf. Soucaille, 2011b). S’il s’appréhende dans la réception intérieure de la violence de l’acte subi, le viol en tant que mot renvoie en effet à la connaissance de ses conséquences sociales, ensemble de catégories de jugement touchant tant le violeur que sa victime.

Cette importance du locuteur nous ramène à l’œuvre de Faulkner. Romano ne manque pas de relever dans le montage romanesque faulknérien la stratégie narrative des points de vue ; les actions sont en effet souvent reprises sous les regards des différents protagonistes. L’événement n’existe pas en lui-même, il prend forme de la variété des regards tout autant rétrospectifs que prospectifs des protagonistes, et des conséquences qui s’ensuivent. Pour autant, si nous suivons l’analyse de Maurice-Edgar Coindreau sur le « réalisme subjectif » de Faulkner, où, comme le note Jamin, « les mots qui disent les choses, où les paroles qu’on se dit ou échange à leur propos, ont autant de réalité que les choses elles-mêmes » (Jamin, 2011 : 55), on peut se demander pourquoi l’événement n’est jamais alors qualifié par son nom, et qu’il reste la chose ou ce quelque chose qui va arriver, qui arrive, qui est arrivé. Ni description à proprement parler, ni mot pour qualifier ce qui est arrivé, alors que s’est-il passé ? Et que nous dit le quelque chose de son événementialité ?

Il nous faut revenir, dans Sanctuaire, à l’inscription sociale de l’événement-viol. Cette inscription se polarise entre la perception d’une part de Temple Drake et d’autre part, de manière plus générale, les réactions sociales à l’acte. Dans ce dernier cas, peu d’égards sont faits à la victime (mais du même coup, cette absence de préoccupation ou d’intérêt pour la personne elle-même la dégage des assignations fréquentes en la matière de responsabilités dans ce qui lui arrive). En fait, la condamnation de l’acte jamais qualifié sous le terme de viol porte sur ses circonstances, et l’inacceptable — pour la société sudiste de Faulkner — production d’altérités. Le viol de Temple altère la tolérance en la matière par le fait qu’il s’effectue par un objet (un épis de maïs) remettant en cause la virilité de la gent masculine, et par le fait que tant le violeur supposé que le violeur lui-même sont en quelque sorte étrangers à la sphère intime et familiale de Temple ; commentaires d’un badaud : « “— Moi je l’ai vue. Elle était un peu là, la gamine. Foutre. Je m’serais pas servi d’un épi, moi » (Faulkner, 1977 : 877), ou du conducteur raccompagnant Horace Bendow, l’avocat de l’accusé : « “— Ça lui apprendra, dit le conducteur. Il faut que nous protégions nos jeunes filles. On pourrait bien en avoir besoin nous-mêmes  [7] » (ibid. : 880, je souligne).

Dans le cas de l’événement-viol, nous avons affaire à la particularité de sa catégorisation préalable : le viol existe indépendamment de la perpétration de l’acte, de son appréhension par celui qui y est soumis, son événementialité ne peut être détachée de sa représentation sociale et de cette inscription préalable comme catégories morale et juridique qui lui donnent forme [8].

Cela a des conséquences sur la compréhension de l’événementialité de l’événement, et en premier lieu cela touche la perception de Temple Drake de ce quelque chose qui lui arrive.

Il n’est peut-être pas tout à fait juste de dire que l’événement ne lui apparaît pas, ou lui apparaît qu’après-coup. Il y a quelque chose de l’événement qui lui apparaît et dont elle rend compte au moment même où cela arrive. “Il va m’arriver quelque chose ” est certes lié à l’immédiateté de la venue de l’événement, mais il englobe tout un temps antérieur où s’était installée l’appréhension de ce quelque chose, de sa possibilité, comme en témoigne la fin du même paragraphe où se tient toute la temporalité de l’acte “Je vous l’avais bien dit ! je n’ai pas cessé de vous le dire !”. De plus, il y a ce passage si fort des pages 816 à 820 qui condense parfaitement la situation vécue de l’avant où Temple décrit sa peur et le moyen de la conjurer, d’éviter la chose qui risque d’arriver, en s’efforçant désespérément de se faire homme par la pensée, ou, dans l’épuisement de la tension et de la peur, de vouloir en précipiter la venue. Voici un extrait :

« “Alors, je me suis mise à penser à une drôle de chose. Vous savez comment on fait quand on a peur. Je regardais mes jambes et j’essayais de faire comme si j’étais un garçon. Si seulement j’étais un garçon, me disais-je, et j’essayais de me faire garçon par la pensée. Vous savez comment on fait ces choses-là. C’est comme quand on connaît la solution d’un problème et qu’on arrive en classe en pensant de toutes ses forces : Interrogez-moi, interrogez-moi, interrogez-moi. […] j’avais tellement peur, et je me demandais si je pourrais dire à quel moment cela se produirait. Je veux dire avant que je regarde, au moment où je pensais que j’en étais devenue un et que j’allais sortir leur faire voir… vous comprenez. Je frotterais une allumette et je leur dirais : regardez. Vous voyez ? laissez-moi tranquille maintenant. Et alors je pourrais revenir me coucher. Et je me voyais revenant au lit et m’endormant, car je tombais de sommeil. […] Et puis je me suis dit : si je priais pour être changée en garçon. Et j’ai prié. Après je me suis assise, immobile, à attendre. Alors, j’ai pensé que je ne pourrais pas me rendre compte, et je m’apprêtais à regarder. Mais je me suis dit qu’il était peut-être trop tôt pour le faire, que si je regardais trop tôt j’allais tout déranger, et qu’alors ça raterait certainement. Alors, il fallait compter. Je résolus de compter jusqu’à cinquante, et puis je pensai que cela arriverait encore trop tôt, alors je comptai encore jusqu’à cinquante. Et puis je me dis que si je ne regardais pas au bon moment ce serait trop tard. Et puis je pensai à me protéger d’une manière ou d’une autre. Une camarade qui avait passé un été à l’étranger m’avait parlé d’une espèce de ceinture de fer exposée dans un musée. Un roi ou quelque chose d’approchant s’en servait pour cadenasser la reine lorsqu’il devait partir en voyage. Si seulement j’avais cela, me disais-je. C’est pour cela que j’ai pris l’imperméable et que je l’ai mis. Le bidon était accroché à côté, je l’ai pris aussi et l’ai mis dans …

– Le bidon ? fit Horace. Pourquoi avez-vous fait cela ?

– Je ne sais pas pourquoi je l’ai pris. J’avais seulement peur de le laisser là, probablement. Je me disais qu’il me suffirait sans doute d’avoir ce truc français, qu’il était peut-être garni de longs piquants pointus, qu’il s’en apercevrait trop tard, et que je le transpercerais avec. Je les lui enfoncerais dedans jusqu’au bout, et je pensais à tout le sang qui coulerait sur moi, pendant que je dirais : Ça t’apprendra ! Vas-tu me laisser tranquille maintenant ? Je ne me doutais pas que ça allait être tout le contraire…” » (Faulkner, 1977  : 816-817).

Est-ce vraiment de l’événement dont il est ici question ? L’événement se jouant avant dans la peur ne peut être la connaissance de son effectuation, mais une connaissance de sa connaissance ou si l’on préfère de sa possibilité, de sa potentialité. Est-ce à dire que l’événement s’est déjà déroulé avant même d’advenir ? Ce serait confondre la peur avec l’événement lui-même, même si elle en fait intégralement partie. C’est là la grande difficulté de se saisir d’un événement tel que le viol qui dès sa conceptualisation sociale déploie sa présence. Que faire de cette peur, partie intégrante du viol, et de l’événementialité du viol, sa réalisation qui semble être autre chose ?

Dans la perspective de Romano, « le changement, par lequel un événement advient est un changement de rien à quelque chose, ou mieux, un changement de l’il-n’y-a-pas à l’il-y-a. Un tel changement n’est en aucune façon analysable comme modification : il n’y a aucun sens à dire, par exemple, que le même événement était d’abord futur, puis présent, puis passé ; non seulement l’événement futur n’est pas « le même » que l’événement présent, mais il n’est pas du tout un événement : seul est un événement ce qui a lieu, au présent, et de lui seul il est possible de dire qu’il est identique à soi ou différent d’un autre. La nouveauté de l’événement, en ce sens, est absolue. » (Romano, 2003 : 281).

Le rejet de l’attente dans la constitution événementielle est ainsi sans appel : « Il se peut bien que, à l’occasion de la survenue d’un événement, l’attente se change en attention et celle-ci en rétention, mais il s’agit alors non seulement d’un autre changement, mais encore d’un changement autre. Le premier est un pur avoir-lieu, le changement d’un il-n’y-a-pas à un il-y-a. Le second est une transformation (aussi difficile à décrire soit-elle) c’est-à-dire le passage d’un état à un autre de la conscience ou d’un vécu à un autre d’un sujet. Ces deux types de changement sont non seulement différents, mais rigoureusement irréductibles » (ibid).

Pour autant, Romano n’évince pas de son analyse de Sanctuaire la peur. Il essaie même de dissocier les différences entre la peur, l’angoisse et l’effroi : « une lecture phénoménologique peut tenter de débusquer à travers les attitudes et les réactions de Temple les modalités de réponse cohérentes et ordonnées à un événement traumatique qui bien que redouté dès le départ, est en même temps éludé et ignoré » (2003 : 80). Entre il y a et l’ouvrage sur Faulkner, Romano semble avoir délaissé cette distinction entre changement et transformation. Or si la distinction est pertinente sur bien des points, dans le cas de l’événement de Temple il faut bien se demander comment l’événement se fait lui-même événement pour celui à qui il arrive ? Qu’est-ce qui agit dans l’événement ?

Pour que Temple Drake reste maître de la perception d’un tel événement-viol, il faut justement qu’il ne soit pas nommé [9]. Le génie narratif de Faulkner et de son regard perçant sur les phénomènes sociaux est là. Tout au long du roman, le terme de viol n’est jamais employé, non pas parce qu’il y aurait un doute sur la nature de l’événement subi par Temple Drake, mais parce que Faulkner laisse justement les protagonistes l’appréhender selon leur point de vue, et en premier lieu la jeune fille. Dès lors la peur devient le langage même de l’événement autant dans son avant que dans son après. Elle n’est même pas tant un avant ou un après qu’une part fondamentale de l’événement, le registre à travers lequel l’événement à la fois se signifie et tente d’être effacé. L’événement est tout d’abord cette peur et ce désir qu’elle cesse, au prix même du souhait que ce que l’on pressent arrive enfin ; de quoi avoir peur une fois que l’acte est perpétré ? Et cet acte, cette chose qu’est-ce que c’est pour Temple Drake ? Tout d’abord, une conséquence, la situation dans laquelle, par la suite, elle est projetée, cloîtrée dans une maison close par son violeur impuissant qui la traite après coup comme son amie et qu’elle dévalorise dès que possible, tout en restant comme hébétée sous le coup de l’événement, ne sachant que faire, n’ayant aucun repère, aucune limite. Et puis, ce propos, unique évocation de l’événement de la propre volonté de Temple, ne renvoyant plus tant à l’acte commis qu’à cette dévalorisation évoquée de son violeur :

« “– Il [Red, son amant] est plus homme que toi ! répéta Temple d’une voix aiguë. Tu n’es pas même un homme. Il le sait. Qui le saurait mieux que lui ? ” Elle se mit à lui parler en hurlant : “ Toi, un homme, toi un fameux truand, quand tu ne peux même pas… Quand il a fallu que tu amènes un vrai homme pour… Et toi, penché au-dessus du lit, râlant et bavant comme un… Tu n’as pu me duper qu’une seule fois, tu sais ! pas étonnant que j’ai saigné et pleuré… » (Faulkner, 1977 : 828-829, je souligne).

De quoi a-t-elle été dupe, si ce n’est de sa propre peur qui semble au regard des relations avec Popeye s’être envolée voire, selon elle, inversée :

« Puis elle cria farouchement [à Popeye] : “Tu as peur de lui ! tu as peur !” ». Par la suite, s’adressant à son amant, Red : « “Je lui ai dit que j’avais choisi. Je lui ai dit : si tu m’amènes ici. Je t’ai laissé ta chance, je lui ai dit. Et maintenant, il les a fait venir ici pour te descendre. Mais tu n’as pas peur. Dis ?

– Est-ce que tu savais ça quand tu m’as téléphoné, demanda-t-il.

– Quoi ? Il a dit qu’il ne fallait plus que je te revoie. Il a dit qu’il te tuerait. Il m’a fait suivre quand j’ai téléphoné. Je l’ai vu. Mais tu n’as pas peur. Ça n’est même pas un homme, mais tu en es un, toi. Tu es un homme ». Elle se frottait contre lui, s’efforçant d’atteindre ses lèvres, lui murmurant comme une leçon apprise des mots crapuleux, tandis qu’une salive blanche coulait sur ses lèvres décolorées. “As-tu peur ?” » (ibid : 835-836).

La non nomination et la non description de l’acte subi sont une même chose qui autorise justement à laisser la compréhension à celle qui l’a vécu, et par-là même à en extraire la douleur propre à la qualification de l’acte sous le registre du viol, pour l’amoindrir si possible, et laisser la brutalité nue de l’acte, si ce n’est celle de l’actant Popeye [10], à son non-sens social et dans l’indéfini où Temple tente, intérieurement, de le laisser.

Expérience et anticipation de l’événement ou le sens du sensible

« … l’événement n’est pas d’abord possible avant d’être effectif : ni prévisible selon un régime causal, ni anticipable sur le mode du projet » (Romano, 1998 : 70).

« Si l’ex-pér-ience n’enseigne rien, au sens où elle rendrait des connaissances disponibles, c’est qu’elle n’est pas elle-même une « connaissance », mais une manière de se comprendre  ; plus précisément, elle est une manière de comprendre l’événement singulier, et de se comprendre à travers lui, dans sa singularité incomparable — selon un cercle herméneutique qui appartient à toute compréhension : l’événement reçoit son individuation de la singularité de celui à qui il survient et vice versa. » (ibid : 199).

Ces deux citations sont à discuter. Non seulement parce qu’elles portent en elles indubitablement une avancée certaine sur l’appréhension de ce qui advient, mais surtout parce qu’elles peuvent être aussi remises en cause par le viol comme événement.

Le viol a parfois déjà eu lieu sans avoir été. Il va m’arriver quelque chose. Nul doute sur la teneur de cette chose pour Temple, mais elle ne peut être toutefois déjà connue et comprise que « dans la singularité de celui à qui il survient ». Pourtant, elle essaie de se soustraire à ce quelque chose qui s’approche. Le viol se maintient en permanence dans cette tension propre à sa potentialité permanente lorsqu’on est femme. C’est ce que résument indirectement ces propos de Temple où l’on voit surgir la potentialité dans sa négation même :

« “Je n’ai pas peur, dit Temple. Des choses comme ça, ça n’arrive jamais, n’est-ce pas ? Ils sont comme tout le monde. Vous êtes exactement comme tout le monde” [11] » (Faulkner, 1977 : 693).

Si le viol advient dans le récit, cette structuration ne le rend pas inévitable dans l’absolu. Non qu’il y eut un moyen de l’éviter, mais bien parce que justement il reste quoi que l’on fasse inanticipable. Si on pense qu’il peut advenir, c’est qu’il peut tout autant ne pas advenir. C’est que l’événement n’est pas là, pas encore, c’est que l’événement pensé reste toujours incertain, imprévisible (peut-être est-ce là aussi l’idée de précipiter l’arrivée de l’événement afin d’en avoir une improbable maîtrise ?). L’événement-viol dans Sanctuaire est « comme possible impensable, éventualité inanticipable et pourtant annoncée, possible-impossible » (2005 : 77) pour reprendre les termes de Romano.

Certains événements peuvent arriver et ne pas arriver. La possibilité n’est pas si facile à écarter de la structure même de l’événement tant dans sa perception que dans sa compréhension. C’est par exemple dans cette relation à l’événement attendu que s’inscrit une part de la compréhension de la douleur, une part de la douleur elle-même ; « pas étonnant que j’ai saigné et pleuré … » (1977 : 828-829). La douleur physique interfère avec la peur préalable tout en pouvant laisser dans un premier temps la raison en suspens comme l’analyse Romano (2005 : 77 à 82). Or si la peur a pu s’installer, c’est qu’il y avait une connaissance du mal propre à l’acte subi, aussi minimale et floue soit-elle, aussi impossible soit-elle. C’est de là que provient le régime anticipatif de l’événement, c’est aussi de cette inscription sociale de l’événement que peut provenir sa négation quand il survient.

Dans sa nouvelle Draupadi, l’écrivaine indienne Mahasweta Devi propose une forme de court-circuitage de l’événement-viol dans la perception de l’héroïne, Dopdi, guérillera naxalite [12] capturée et violée par l’armée indienne :

« Dopdi sait, pour l’avoir entendu raconter maintes fois, comment on résiste à la torture. Si son corps et son esprit cèdent sous le supplice, elle se tranchera la langue avec les dents. Elle connaît un garçon qui l’a fait. On l’avait fronté, mains attachées dans le dos. Leur méthode, quand ils vous frontent, c’est de vous briser les os, de vous mutiler les parties génitales » (2004 : 140-141).

Si des auteurs comme Foucault (1984, 2001b) ou Hadot (2002) ont montré la complexité des exercices sur soi, la recherche de la maîtrise du corps par maintes techniques a ici pour objet le travail sur le ressenti, les sensations. Mais que signifient de telles sensations ?

« Tout l’énigme de la perception tient justement en ce que je ne perçois jamais des sensations, mais toujours des propriétés de mon corps-dans-le-monde » (Romano, 2003 : 184). Rompant avec le sensualisme de la chair d’Husserl, Romano nous invite à la suite de Merleau-Ponty à considérer les propres capacités tactiles du corps, et à aller plus loin en faisant non plus du corps l’instance constituante de l’être, mais un entre-deux, un entre extérieur et intérieur propre à « une disjonction à même le toucher du touchant et du tangible » (ibid : 224).

Or ce que nous montre justement le viol, c’est que le toucher peut très bien ne pas exister encore, qu’esprit et corps, avec la peur par l’exemple, construisent parfois seuls, de l’intérieur, leur rapport perceptif du monde. Et quand l’événement du monde arrive, qu’il se fait tangible, qu’il y a quelque chose, cette chose est simultanément découverte dans son « toucher » mais ce « toucher » n’est pas libre de toute connaissance préalable, aussi indirecte soit-elle ni de toute raison ou résonance. En ce sens, la sensation du toucher de l’événement du monde aussi inconnaissable soit-elle avant son advenu peut être anticipée, voir court-circuitée.

La connaissance du mode d’agression tente de désinscrire préalablement la réception du viol subi du registre du viol lui-même. Dans le cas de Dopdi, la catégorie de substitution renvoie à la torture. Mais à la suite de son viol, Dopdi double la négation du viol comme torture, par la négation de la masculinité, de sa domination à même le viol voulu viol par ses violeurs, en refusant de se couvrir, en restant ainsi nue — nudité normalement possible uniquement en l’absence d’hommes —, faisant perdre la face au commandant.

Toutefois, est-ce pour autant que le court-circuit opéré, cette disjonction du sens de l’événement à venir, signifie l’anéantissement de l’événement en tant que tel, et fait de ce qui advient autre chose que ce qui est attendu ? Quel est le statut de cette chose autre ?

Pour Romano, il s’agit de bien distinguer l’expérience « empirique » de l’événemential de l’ex-pér-ience :

« S’il y a un sens proprement humain de la souffrance, c’est qu’il y a d’abord un sens proprement événemential de l’ex-pér-ience […]. Quel que soit, en effet, l’événement dont il souffre — deuil, abandon, maladie, etc. —, l’épreuve de la douleur n’est pas seulement pour l’advenant l’expérience « empirique » ou factuelle des modifications psychologiques et physiologiques qui lui surviennent, mais l’épreuve d’un bouleversement de ses possibles en totalité » (1998 : 234-235).

L’expérience de l’effectivité du viol ne peut être séparée de l’ex-pér-ience romanienne. Il y a en effet un reste bouleversant qui se formule dans cette paradoxale victoire au cœur d’une défaite : Dopdi n’a pas été brisée par les sévices sexuels subis, mais le fait même qu’elle les ait subis signifie au moins sa capture, si ce n’est sa défaite. Chaque expérience factuelle participe de l’événement, ici cet engagement radical du combat à la vie, à la mort des Naxalites contre l’armée indienne. Cela signifie aussi que l’événemential ne rencontre pas dans sa suite d’autres événementiaux, qu’il y a quelque chose de primordial dans l’ex-pér-ience événementiale qui ne se reproduit pas ou plus, comme si toute nouvelle ex-pér-ience s’effaçait dans la première vécue, comme si on ne pouvait plus subir de nouveau, à nouveau la radicalité d’un bouleversement.

En ce sens, peut-être y a-t-il tout de même une expérience de l’événement, quelque chose comme un apprentissage, une expérimentation de quelque chose propre à l’ex-pér-ience. Mais aussi combien ont craqué sous la torture, faisant de l’effondrement alors une nouvelle ex-pér-ience, celle de l’anéantissement d’une ipséité construite dans la lutte, en la remplaçant ou plutôt en l’annulant. Laissant soit un vide, un vivant mort, soit une sorte de subrogation de soi par soi-même dans un impossible retour à la normale, à sa condition d’avant. Mais encore une fois, il faut se demander dans l’enchaînement des expériences où se situe la formulation de l’ex-pér-ience pour celui qui est dans l’événement.

Ainsi l’éviction même de ce qui arrive n’empêche pas quelque chose d’arriver. C’est cette chose qui reste, ou plutôt se maintient au-delà de la perception devancée de l’événement mais qui reste inconnaissable dans l’avant, et pourtant irrémédiablement liée à cette attente de l’événement, aux anticipations possibles.

Autrement dit, l’anticipation de ce qui est arrivé n’est ni dénégation, ni conjuration : cela n’arrivera pas, cela n’arrive pas, cela n’est pas arrivé. Tout au contraire, cela touche seulement le sens de ce qui arrive. Cela reste donc complètement variable. La variation n’est pas tant un changement de degré qu’un rapport entre l’attente spéculée et l’inattendu de ce qui advient, l’espace d’autres possibles inattendus. La variation est donc intrinsèquement liée à l’inattendu, et est la désignation du rapport de cet inattendu à l’attendu, la confrontation de l’événement et de sa singularité, tel que le propose Romano dans « l’ex-pér-ience ».

Nous voilà au fond face à cette problématique du témoignage dont la seule possibilité descriptive revient au superstes, à celui qui a fait l’expérience de l’événement – si une telle expérience se comprend dans ce que disait Hill de la perception du désastre chez Blanchot : « faire l’expérience de ce qui se refuse à l’expérience » (2009 : 332). La possibilité descriptible du viol revient à celui qui en fait l’expérience, expérience qui se refuse, expérience qui dépasse sa désignation.

Il nous faut donc voir ce qui reste cette fois de la variation, et savoir que faire de la souffrance de cette chose qui est advenue ?

Reprenant Kafka — « il n’y a de définitif que la souffrance », cité par Romano (1998 : 136) —, Romano souligne l’« irrémissibilité » de la souffrance qui en donne le sens événemential, « non pas au sens où la souffrance serait irrémédiable, mais au sens où toute souffrance subie est définitive et ne peut plus être annulée par rien » (1998 : 236). Il y a donc quelque chose dans la souffrance en elle-même qui marque, marque que l’on peut dire proportionnelle à la souffrance subie, et qui peut ainsi rester, participer en tant que reste à la bifurcation propre de l’événement subi, si ce n’est être l’événement lui-même, pure et unique souffrance qui fait basculer, ou a minima, « est ce qui me rend méconnaissable à moi même […] » (ibid : 239).

L’après

Dans le chapitre 3 de son livre sur Faulkner, principalement consacré à Sanctuaire, Romano fait appel au concept grec de tuchè (orthographié également tukhè), terme qu’il circonscrit ainsi : « [être] sous le règne de l’événement, de ce qui passe la mesure de la prévision et de la compréhension humaines » (2005 : 67). L’usage de tuchè est étroitement lié pour Romano à la tragédie grecque : « La formule de la praxis tragique est donc celle d’Agamemnon : “la passion conspirant avec la divine Tuchè” » (2003 : 27). À la suite d’autres commentateurs [13], Romano place ainsi son approche de Sanctuaire sous le signe de la tragédie.

Ce concept de tuchè se trouve développé dans l’avant propos de Il y a (2003). Suivant Aristote, Romano y recourt pour dissocier, selon sa perspective phénoménologique, fait et événement : « La chance n’est chance, l’événement, événement, que pour un étant capable de les comprendre et de se décider en saisissant les possibles qu’ils lui ouvrent. Cette distinction d’Aristote est capitale : elle permet de faire la différence entre ce que j’ai appelé ailleurs le fait et l’événement. L’événement relève non pas du plan neutre des faits et de leurs causes, mais d’un ordre du sens, c’est-à-dire d’un plan où entre en jeu la compréhension d’une situation par un agent » (ibid : 34-35).

Chance, hasard, accident, événement voire destin, la tuchè échappe à la causalité et à « la compréhension humaine ». À côté de cette référence, Romano use de manière récurrente d’un autre terme du registre tragique, l’« épreuve ». Ce terme se substitue à celui généralement attendu d’expérience, mais dont nous savons qu’il est pour cet auteur trop marqué par son usage empirique. Intimement attachée à la tragédie grecque (mais aussi au drame shakespearien, référence importante de Faulkner), l’épreuve est souvent un test venant non projeter les individus dans le bouleversement du hasard, mais au contraire confirmer en toute fin, tout en l’effectuant, une qualité ontologique initiale le plus souvent ignorée. L’épreuve vaut ainsi pour révélation ; révélation d’une faute et son rachat (le drame tragique) ou confirmation de soi dans l’action sans fond (le drame épique), bref dans les deux cas un retour à une antériorité indépassée, indépassable.

Tuchè et épreuve forment l’armature tragique dans l’œuvre romanienne. Elles font apparaître une contradiction entre le bouleversement radical de ce que l’on est dans l’événement et cette épreuve tragique qui ramène soit à ce que l’on est, soit à ce que l’on était censé être ; périple qui d’épreuve devient preuve d’une existence préalablement tracée. Or, comment penser la radicalité du bouleversement de soi et du monde dans ce rapport tragique, dans cette épreuve, si justement l’épreuve n’est autre qu’un jeu certes ignoré mais déjà joué d’avance, ailleurs, dépassant la « compréhension humaine » ?

Il y a certes un lien évident entre l’événement et son acceptation comme fatalité, destinée, fortune ou, pour employer un terme de l’hindouisme, ici adéquat, karma. Indubitablement s’il y a des causes à cette chose qui arrive, elle dépasse l’homme, et n’a d’autre cause que ce constat du dépassement de sa compréhension qui renvoie ce qui arrive au dessein impénétrable de puissances transcendantes. Bien des ethnographies (cf. par exemple Martin, 2011b, épilogue) montrent que si ce registre explicatif d’une cause préexistante et en partie obscure existe, il n’est pas pour autant au cœur d’un dénouement final comme dans la tragédie, mais plutôt en amont, telle une connaissance qui ne sert pas à grand chose. Est-ce ainsi vraiment que Romano perçoit l’événement ou y aurait-il quelque part un malentendu ? Le recours de Romano à la tuchè ne peut se passer d’une réflexion sur les actes eux-mêmes, sur la pratique de l’action et leur occasion, renvoyant à la question de la responsabilité. Romano suit encore Aristote sur ce point : « L’acte accompli de plein gré est certes spontané, au sens où sa cause est ici immanente à l’agent lui-même, mais cela ne veut absolument pas dire que l’agent soit ici la seule cause, ni même la cause principale de son ethos, qui, en retour, le fait tel qu’il est et le fait agir de la manière dont il agit. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il ne soit pas responsable de ses actes : simplement, l’idée de « responsabilité » ne présuppose ici d’aucune manière l’idée ultérieure de « libre arbitre ». Être responsable, c’est devoir prendre sur soi une action dont la portée et les antécédents nous échappent pour une bonne part, ce qui était déjà le sens de la responsabilité tragique : c’était en s’affirmant responsable de ce qu’il avait fait, alors même qu’il n’en était ni le principe absolument parlant ni l’auteur, que le héros tragique en assumait la charge, la responsabilité » (Romano, 2003 : 37-38).

Romano rejette fermement les interprétations de certains commentateurs de Sanctuaire rendant Temple Drake responsable de son viol de par ses attitudes équivoques. Non seulement parce qu’il s’agit là de spéculations infondées d’un registre psychanalytique passant à côté du contexte et des attaches sociales des personnages, mais aussi parce que pour Romano et comme nous venons de le voir, la responsabilité opère sur un tout autre plan. L’attitude de l’héroïne de Sanctuaire face à son viol montre dans la suite du roman mais également dans Requiem pour une nonne où nous retrouvons Temple Drake six ans après, cette prise en charge assumée de ce qui s’est passé. Ou du moins en partie. Car l’intrigue de Requiem pour une nonne s’enferme dans ce rapport entre un passé qui ne passe pas [14] et une vie qui se poursuit, et dans lequel, loin de tout horizon tracé ou même visible, se déroule la vie d’après. Aucune révélation autre que cette présence de l’événement qui fait partie d’elle, qui fait d’elle une toute autre personne. Temple Drake est morte, nous apprend Temple Drake dans Requiem pour une nonne, ou Mrs. Gowan Stevens comme elle préfère qu’on l’appelle ; nom de son mari qu’elle est d’ailleurs sur le point de quitter, brouillant encore un peu plus qui elle est dans l’après, affirmant en tout cas qui elle n’est plus.

Si la Temple Drake de Sanctuaire, la Mrs. Gowan Steven de Requiem pour une nonne, prennent en charge l’événement, assument ce devenir autre à tâtons, est-ce que cela fait d’elle une héroïne tragique pour autant ? Qu’apprend-elle de l’« épreuve » ? Y a-t-il cette « connaissance de l’épreuve » formulée par Eschyle et dont Romano nous dit alors qu’« être homme, c’est en faire l’expérience dans la souffrance, c’est subir ce qui se donne ici à éprouver comme l’événement même de naître homme et de n’être qu’homme » (Romano, 1998 : 216).

Dans ce jeu entre être et naître se renforce le déterminisme d’une nature et d’un destin de naissance. Naître homme exprime quelque chose de plus que sa nature humaine, une destinée faisant part de ses capacités et qualités, de ces limites posées d’avance. Nous en retrouvons la même idée dans ce passage sur l’ex-pér-ience : « L’homme n’a pas d’expériences ; l’ex-pér-ience est plutôt ce qui rend pensable l’homme en son humanité. Elle doit être elle-même pensée selon ce renversement essentiel : elle n’est pas « expérience » de tel fait intramondain, mais exposition de l’événement même de s’advenir comme homme, qui nous échoit dans la naissance, et dont l’épreuve continuée est le temps. » (ibid : 217).

Dans sa volonté de faire ressortir l’événement comme phénomène surgissant sans avant, telle une naissance, de faire de l’événement un commencement, Romano fait reposer la réflexivité propre à la conscience de la transformation de soi et du monde sur l’événement. Or ce n’est pas sur l’événement lui-même que porte la réflexivité mais sur l’avant, sur la perte irrémédiable de l’avant : Temple Drake est morte, elle n’est pas née. L’événement crée une défaillance irrémédiable dans la correspondance de soi à soi. L’après devient alors cette zone de vie tâtonnante qui est effectivement prise dans un présent sans passé mais aussi prise dans la perte d’un passé révolu et la marque d’une surcharge liée à la réaction physique et émotive à ce qui va arriver, à ce qui arrive, à ce qui est arrivé.

S’il est vrai que Temple Drake considère parfois sa réaction à l’événement comme une vérité sur son être, un être du mal (le fait qu’elle n’ait pas réussi à fuir se transforme en une décision délibérée, inhérente à sa nature), cette connaissance de soi dans ce qui nous survient est difficilement interprétable comme une compréhension que « celui à qui cela survient [est] précisément nous-même » (ibid : 218), du moins si nous entendons cette phrase dans son sens tragique : une révélation à soi de soi dont il reste à déterminer si elle est de l’instant ou de tout temps (de tout notre temps). Or l’expérience de ce qui se soustrait à l’expérience ne peut que se poursuivre dans une sorte d’immédiateté de la saisie d’un monde qui arrive, à travers le dispositif réflexif installé durablement, et devient une manière d’être et de se risquer dans le monde. Ni écoute de soi, ni étonnement de soi-même, encore moins une découverte, ou plutôt oui une écoute de soi, un étonnement à soi-même, une découverte sans effet, à chaque fois situés, datés, sans cumul, ni calcul. Il y a bien une transformation de l’être dans la radicalité de l’événement et dont la seule caractéristique s’avère de ne plus pouvoir être marqué par des événements puisque la vie se déroule, se poursuit sous ce dispositif réflexif face à des faits obscurs et des gestes incertains dans un horizon absent.

La fin de l’événement

Nous arrivons au paradoxe suivant : fait et événement se perdent dans l’après dans une zone d’indiscernabilité. Paradoxe, puisque Romano tout au long de ses ouvrages prend soin, par démonstration ou par rappel, de distinguer fait et événement, de dégager l’événemential de toute expérience empirique, et donc des faits eux-mêmes, pour faire reposer l’événement sur la perception de soi par soi, à chaque fois naissance sans cause, changement de soi qui s’opère dans un changement du monde. Ce que nous montre l’événement-viol à ce terme de la discussion, c’est bien que l’ipséité et le monde changent dans l’événement, mais ce monde qui change avec soi est son propre monde, son propre rapport au monde, et non le monde dans son ensemble, ce monde social dans lequel on est, qui lui ne se maintient que trop bien tant dans le cas de l’événement-viol que dans d’autres [15]. Temple Drake est morte, et le monde continue de tourner. Son viol n’a rien changé à la perception du viol, à son ancrage social. Cette permanence, d’ailleurs, se trouve être la possibilité même de l’appréhension du changement de soi, si notre hypothèse de la perte s’avère opératoire. Un rapport s’installe entre cette perte de ce que l’on était et cet être actuel qui relève justement d’un sentiment d’inadéquation avec le présent du monde qui l’environne. Si un tel décalage n’était perceptible, il serait difficile de juger l’arrivée de quoi que ce soit au-delà des émotions provoquées ou d’une douleur intérieure qui s’arrêterait à son seul ressenti ; sans ce rapport à l’avant, il n’y aurait pas de rupture à la suite de ce qui est arrivé. Ainsi deux mondes se lient, celui où l’on est, le monde comme entité sociale composée et ordonnée, et le monde à soi, guidé par ses propres fins [16], celui de la rupture, où tout advient dans l’incertitude d’une transformation, dans l’hésitation de gestes sans assurance, où, par-là même, la distinction fait et événement n’opère plus.

Nous voilà au terme de notre détour. Que produit la confrontation de la phénoménologie romanienne à l’événement-viol ? Peut-être, déjà quelque éléments persistants, aidant telle une ritournelle [17] à fixer quelques repères utiles et à avancer dans le chaos des événements radicaux vers notre intention — qu’elle soit rappelée ici : circonscrire quelques enseignements pour une anthropologie des ruptures.

La première note, le problème descriptif, est claire mais plutôt discordante, le cri face à ce qui va arriver, à ce qui arrive et à ce qui est arrivé. Cri non de surprise, mais cri de refus, où la description des faits qui feront l’événement ne peut se faire. Retenons donc, que tant pour l’œil phénoménologique que pour celui ethnographique, la description d’un phénomène radical, que vient signaler la rupture d’un cri déchirant, n’est qu’incomplétude. La description ne peut livrer le sens de l’événement en se contentant d’en décrire les seuls faits, quelque chose les dépasse qui, dans l’après-coup, se nomme ou se balbutie, se comprend dans la confrontation d’une reconnaissance (les éléments communs préalables d’une appréhension ou d’une catégorisation de ce qui advient, ici le viol) et d’une ex-per-ience (cette chose). Autrement dit, il y a un être en tendance de l’événement, une reconnaissance faite de son inscription sociale préalable se dissociant dès lors de sa connaissance comme ex-per-ience, l’inconnu au sein du connu.

Cette confrontation semble nous éloigner de l’appréhension de l’événement comme phénomène causal pour nous entraîner vers l’événemential de la vie, soit sa capacité, dans les termes de la phénoménologie, à renaître où plutôt à naître à nouveau comme un être qui n’existait pas auparavant. Pour autant, ce que nous montre l’événement-viol, c’est qu’il y a deux manières de comprendre cet être qui n’existait pas auparavant. La première est bien sûr sa nouveauté radicale, son originalité. Ici, l’être, bien qu’issu de l’événement, rompt radicalement avec l’être pris dans l’événement. Une fois posée cette irréductible singularité et la rupture de la causalité même, nous pouvons saisir le second sens de cet être qui n’existait pas auparavant. Il énonce précisément la radicalité d’un être nouveau dans le monde en rupture avec le monde social. Il y a dans le surgissement d’un événement, l’irrémédiabilité d’une rupture qui empêche tout retour à soi ou à la normale du monde social mais qui est toujours en relation avec. Cette relation n’est autre que l’expérience, cette expérience possible où se nouent reconnaissance et connaissance.

Plus encore, ce monde social de la reconnaissance (a priori ou a posteriori) événementielle formule l’espace social et littéral de la séparation en y rendant l’existence inadéquate pour toute personne d’ex-per-ience — tâtonnement d’une existence nouvelle qui ne peut non plus s’offrir pleinement au regard phénoménologique car les faits et gestes de cette existence aussi ordinaires soient-ils sont irrémédiablement marqués de l’événement, jusque dans leur indistinction la plus profonde avec les gestes communs du monde où cette existence ne se retrouve plus.

Note de la perte de ce que l’on était et aurait pu être, qui conduit à la fin de l’événement, à cette zone grise où ce qui se passe n’est qu’interrogations ou découvertes, même si cela est redécouverte ou répétition de mêmes réponses. Ce qui se passe n’est pas reconnu, et est toujours connaissance, trace de la rupture où dans l’impossibilité d’une poursuite d’une vie d’attendus et de surprises, se formule — et ici il nous faut continuer à grossir les traits de notre propos pour ouvrir à une anthropologie des ruptures et lui laisser la tâche de les affiner — la possibilité même d’une vie autre qui semble se mouvoir dans la seule immédiateté d’occasions permanentes, autrement dit de choix perpétuels.

add_to_photos Notes

[1À travers cinq ouvrages, Romano tente sous divers aspects et différentes perspectives de circonscrire les caractéristiques phénoménologiques de l’événement.

[2En fait, l’originalité de Romano ne tient peut-être pas tant dans cette conception de l’événement — rappelons-nous le propos de Deleuze et Guattari dans Mai 68 n’a pas eu lieu : « […] l’événement lui-même est un décrochage ou une rupture avec les causalités : c’est une bifurcation, une déviation par rapport aux lois, un état instable qui ouvre un nouveau champ de possibles » (Gilles Deleuze, 2003 : 215) — que dans l’approche par l’événement de l’existence en ne s’interrogeant plus seulement sur des événements socio-historiques, mais surtout sur ceux de la vie tels que la naissance ou la mort ou encore sur le jeu des événements sur nos sens dont l’approche suit l’écologie relationnelle de la perception de James J. Gibson (1986).

[3Nous renvoyons notamment aux ouvrages classiques de Sahlins (1989), Petit (1991), Das (1996), Bensa et Fassin (2002), Oliver-Smith et Hoffman (2002), Delecraz et Durussel (2007).

[4Je choisis cette expression pour signifier la structure événementielle du viol et non la qualification de l’événement comme viol.

[5Caractéristique que l’on retrouve dans les propos de miss Rosa Coldfield : « Ce n’est pas du coup lui-même que nous souffrons, mais de sa fastidieuse répercussion, du contrecoup, des sales conséquences qu’il faut balayer au seuil du désespoir » (Faulkner, Absalon, absalon ! : 737, cité par Romano, 2005 : 74).

[7« Cet espace intime réservé » est également présent dans l’attirance de l’avocat pour sa belle-fille.

[8Si nous restons dans la lignée faulknérienne, on pourrait dire du viol la même chose que de la guerre, « Car toutes les guerres se ressemblent : la même poudre détonante quand il y eut de la poudre, le même coup d’estoc et la même parade, avant qu’elle n’existât : les mêmes contes, les mêmes récits, le même que la dernière ou que la prochaine fois » (Faulkner, 1949 :108). Sur l’usage de la menace du viol, je me permets de renvoyer à mon article (Soucaille, 2011a).

[9La difficulté de faire réellement correspondre les mots et les choses, de trouver les mots exacts trouve un écho particulièrement fort dans l’acte II de Requiem pour une nonne, au sous-titre évocateur : Au commencement était le Verbe, et où on retrouve l’héroïne de Sanctuaire quelques années après en prise avec les mots.

[10L’enquête de l’avocat sur Popeye témoigne de son enfance difficile, seule tentation et faiblesse du roman ou plutôt de l’avocat en prise avec son propre désir pour sa belle-fille d’énoncer des circonstances éventuellement atténuantes.

[11L’erreur de Temple porte sur cette différence du monde, tous les hommes tendent à se ressembler dans Sanctuaire du simple badaud à l’avocat, du condamné à tort au violeur. Au fil de la découverte des différents personnages, égoïsme, bassesse et cruauté se déploient, et jusqu’à un certain point et degré, jusqu’à Temple elle-même ; sorte de contamination ou plutôt selon Faulkner, d’activation d’éléments présents en soi, en tous.

[12Les Naxalites sont des combattants révolutionnaires d’obédience maoïste. Le mouvement naxalite est apparu en 1967 dans l’État du Bengale occidental. Différentes factions de ce mouvement opèrent actuellement dans près de la moitié des États de l’Union indienne.

[13Romano ne manque de se référer à la phrase de Malraux dans il y a, qui disait à propos de Sanctuaire : « Sanctuaire, c’est l’introduction de la tragédie grecque dans le roman policier » (cité dans Romano, 2003 : 27, note 3).

[14La réplique de Stevens, l’oncle du mari de Temple Drake, avocat de Nancy Mannigol, la meurtrière de l’enfant de Temple Drake, pourrait sembler rendre compte de la relation difficile au passé : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais le passé » (Requiem pour une nonne, 1957 : 108), toutefois, il s’agit là d’un passé qui se défait des discontinuités d’un avant et d’un après tout autant que d’une évolution linéaire, pour former une sorte d’amas toujours présent dans lequel il est puisé les attaches circonstancielles de chaque instant.

[15Nous pouvons penser ici à ces mots de Robert Antelme sur les camps de concentration : « Clairement il apparaît maintenant que nous nous sommes laissés porter par l’illusion que la société ne pourrait pas assimiler, puis digérer aisément le phénomène. Or les « phénomènes » — grêle, cataclysmes naturels, à quoi certains veulent à tout prix assimiler les camps —, c’est bien ce que la société digère le plus facilement ; c’est même cela la fonction de l’oubli » (1996 : 46).

[16« Nous appelons « fins » les possibles en vue desquels agit l’advenant, qu’il est seul à même de projeter, et selon lesquels prend sens son action dans le monde » (Romano, 1998 : 51).

[17« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Perdu, il s’abrite comme il peut, ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos » (Deleuze et Guattari, 1980 : 382). Cet enfant nous fait penser à Temple Drake, conjurant sa peur, tout comme sa fin avec le Requiem.

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Pour citer cet article :

Alexandre Soucaille, 2014. « Détour pour une anthropologie des ruptures : L’herméneutique événementiale face à la question du viol ». ethnographiques.org, Numéro 28 - juillet 2014
Changement, événement, rupture [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2014/Soucaille - consulté le 29.03.2024)
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