Sommaire

Table des matières

Oh les grands enfants !
Que ceux qui n’ont jamais entendu parler de patrimoine immatériel ni de littérature orale s’avancent,
Et ouvrent toutes grandes leurs oreilles,
Car on va vous conter l’histoire de ce fameux numéro d’ethnographiques.org !

Prendre langue


A l’origine de ce recueil de textes se trouve le XIIIe Sommet de la francophonie, conférence internationale politique et culturelle, très médiatisée, qui regroupe tous les Etats « ayant le français en partage » [1]. La Suisse a eu l’honneur de le présider en 2010 en tant que pays hôte. Toutes sortes de manifestations ont alors eu lieu dont des journées d’études « Contes et fictions dans l’espace francophone à l’âge d’internet », organisées les 5, 6 et 7 octobre 2010 par l’Université de Neuchâtel et la revue ethnographiques.org. Ces journées ont donné l’occasion à différents acteurs (de l’Office fédéral de la culture, du monde académique, d’associations de conteurs) de confronter leurs perspectives, leurs attentes, leurs projets. Dans les espaces du Musée d’ethnographie de Neuchâtel, des conteurs, venus de l’Arc jurassien, du Valais, de la Vallée d’Aoste, du Maroc, ont aussi partagé leurs histoires.

Enfin, un colloque à l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel (programme du colloque) a réuni une dizaine d’intervenants (par ordre alphabétique, Nicole Belmont, Simon Côté-Bouchard, Daniel Fabre, Lydia Gaborit, Daniel Honoré, Edith Montelle [2], Pavi Ramhota, Aurélie Reusser-Elzingre, Michel Valière, Thierry Wendling) venus de Suisse, de France, du Québec, de l’île Maurice, de La Réunion. Il s’agissait de comprendre quel rôle le français et les parlers y étant rattachés (patois, créoles, etc.) jouent dans la construction des récits habituellement appelés « contes ». L’objectif du colloque était également de réfléchir aux formes contemporaines de récits qui recomposent aujourd’hui la tradition des contes étirée entre l’institutionnalisation du Patrimoine Culturel Immatériel promue par l’UNESCO, la réinvention du local par les (néo-)locuteurs et la découverte de nouveaux espaces numériques.

Pour prolonger les apports du colloque, la revue ethnographiques.org a ensuite publié, comme pour chacun de ses numéros, un appel à contribution au début de l’année 2012 sur le thème « Contes : Entre patrimoines, contextes et performances » (appel à contribution). A l’issue d’un long processus d’allers-retours entre les auteurs et la revue, ce sont finalement huit articles et un entretien qui paraissent dans ce numéro intitulé « Sur les chemins du conte ». Cette introduction en présente les grandes lignes.

« Ce qui est caché » (vue partielle)
« Ce qui est caché »
Vue partielle de l’illustration « Ce qui est caché », réalisée par Barbara Mueller pour la revue ethnographiques.org (2013).
Illustration réalisée par Barbara Mueller pour la revue ethnographiques.org (2013).

Parmi plusieurs lectures possibles de toutes ces contributions, cinq grands thèmes se sont imposés à nous : tout d’abord la reconnaissance de l’importance des langues du contage qui s’inscrit dans la continuité directe du colloque de Neuchâtel, puis la figure du collecteur et celle du conteur, ensuite la question du rapport complexe que la pratique du contage entretient avec l’oralité et l’écriture, enfin la place et le rôle de la mémoire et de l’identité dans cet inaliénable besoin de dire et d’entendre des histoires. Tous les articles du numéro questionnent, chacun à leur manière, plusieurs de ces thèmes, aussi avons-nous choisi de mettre en avant pour chaque partie thématique deux d’entre eux et de compléter ces réflexions par des remarques plus rapides tirées des autres contributions. Les lecteurs pourront ainsi éprouver comment ces articles, malgré la diversité de leurs objets et de leurs approches, se répondent les uns aux autres et seront, du moins nous l’espérons, incités à découvrir eux-mêmes la richesse de ces lectures croisées.

Les articles donnent tout d’abord à entendre plusieurs langues : le français et l’anglais bien sûr, mais aussi le francoprovençal, l’occitan, le catalan, le créole, le « douarneniste »… De l’usage et de l’étude de ces langues, nous pouvons tirer deux axes de réflexion : la langue comme véhicule de patrimoine et la langue comme manifestation d’un militantisme linguistique.

Les contes fournissent en effet un accès privilégié à la langue comme témoin et support d’une « expérience collective de très longue durée » (Daniel Fabre) et nous voyons grâce à l’enquête dialectologique que présentent Federica Diémoz et Aurélie Reusser-Elzingre dans « Changement de répertoire dans le patrimoine oral du village de Nendaz (Suisse) » comment les histoires racontées en « patois », langue locale autochtone du Valais romand, font jaillir de la bouche des conteurs des tournures et des attitudes, des faits de la vie quotidienne, tout un monde disparu, que les différentes générations découvrent ou redécouvrent avec ravissement. De même, pour les conteurs de Douarnenez décrits par Jeanne Drouet, le « douarneniste » (« fruit d’un croisement de français et de breton ») est avant tout un moyen de transmission. Linguistes, ethnologues et spécialistes du patrimoine culturel immatériel se rejoignent dans leurs recherches en montrant comment les contes se font porteurs d’une culture.

Mais le militantisme linguistique va aussi de pair avec l’idée de « sauvegarder ce qui peut encore l’être ». Il est intéressant de voir comment Daniel Honoré, écrivain et conteur de La Réunion, associe dans sa présentation du « Conte créole réunionnais » le sentiment identitaire de son île et son expression créole (dont il est un des plus ardents défenseurs) dans le contage. Le créole de La Réunion s’identifie au patrimoine multiculturel de l’île et permet tout à la fois de conserver le souvenir des années terribles de l’esclavage et de symboliser le dépassement des tensions du passé.

Souvent, les amateurs de contes militent en même temps pour la sauvegarde et le renouveau de la langue dont ils s’estiment les héritiers menacés dès lors que celle-ci est minoritaire ou dévalorisée. Ils lient l’évolution de leur langue à celle de la transmission des valeurs locales qui, d’après eux, ne se fait plus. La langue est donc associée intimement au “patrimoine” qu’elle transmet, jusque dans la crainte de sa disparition annoncée. Honoré, Diémoz et Reusser-Elzingre, Drouet, rappellent au passage comment, aujourd’hui, séances de contage, spectacles de chants et de théâtre, formations de conteurs, maisons des contes, glossaires en ligne, recueils de contes peuvent participer en de multiples lieux d’une stratégie identitaire globale.

Pour les chercheurs, la langue témoigne évidemment d’une transmission et du partage d’une certaine vision du monde : rien que dans l’aire francophone, un locuteur parlant exclusivement le français standard ne peut saisir tous les ressorts du rire que suscite dans un patois ou un créole telle rime, tel jeu de mots, telle histoire. Aussi un bon bilinguisme est-il idéalement indispensable au collecteur dans toute situation de diglossie. En même temps, le chercheur en littérature orale ne peut qu’être partagé entre deux constats : d’un côté, ce n’est qu’au plus près de la langue d’énonciation que se donnent à comprendre tous les sens qui traversent un texte (écrit ou oral) ; d’un autre côté, les mots et les histoires se jouent sans cesse des frontières linguistiques. Autrement dit, étudier les contes et leurs transmissions permet de considérer la question centrale du sens comme le processus d’une construction individuelle et collective toujours incertaine.

Collecter


Le goût pour la langue associé au sentiment d’une perte irrémédiable a souvent été à l’origine de cette attention pour le conte, de ce souci passionné de recueillir ces formes narratives qu’on appelait encore au temps d’Edward Tylor des histoires de bonnes femmes. Or si le conte oral n’existe que par son conteur, il n’accède à la réalité littéraire ou académique qu’à travers son collecteur. Plusieurs contributions de ce numéro donnent ainsi à mieux comprendre la figure centrale du collecteur et son rapport aux conteurs et aux fictions.

Dans un grand entretien livré à ethnographiques.org, « L’intelligence du conte », Daniel Fabre revient sur sa longue fréquentation des conteurs et conteuses du pays de Sault, dans les Pyrénées. On y saisit comment sa réflexion, partie de cette relation privilégiée aux derniers représentants d’une civilisation agro-pastorale en profonde transformation, s’est constituée en une ethnologie des cultures occidentales sensible à l’articulation des transmissions et des passages entre oralité et écriture.

De son côté, Michel Valière analyse dans « Conteurs et collecteurs à l’épreuve de la mémoire et des parlers locaux » les différents contextes dans lesquels il a pu enregistrer des centaines voire des milliers de contes, principalement dans le Languedoc et l’Ouest de la France.

Ces deux textes, mais aussi d’autres articles de ce numéro, nous font comprendre comment l’évolution des techniques d’enregistrement a contribué au renouvellement des approches et des attitudes théoriques. Comme le rappelle Nicole Belmont, les premiers collecteurs étaient souvent « pris d’angoisse devant le foisonnement de la pratique orale » qu’ils essayaient malgré tout de figer dans leurs écrits. Aussi, l’arrivée des enregistreurs portatifs dans les années 1960, dont Fabre puis Valière bénéficièrent, fut révolutionnaire en permettant de recueillir sur le vif la parole des conteurs. Aujourd’hui, la vulgarisation des appareils numériques autorise même les chercheurs contemporains comme Federica Diémoz et Aurélie Reusser-Elzingre à enregistrer la parole de leurs « témoins » en utilisant plusieurs caméras et micros synchronisés.

Ce progrès technique semble avoir paradoxalement libéré les spécialistes de la littérature orale d’une focalisation par trop exclusive sur le texte (précisément sur ce qu’ils s’efforçaient de transformer en texte ou d’inclure dans une typologie) et ceci a permis d’accorder plus d’attention au conteur. Un intérêt de ces contributions est de souligner comment chaque collecteur “invente” son conteur. A la différence des spectacles où le professionnel s’affiche en conteur racontant des contes, certaines situations plus traditionnelles n’étaient pas nécessairement l’objet d’un étiquetage définitif. « Je ne savais pas que c’était un conte » s’exclame Fabre avant de nous rapporter l’histoire d’un garçon minuscule qui ravissait son enfance ; et Jean Dulquier, personnage tutélaire de Valière, se découvrit « conteur malgré lui » quand son jeune protégé lui demanda d’enregistrer les histoires de sa tradition familiale.

Entre le collecteur et son conteur s’établit ce que Fabre appelle un « contrat ethnographique ». Autrefois, le conteur ralentissait son débit, répétait ses propos pour que l’ethnologue, le folkloriste ou l’érudit puisse noter ses paroles ; aujourd’hui, il accepte de parler devant un micro ou face à une caméra, mais c’est toujours pour permettre la transmission de son témoignage. Malgré leurs différences souvent considérables — d’un côté (généralement) une personne plus âgée, plutôt rurale, parfois illettrée, de l’autre un(e) représentant(e) de la ville, plus jeune, plus diplômé(e) — le conteur et le collecteur se ressemblent. Ils assurent un rôle de passeur et également un rôle d’intellectuel puisqu’ils expriment par leurs paroles ou leurs textes une réflexion sur la société. Ils se posent en témoins d’un monde qu’ils ont intimement connu ou indirectement approché. Les attitudes du chercheur et du conteur, leurs regards, leur curiosité peuvent aussi se rencontrer. Jeanne Drouet et Patricia Heiniger-Casteret décrivent les conteurs non-professionnels qu’elles ont rencontrés, l’une en Bretagne, l’autre en Gascogne, comme de quasi ethnographes à l’affût d’observations et d’expressions de la vie quotidienne qu’ils mobilisent ensuite pour enrichir leur verbe. Inversement, on sait que les ethnologues, étudiants ou chercheurs confirmés, qui s’intéressent à l’oralité ne résistent pas tous à la tentation de la scène. Et quand Drouet participe à un événement culturel en lançant le public d’un musée de Douarnenez dans une enquête policière nourrie d’histoires locales, elle imagine sous de nouvelles formes une matière narrative qui s’enracine dans les contes.

Conter


Tous les auteurs de ce numéro s’accordent assurément sur la variété des modes de conter et sur la diversité des conteurs. L’analyse de la personne qui conte est centrale pour toute étude de la littérature orale. Qui conte quoi ? Comment ? A qui ? Ces questions de base appellent des réponses circonstanciées. Rien que pour l’aire européenne et sur – disons — les deux ou trois derniers siècles, on peut observer comment le conteur, ou la conteuse, s’est incarné en des figures très variées. Fabre témoigne ainsi des remarquables Louise Cassagneau et Pierre Pous, aux styles si différents, dont il enregistrait la parole dans les années 1960 et rappelle comment une première opposition distinguait traditionnellement les genres, avec des conteuses s’exprimant dans des contextes plutôt domestiques et des hommes devant des publics plus larges [3]. On sait que, par la suite, avec l’apparition de professionnels du spectacle comme Bruno de la Salle, fut forgée l’expression de « néo-conteurs » pour caractériser ces artistes qui semblaient relancer sur de nouvelles bases les « arts de la parole ».

L’article de Patricia Heiniger-Casteret sur « Les “communautés” de conteurs » souligne comment cette perspective d’une pratique de contage prenant historiquement deux formes radicalement différentes, l’une succédant à l’autre, demande à être nuancée. Livrant un panorama historique et ethnologique allant des « félibres » du milieu du XIXe siècle jusqu’aux contextes les plus récents du sud de la France, sa réflexion met en avant deux idéaux-types non pas successifs mais contemporains : d’un côté, des « conteurs de tradition publique » qui opèrent sur des scènes locales ; de l’autre, des « conteurs professionnels » dont les réseaux constituent une sorte de « filière du conte » officielle.

La distinction est éclairante même si, dans le détail, tous les conteurs ne s’y coulent pas nécessairement. L’article « Récits de Douarnenez. Un itinéraire de recherche » de Jeanne Drouet nous fait ainsi faire la connaissance de conteurs d’un port sardinier du Finistère qui semblent chevaucher sans complexe ces deux catégories. Patrice et son compère Jean Pen « se disent amateurs », portent un « costume de scène » et font « salle comble ». Et l’article de Drouet crée lui-même un effet de mise en abyme puisqu’il analyse comment le film qu’elle a co-réalisé, Les bateaux meurent aussi, se nourrit de leurs histoires douarnenistes et comment l’ethnologue et les conteurs se sont associés pour concevoir un projet muséal.

De fait, les articles, pris dans leur ensemble, incitent au développement d’une anthropologie sociale du contage. On voit en effet comment la question du conteur gagne à être considérée en analysant les évolutions des situations de contage et la cause de ces transformations. L’étude d’Heiniger-Casteret montre bien comment un conteur se définit non pas abstraitement mais par les scènes qu’il fréquente, les publics qui l’écoutent [4], les stratégies qu’il déploie et que ces différents éléments ne cessent de se transformer dans le temps. Ceci ouvre la possibilité d’une réflexion globale sur le conteur (ou peut-être plus précisément, sur l’action de conter ou de créer une situation [5] de contage) qui prendrait en compte à la fois le parent projetant à ses enfants la vidéo de Cendrillon des studios Disney (1950) (nouvel avatar des contes littéraires décrits par Belmont), le professionnel du spectacle, le « conteur malgré lui » de Valière, etc.

Parler ou écrire ?


Le rapport entre oralité et écriture a fait couler beaucoup d’encre en attirant l’attention de nombreux spécialistes venus de la linguistique, de la sociolinguistique, des études littéraires, de l’anthropologie. On a souvent repris ou au contraire reconsidéré, voire violemment contesté, la déconsidération qui frappe d’ordinaire l’oralité ; l’écrit serait “correct”, “complexe”, “riche”, “clair” — les adjectifs n’ont jamais manqué — à l’opposé d’une langue orale “simple”, “pauvre”, “instable”, “confuse”. Cette perspective, bien que souvent formulée dans des contextes savants, s’avère évidemment caricaturale… L’article de Nicole Belmont, « Manipulation des contes traditionnels par les cultures lettrées » permet de dépasser une vision à la fois évolutionniste et essentialiste. Réexaminant l’histoire de la mise en écrit des contes, notamment chez les frères Grimm et chez les folkloristes du XIXe siècle, Belmont souligne que les transformations qui affectent la matière et la forme des contes ne résultent pas d’un seul effet technologique (le passage à l’écriture) mais qu’elles expriment aussi et surtout des rapports culturels et sociaux. Catherine Velay-Vallantin creuse cette idée dans « J.R.R. Tolkien et le conte de fées : enchantements et pouvoirs théologiques » dans la mesure où elle montre comment Bilbo le hobbit et Le Seigneur des anneaux ont été conçus dans le cercle si particulier des universitaires catholiques d’Oxford. Quand Belmont parle de « dénaturation », « captation », « prédation » chaque fois qu’une « culture lettrée » saisit un conte oral, Velay-Vallantin remarque, quant à elle, que Tolkien ne se bornait pas à réchauffer de vieilles sagas puisqu’il poursuivait en vérité des visées théologiques : ne pas réduire le conte à l’enfance, affirmer qu’il n’y a qu’un seul vrai conte de fée, l’histoire de Jésus, et, par-dessus tout, proclamer l’existence d’un « conteur suprême », Dieu. Dans une même veine, Velay-Vallantin montre aussi, dans un second article, comment le motif médiéval de la « chasse sauvage » a été récupéré politiquement dans de nombreuses créations culturelles anglaises de la Seconde guerre mondiale.

Ces enjeux sociaux se perçoivent également dans le contexte politique propre à l’île de La Réunion lorsque Daniel Honoré évoque les revendications des années 1970 ou quand il livre lui-même une version littéraire — en français — du conte « Rêve sur un volcan » : paradoxalement et nécessairement, l’écriture devient l’outil d’affirmation d’une identité ancrée dans l’oralité créole.

Les transformations d’un accès général à l’édition (d’abord limité au compte d’auteur puis aujourd’hui rendu plus facile par l’auto-édition et surtout par internet) renforcent à notre époque le phénomène de porosité entre l’écrit et l’oral. Les conteurs étudiés par Drouet vendent dans les commerces locaux les recueils de leur collection « Nouvelles histoires douarnenistes ». De même, les conteurs « de tradition publique » de Heiniger-Casteret, au moins ceux nés à partir des années 1980, s’affichent sur leurs pages web. Dans son entretien, Fabre suggère de voir, plutôt qu’une rupture, une continuité entre la soi-disant « littérature orale, populaire » et la « littérature écrite, savante ». Et il nous confiait par ailleurs que les outils technologiques tels qu’internet ont donné lieu à l’invention de nouvelles manières d’écrire-parler, une « conversation écrite » qui mériterait d’être davantage analysée et étudiée.

Au-delà même de cette porosité, les articles de ce numéro incitent donc à repérer les contraintes et les potentialités de chaque mode d’expression, oralité et écriture n’étant que des formules commodes sous lesquelles il faut repérer de multiples modes d’expression (monter sur scène n’équivaudra jamais — quels que soient les artifices mis en œuvre — à dire un conte au coin du feu ; et comment classer les « enregistrements » d’une parole de conteur dont on peut indéfiniment produire des répétitions inaltérables ?).

(Se) rappeler


Comme toute tradition, les contes disent quelque chose du présent en s’affirmant du passé. Le « bardzour » (« l’aube » de la culture réunionnaise dans les années 1970) qu’évoque Daniel Honoré dans son « Conte créole réunionnais » participe ainsi de ces mouvements qu’Eric Hobsbawm a théorisés sous le concept d’« invention de la tradition » [1983. The Invention of Tradition]. La célébration d’un nouveau matin vise à enraciner le présent dans un passé qui, justement parce qu’il est passé, ne peut qu’être repensé, reforgé en fonction des conditions et des attentes du présent et en fonction de la manière selon laquelle, aujourd’hui, on imagine le passé.

Posant que « tout conte est susceptible d’usages politiques », Catherine Velay-Vallantin examine un célèbre motif médiéval qui a été réactivé de multiples façons au XXe siècle. « Revisiter le conte en politique : la chasse sauvage des soldats inconnus » atteste comment, de la légende du roi Herla — datée du XIIe siècle — aux discours politiques de Winston Churchill, surgissent les mêmes guerriers inconnus. Remobilisée avec de nouvelles fonctions pour faire face à la menace nazie, la « chasse sauvage » travaille de fait un rapport paradoxal à la mémoire. Face aux deuils impossibles de la guerre, Velay-Vallantin évoque « une société qui voudrait tant oublier et qui n’en finit pas de se souvenir » et qui, pour ce faire, érige des street war shrines (des autels de commémoration aux morts de la guerre), joue des pièces de théâtre où Arthur sauve l’Angleterre et raconte des légendes de bombardier volant.

En disant « il était une fois », le conteur ne s’accoutre donc pas seulement d’un déguisement de circonstance. Son récit en costume historique ou légendaire marque, plus profondément, une réflexion sur le passé, sur l’être humain et sa société dans leur condition historique. Dans son entretien, Fabre relève que le conteur et son ethnographe sont tous deux particulièrement attentifs aux « articulations difficiles entre ce qui est vécu et ce qui est reçu ». Aussi, l’ethnologie la plus attentive au contemporain n’atteint-elle une véritable rigueur méthodologique qu’en intégrant tous les processus mémoriels. « Quête patrimoniale » (Heiniger-Casteret), refus de « l’oubli » de l’esclavage (Honoré), « rupture patrimoniale » (Drouet — qui emprunte la formule à Michel Rautenberg —), etc., nos articles mettent en avant la façon dont le rapport au passé et à la mémoire est à la fois pensé et représenté dans le contage. Les contes, les conteurs et leurs auditoires, travaillent l’identité en la posant dans un processus.

Ces processus identitaires passent aussi par des individus singuliers. Diémoz et Reusser-Elzingre évoquent la mythification d’un personnage pittoresque, presque marginal, Yo Djo, qui semble comme condenser la matière narrative. Valière tient à remémorer les noms des principaux conteurs et conteuses qu’il a fréquentés et Fabre se rappelle de Pierre Pous évoquant, du haut d’une montagne, un « cadastre invisible » peuplé de tout un monde qui était alors déjà disparu.

C’est que « l’immense pouvoir du langage » (Fabre) est de faire exister ce qui n’est pas (ou plus) présent au moment de l’énonciation. Ainsi le conte, véritable « œuvre orale » pour reprendre l’expression de Belmont, postule dans sa fragilité même au rang de monument, de performance digne de durer dans la mémoire de ceux qui l’ont entendu.

Bon, on en a dit assez pour aujourd’hui, sinon vous allez penser qu’on raconte des menteries,
Que celui qui ne veut pas y croire se cherche ailleurs une autre histoire !


« Ce qui est caché »
« Ce qui est caché »
Illustration réalisée par Barbara Mueller pour la revue ethnographiques.org (2013).
Illustration réalisée par Barbara Mueller pour la revue ethnographiques.org (2013).


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[1« Déclaration de Montreux », XIIIe Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage, Montreux (Suisse), 23-24 octobre 2010. (http://www.francophonie.org/IMG/pdf/Declaration_SOM_XIII_24102010.pdf).

[2Jean-Marie Privat ayant été empêché à la dernière minute, la conteuse Edith Montelle eut la gentillesse de le remplacer au pied levé pour partager sa perception de l’histoire du contage.

[3Bien qu’elles ne considèrent pas dans leur article la dimension du genre, on remarquera que Federica Diémoz et Aurélie Reusser-Elzingre, deux femmes universitaires, décrivent la reconstitution d’une veillée valaisane où ce sont essentiellement des hommes qui racontent des tall tales. De même, l’article de Daniel Honoré contraste les « gramoun » (grand-mères) et les « nénènes » (bonnes d’enfants) du conte traditionnel réunionnais aux militants (hommes) qui promeuvent le renouveau des contes créoles.

[4Jusques et y compris les cas extrêmes qui participent du « paradigme des derniers » (Fabre) où les conteurs ne retrouvent la parole, après des années de solitude, que grâce à la sollicitation de l’ethnologue.

[5Dès les Temps modernes, les écrivains n’ont cessé (dans le Décaméron, les Contes de Canterbury…) d’évoquer des situations de contage dans ce que Belmont qualifie de « fiction d’oralité ». Inversement, on imagine facilement, en lisant la description par Velay-Vallantin de la coffee-house où Tolkien et ses amis se réunissaient, comment l’auteur du Seigneur des anneaux s’est inspiré de ces moments familiers pour composer des scènes d’heroic fantasy.

Pour citer cet article :

Thierry Wendling, Federica Diémoz, Aurélie Reusser-Elzingre, Andrea Jacot Descombes, 2013. « Petit guide de voyage sur les chemins du conte ». ethnographiques.org, Numéro 26 - juillet 2013
Sur les chemins du conte [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2013/Wendling-et-al - consulté le 19.04.2024)
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