Compte-rendu d’ouvrage

GUIMARÃES Ana Paula (dir.), 2012. Contas x Contos x Cantos e Que + Cumplicidades entre Literatura e Matemática

GUIMARÃES Ana Paula (dir.), 2012. Contas x Contos x Cantos e Que + Cumplicidades entre Literatura e Matemática. Colaboration de Adérito Araújo. Préface de Fabienne Wateau. Présentation de Ana Paula Guimarães. Lisboa, Gradiva.

* Ce compte rendu d’ouvrage, rédigé par Elsa Pereira et Carlos Nogueira, a été traduit du portugais par Fabienne Wateau.


Organisé en dix-neuf sections distribuées en neuf chapitres, introduits par des expressions plus ou moins lexicalisées où les termes polysémiques « compter/raconter », « contes » ou « comptes » sont mobilisés, l’ouvrage Contas x Contos x Cantos e que + (littéralement, Comptes x Contes x Chants et +) annonce dès son titre un dialogue entre les mots et les nombres que le sous-titre vient confirmer et amplifier. Il s’agit d’explorer les complicités entre la littérature et les mathématiques, entre les textes verbaux, les chiffres et les espaces, ce qui se comprend immédiatement dans la propre numérotation et organisation des parties du livre, qui commence le comptage avec l’algorithme-zéro. Le lecteur habitué aux travaux de la coordinatrice de ce volume, Ana Paula Guimarães, qui a consacré une grande partie de son activité scientifique à réfléchir sur ce qui dans la vie, la culture ou la nature est apparemment insignifiant, comprendra ce souci de ne pas oublier le zéro qui, s’il n’indique aucune valeur en soi, constitue un algorithme fondamental de notre système de numération.

Un « livre osé, conjuguant les mots aux chiffres, l’arithmétique à la littérature et le tout avec géométrie » (p. 25) ; ainsi est présenté l’ouvrage par son organisatrice, Ana Paula Guimarães, de l’Institut des études de littérature traditionnelle (IELT) de la Faculté de sciences sociales et humaines de l’Université nouvelle de Lisbonne [1].

Dès le titre est promis un dialogue interdisciplinaire entre les mots et les chiffres, attirant l’attention sur la complicité étymologique intime qui existe dans plusieurs langues entre les opérations qui consistent à énumérer et à conter des histoires. C’est le cas en sanscrit, grec (p. 151) et hébreu, mais aussi en anglais (p.89), allemand, hollandais, français ou italien (p. 24), le même verbe contar étant utilisé indifféremment en portugais et espagnol pour les deux actions.

Ici se trouve une anthologie de textes « hétéroclites et bigarrés » (Wateau, p. 21), signés par des « personnes sensibles ou sensibilisées aux relations aussi subtiles qu’évidentes » (Guimarães, p. 24) entre littérature et mathématique.

Il y a un peu de tout dans ce livre. Des textes qui mentionnent juste des passages de notions numériques (Delgado, p. 102 ; Barros, p.123 ; Tavares, p. 217 et pp. 271-276 ; Growney, p. 227 ; Horta, pp. 254-256 ; Pires, pp. 261-264 ; Barros, pp. 377-378). Des écrivains qui jouent avec les chiffres (Pina, pp. 27, 31, 50), les représentations symboliques (Bakk, pp. 231-239) ou le calcul mental (Moura, p. 59 ; Gedeão, pp. 123-124 ; Coelho, p. 173 ; Fernandes, pp. 175-177 ; Saramago, p. 177 ; Tartaglia, pp. 220-221 ; Niño, p. 179 ; Lockward, pp. 222-223 ; Júdice, p. 224 ; Bakk, pp. 239-253). Des exercices littéraires qui se rapprochent des énigmes (Manuel, pp. 103-104 ; sap. de Parede, p. 127), du problème mathématique (Pimenta, p. 127) et de la divination (Coelho, p. 37 ; Frazão, p. 329). Des jeux (Silva, pp. 322-324) et de la poésie expérimentale (Castro, p. 223) ayant recours à la numération. De la littérature pour enfants (Roda et Luís, p. 172), des comptines (Castro, pp. 52-53 ; Coelho, pp. 172, 173 ; Guimarães, pp. 128-163). Du matériel de collecte ethnographique (Delgado, p. 102 ; Manuel, pp. 103-104 ; sap. de Parede, p. 127 ; Guimarães, pp. 128-163 ; Castro, p. 173 ; Vasconcelos, pp. 333-334 ; Graça, pp. 334-335 ; Rendeira, p. 335) ou de littérature de colportage (Sémik, pp. 330-332), focalisant sur le pouvoir magique et la connotation symbolique des nombres (Cascudo, p. 171 ; Vieira, p. 257). Des essais qui insistent plus nettement sur les « relations entre les histoires, les chiffres et l’identité humaine », signés par des anthropologues (Hudson, pp. 60-101) et des hommes de science (Canas, pp. 105-122). Des réflexions de philosophes (Onfray, p. 206), de mathématiciens (Monteiro, pp. 41-49 ; Ferreira, pp. 353-373), d’ethnomathématiciens (Gerdes, p. 283 ; Moreira, pp. 283-293) et de pédagogues (Vicente, p. 30 ; Aharoni, p. 57 ; D’Ambrosio, pp. 279, 282 ; Knijnik, pp. 280-281 ; Pires, pp. 281-282 ; Serra, p. 294 ; Lopes, pp. 295-315 ; Araújo, p. 319 ; Jitomirski et Chevrin, p. 320 ; Fiolhais, p. 321). Des témoignages ou commentaires sur des supports peu habituels comme l’e-mail (Ferreira, pp. 164-168 ; Funk, pp. 169-170), et encore des exercices de peinture signés par un artiste plastique (Ribeiro, pp. 209-216), qui apparaissent reproduits sur la couverture du livre.

De l’Europe au Brésil est réuni ici un large panel de 26 collaborateurs, majoritairement lusophones, mais aussi des contributions en français (Wateau, pp. 10-22) et anglais (Hudson, pp. 60-101), présentées en édition bilingue. A ces textes s’ajoutent encore la reproduction de citations sélectionnées parmi 69 auteurs divers, ce qui — tout réuni — donne un total de 109 écrits, divisés en 9 chapitres et 19 sections, dans un amalgame quelque peu chaotique, qui paraît renverser la logique cartésienne.

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que les titres choisis pour chaque chapitre ne se limitent pas à suivre une numérotation linéaire (de surcroît, perturbante, car commençant par zéro), recourant aussi à des jeux de mots qui combinent chiffres et lettres (ov0, p. 33) [2] et à des expressions idiomatiques dont le sens échappe à une lecture littérale : contamos começar (p. 39), dar conta (p. 55), contar com (p. 125), fazer contas (p. 229), ter em conta sem perder a conta (p. 277), fazer de conta (p. 317), afinal de contas (p. 351), vezes sem conta (p. 375) [3].

« Tout d’abord, il est question d’amusement et d’humour » (p. 11) prévient Fabienne Wateau dès l’ouverture de la préface. Et c’est effectivement le ton prédominant du livre, comme d’ailleurs on le comprend à lire la quatrième de couverture. Mais si le ton est apparemment celui de la plaisanterie, « les thèmes abordés sont quant à eux tout à fait sérieux » (Wateau, p. 11).

Ce qui est sûr, dans ses fondements essentiels, c’est que les mathématiques sont dans la littérature et la littérature, souvent, est mathématique. Pensons seulement aux notions de métrique, de versification, de rythme ou de prosodie, qui ont été cultivées dans la poésie au long des siècles ; pensons encore aux propres catégories de la narration (Hudson, p. 63), particulièrement aux notions de temps et d’espace (Canas, p. 107), finalement toutes mesurée en chiffres.

Du reste, tant la littérature que les mathématiques reposent sur un mécanisme commun ; toutes deux « requièrent rythmes, chants, récurrences, répétitions et abstraction » (Wateau, pp. 11-13), pour pouvoir être mémorisées (Guimarães, p. 148), et « certains fragments les mieux intériorisés de la culture populaire » « permettent aussi par leurs chansons d’apprendre à compter, réciter » (Wateau, pp. 21, 15).

Par ailleurs, la mathématique s’est très tôt inscrite dans divers exercices de langage (des anagrammes aux palindromes), surtout à des époques qui ont privilégié une conception ludique et symétrique de la littérature. Pour preuve exemplaire les œuvres de la période baroque, reposant sur une architecture géométrique, au niveau micro et macrotextuel, ponctuées par des opérations de proportion (selon Gracián) — accumulations, parallélismes, échanges et inversions — que Margarida Vieira Mendes a relié de façon symptomatique, dans le cas de Vieira, à un complexe totalisant et numérique. Barthes, à propos de Loyola, en venait même à parler d’une rage de la comptabilité du discours, et on sait aussi que c’est le double tout/parties qui a dominé l’imaginaire du XVIIe siècle, comme le démontre un certain sonnet de Gregório de Matos : O todo sem a parte não é todo (Le tout sans la partie n’est pas tout).

Le poète parla alors en termes binaires — un universel de la langue et de la pensée occidentale, depuis qu’Aristote appliqua la table de Pythagore à une conception bipolarisée du monde, lui conférant en cela un « soulagement intellectuel » (p. 207), qu’Arturo Pérez-Reverte a ensuite attribué à tous les processus mathématiques. Ce n’est pas par hasard, de fait, que Cosmos, en grec, signifie ordre, et que depuis très tôt les disciples de Pythagore cherchent à concevoir le monde en accord avec des échelles rigoureuses, mathématiques… comme la lyre grecque ou l’Homme de Vitruve. Mais si les Pythagoriciens ont réussi à convertir notre monde en système d’oppositions (où au bon s’oppose le mal, à la lumière l’ombre, au masculin le féminin, à la droite la gauche, à la ligne droite la courbe, au pair l’impair, au un le multiple, etc.), il est tout aussi vrai que le binarisme s’oppose aussi et avec force au numéro 3, ce qu’Ana Paula Guimarães rappelle précisément en disant « qu’il est celui qui déchaîne la narration (les trois frères, les trois preuves) ici finement analysé en termes initiatiques » (p. 156).

Au rythme binaire de la marche s’oppose inévitablement le ternaire de la valse ; à la stabilité correspond presque toujours l’instabilité, à la raison le cœur, aux sciences exactes la vision humaniste, et une des pages les plus marquantes de A la recherche du temps perdu consiste précisément en une description de Venise, où le narrateur décide de réduire la ville en une série de combinaisons chimiques d’hydrogène et d’oxygène. Les mémoires et les affects qui font l’identité d’un lieu deviennent ainsi réduits à une pure équation mathématique. Ce que Proust semblait insinuer, c’était le risque que la science, repliée sur elle-même, n’appauvrisse trop souvent notre imagination.

C’est un risque effectif qui néanmoins se trouve régulièrement contrarié par un vaste lignage de mathématiciens distingués qui ont été en même temps hommes de lettres, notamment durant la Renaissance. Plusieurs de ces exemples sont évoqués dans le livre, et beaucoup d’autres noms encore pourraient être ajoutés à la liste, de Pierre de Fermat (Canas, p. 107) au XVIIe siècle, et José Anastácio de Cunha au XVIIIe, en passant par Lewis Carroll/Charles Dogson au XIXe (Palhares, p. 340), à Charles Percy Snow au XXe (Canas, p. 107), ou encore les Portugais António Gedeão/Rómulo de Carvalho (pp. 123-124) et Almada Negreiros qui, en tant qu’artiste de l’avant-garde a tissé de nombreuses réflexions autour de la branche fondamentale des mathématiques : la géométrie (Macedo, pp. 182-204).

Parmi tous les exemples cités, une attention particulière et compréhensible est accordée, dans ce livre, aux œuvres de Lewis Carroll (Ferreira, pp. 358-359 ; Araújo, pp. 336-339 ; Palhares, pp. 340-350), pour l’exploration déconcertante, dans les dialogues d’Alice, des principes mathématiques comme la logique des proportions ou de la commutativité (Ferreira, pp. 358-359 ; Araújo, pp. 336-339 ; Palhares, pp. 340-350). Ou encore la figure emblématique de Tartaglia, le père des équations de troisième degré, dont la formule a décidé de communiquer avec le monde, justement par le biais d’un poème (Chalub, pp. 218-221).

Dans tout l’ouvrage, la stratégie à la fois scientifique et éditoriale consiste non seulement à orienter le lecteur mais l’invite aussi à découvrir ce qui unit les mathématiques à la littérature, quels sont leurs affinités, leurs valeurs et leurs recours communs. S’installe ainsi une alternance entre les articles de spécialistes de la littérature et des mathématiques, la plupart d’entre eux mêlant humour et rigueur informative et analytique, et des textes de traditions orales et de littératures dites d’auteurs ou savantes (portugaise et universelle). L’entremêlement du littéraire et des mathématiques dans la vie de tous les jours, dans la culture et dans l’histoire des communautés et de l’humanité devient ainsi plus évidente.

Un texte comme « Menina que sabe ler/Também sabe soletrar/Diga-me lá por cantiga/Quantos peixes há no mar [4] » que Carlos Nogueira a recueilli à Baião (district de Porto) et qui fait partie depuis toujours de notre patrimoine littéraire intériorisé, et dont on retrouve deux versions dans ce livre, nous dit avec force, avant tout chose, comment la littérature combine les savoirs et constitue une réalisation expressive, esthétique et pragmatique sans laquelle l’être humain ne serait pas ce qu’il est.

Ce que révèle cette chanson c’est que les mathématiques se trouvent dans la littérature et que la littérature, souvent, est mathématique. La suite de ce quatrain (une forme d’expression qui est mathématique) suggère bien comment la littérature et les mathématiques sont des créations et des instruments essentiels de connaissance et de plaisir, de systématisation et d’organisation de tout ce qui nous entoure.

Quantos peixes há no mar ,
Eu ainda não fui ao mundo ;
Diga-me lá por cantiga
Quantos olhos há no mundo.
Combien dans la mer sont de poissons,
Je ne suis pas encore aller voir le monde ;
Dites-moi donc en chanson
Combien d’yeux a le monde
Quantos olhos há no mundo,
Há dois em cada pessoa ;
Diga-me lá por cantiga
Quantas ruas tem Lisboa.
Combien d’yeux a le monde,
Il y en a deux en chaque personne
Dites-moi donc en chanson
Combien de rues a Lisbonne
Quantas ruas tem Lisboa,
Eu ainda não as passei ;
Também quero que me digas
Com quem casou nosso rei.
Combien de rues a Lisbonne,
Par-là je n’ai encore jamais passé
J’aimerais aussi que tu me dises
Avec qui notre roi s’est marié
Com quem casou nosso rei,
Com D. Maria Pia ;
Foi ela quem inventou
O 9 de Infantaria.
Avec qui notre roi s’est marié
Avec Dona Maria Pia
C’est elle qui a inventé
Le 9 de l’infanterie
O 9 de Infantaria
0 13 Vila Real ;
Foi ela quem conquistou
O Palácio de Cristal
Le 9 de l’infanterie
Le 13 de Vila Real
C’est elle qui a conquis
Le Palais de Cristal

Ce que tous ces exemples nous prouvent, finalement, c’est que l’éloignement des cultures littéraire et scientifique — qu’António Canas situe au milieu du XIXe siècle (p. 105) — contrarie un naturel « intérêt dans l’unité de la connaissance », reposant sur des « innombrables relations et interconnexions entre idées mathématiques et autres éléments et constituants culturels, comme la langue, l’art, l’artisanat, la construction, l’éducation », si bien étudiées par les ethnomathématiques (Gerdes, p. 283).

La diversité des perspectives convoquées dans cette anthologie de Contas x Contos x Cantos e Que + met surtout en évidence une des plus importantes grandeurs de la littérature et des mathématiques, à savoir que afinal de contas (en fin de compte), les deux, parfois de mode indissociable, constituent la plus intime expression de l’être humain. C’est aussi pour cette raison que le livre aujourd’hui publié saura intéresser le public en général mais aussi tous les éducateurs mobilisés par l’abordage interdisciplinaire de ces deux univers.

add_to_photos Notes

[1Faculdade de Ciências Sociais e Humanas (FCSH) – Universidade Nova de Lisboa.

[2Ovo en portugais signifie œuf. Ici associé au zéro, il renvoie évidemment à qui de l’œuf ou de la poule est le premier.

[3La traduction en français ne fonctionne pas forcément à chaque fois. Mais le jeu fut d’utiliser le mot contar (compter ou conter) dans nombres de ses expressions idiomatiques, comme par exemple : se rendre compte (p. 55) ; compter sur (p. 125) ; rendre des comptes (p. 229) ; prendre en compte (p. 277), etc.

[4« Une fille qui sait lire/ Sait aussi épeler (énumérer)/ Dites-moi en chanson/ Combien dans la mer sont de poissons ». La traduction ne permet pas ici la rime, à la fois chantée et mnémotechnique.

Pour citer cet article :

Elsa Pereira, Carlos Nogueira, 2013. « GUIMARÃES Ana Paula (dir.), 2012. Contas x Contos x Cantos e Que + Cumplicidades entre Literatura e Matemática ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2013/Pereira,Nogueira - consulté le 29.03.2024)
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