Au-delà et en-deçà de l’écran.
Le double engagement des animateurs de chat rose au travail

Résumé

L’article explore certaines techniques de distanciation utilisées par les animateurs de services pour adultes en ligne, afin de se protéger contre le stigmate du « sale boulot ». La problématique de la présence au travail est ici approchée à travers la paire conceptuelle engagement / distance, en fonction des deux scènes dans lesquelles les employés agissent en tant qu’animateurs - celle des interactions en ligne et celle des interactions entre pairs. L’accent placé sur la seconde scène, sorte de coulisses de la scène principale, permet à l’auteur d’avancer l’hypothèse que la distance au rôle fait partie, au même titre que l’engagement en ligne, du « mandat » du travailleur. Se distancier du travail et des clients, c’est prouver à ses pairs et à soi-même que l’on est un bon animateur. Le rapport au travail d’animation apparaît finalement comme une construction collective qui devient une ressource importante de gestion du stigmate pour chaque travailleur considéré individuellement.

Abstract

This article explores certain distancing techniques used by operators of on-line adult services in order to protect themselves against the stigma of ‘dirty work’. The problem of the presence at work is addressed here through the commitment/ distance conceptual binary. Two situations in which employees act as animators - on-line interactions and interactions between co-workers – are highlighted. The main accent is placed on the second situation — a kind of backstage where the operators abandon their on-line roles in order to build a secure distance from the ‘dirty work’ . The author formulates the hypothesis that role distance and on-line commitment are part of the worker’s ‘mandate’. Knowing how to establish the correct distance from their work and from their customers proves to peers and to oneself that one is a good moderator. The professional attitude in animation appears finally as a collective construction that becomes an important resource for dealing with the stigma for each individual worker.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Les nouveaux dispositifs techniques de communication peuvent contribuer, non seulement au développement de nouvelles pratiques de travail, mais aussi à celui de nouveaux groupes occupationnels plus ou moins stables, développés et structurés. Il en est ainsi des animateurs de « services pour adultes » (chat, téléphone, web-cams, SMS érotiques) — sorte d’opérateurs de centres d’appel — qui, dans l’entreprise où nous avons mené l’enquête, ont pour mission de construire en coopération avec les clients un service qui relève du « travail du sexe » [1].

Dans les entretiens approfondis que nous avons réalisés avec eux, les animateurs et les animatrices affirment souvent que « personne ne fait ce travail par plaisir ». Bien que le terme de « sale boulot » ne soit pas utilisé, la notion introduite par E. C. Hughes (1996) semble bien décrire leur rapport au travail. Pour certains, c’est une expérience déshonorante, voire honteuse, dont on veut garder le secret pour éviter le jugement des autres (cercle d’amis, futurs employeurs, etc.), le déclassement ou la déception de la famille, mais dans laquelle chacun trouve son compte, au moins temporairement. Au cours de nos entretiens, nous n’avons à aucun moment introduit l’expression de « sale boulot », en roumain « muncă murdară », mais nous partagions avec les animateurs, pour y avoir travaillé nous-même plusieurs années, ce même rapport au travail. Ayant présenté ailleurs la façon dont le service est coproduit et défini (Stoian, 2009) nous nous proposons dans cet article d’appréhender les processus par lesquels le « sale boulot » est normalisé, et les stratégies de neutralisation du stigmate qu’il induit. Au contact de l’organisation, nous verrons qu’on apprend les règles, les normes et les savoir-faire de cette activité, somme toute, le sérieux qui en fait un travail comme les autres, perçu comme très profitable pour les patrons, mais que les employés hésitent à considérer pour autant comme un « vrai travail ».

La littérature sur les occupations humbles et le « sale boulot » a souvent montré que la construction d’une identité positive et de l’estime de soi, ainsi que l’identification avec le métier, i.e. l’engagement dans le rôle, sont problématiques pour les employés affectés du stigmate du « sale boulot » (Hughes, 1970, Hughes, 1974, Davis, 1959, Gold, 1952, Ball, 1967, Hong et Duff, 1977, Ashforth, Kreiner, 1999 ; Corteel, Le Lay, 2011). On a aussi relevé le développement dans ces groupes — à la faveur de la proximité, parfois de l’isolement, ou du « management symbolique » — de sous-cultures occupationnelles assez fortes, dont émergent des idéologies particulières, qui redéfinissent le sens du sale et le rendent plus acceptable pour les intéressés (Ashforth, Kreiner, 1999 : 420). L’une de ces techniques de neutralisation du stigmate est la mise à distance du travail. Dans le cas présent, la mise à distance préalable de l’usager par le dispositif technique nous incite à examiner les formes de présence au travail et d’engagement alternatif ou simultané dans deux scènes, celle des interactions en ligne et celle des interactions entre pairs, à travers la paire conceptuelle engagement/distanciation.

Le terme de scène est issu du monde de la représentation théâtrale. Erving Goffman parle d’une « région antérieure » pour désigner la scène proprement dite d’une représentation à l’intention d’un public, régie par des normes de politesse et de bienséance afin de produire l’impression voulue ; la « région postérieure », ou coulisse, est au contraire le lieu de détente et de préparation dont le public est absent, et « où l’on a toute latitude de contredire sciemment l’impression produite par la représentation » (Goffman, 1973 :110). Afin de protéger l’impression produite, le contrôle des coulisses est un enjeu permanent. Dans le cas du travail des animateurs, nous préférons parler de deux scènes, que les dispositifs techniques rendent contiguës, permettant à la fois une représentation en ligne, avec les clients, et une autre en face à face, avec les collègues et les supérieurs. Si les clients ne peuvent pas accéder à la scène des interactions entre pairs, on observe par contre des intrusions en sens inverse, des collègues sur la scène des interactions en ligne, par la simple surveillance de l’écran de l’autre ou au moyen d’outils de surveillance informatiques. On peut considérer la scène des interactions avec les pairs, comme une coulisse pour l’autre : on y met au point les ressources mobilisées dans les interactions en ligne, on y garde le matériel nécessaire à l’animation (cartes, dictionnaires, recueils de scénarios, revues, etc.), on s’y repose, on y attend de prendre son poste. Mais la salle d’animation n’est pas seulement la coulisse de l’avant-scène. C’est un lieu qui vit selon ses propres règles, où les employés tiennent un rôle qui leur importe plus que ceux tenus en ligne, le rôle d’un bon professionnel engagé correctement dans son travail. En évitant de limiter l’analyse à une problématique de rapport de genre, associée à la domination masculine rapidement associée aux interactions animateurs-clients, nous verrons quelles ressources de pouvoir les acteurs puisent dans les conditions concrètes de leurs activités et dans les formes collectives d’organisation du travail. Plus précisément, les animateurs se servent des deux scènes pour produire une définition convenable de leur activité. Nous analyserons ensuite les commentaires, récits, comptes rendus, critiques, révoltes, partagés entre pairs, qui contribuent à redéfinir l’activité et la relation entretenue avec elle. Nous ne discuterons pas, dans cet article, des activités parallèles dans cette même scène du face à face, qui marquent un désengagement sanctionné par les supérieurs : lectures clandestines, discussions privées au téléphone ou avec les collègues, sommeil pendant le travail de nuit, visites aux boutiques pour acheter quelque chose à manger, etc.

Le terrain d’enquête

Le terrain sur lequel nous avons mené notre enquête se situe à Bucarest. Il s’agit d’une société commerciale qui assure l’animation des services pour adultes de sociétés multimédias françaises (appelées aussi éditeurs de services pour adultes), où nous avons travaillé en tant qu’animatrice. Les clients sont des Français, alors que les animateurs sont des Roumains bons connaisseurs de la langue française, car les interactions en ligne se déroulent en français. Les employés roumains sont dans leur majorité des jeunes — femmes et hommes [2] — bénéficiant d’un bon niveau d’éducation (études supérieures de premier et deuxième cycle dans des filières diverses), bien que peu expérimentés sur le marché de l’emploi. Le manque d’opportunités et de relations, ainsi que le faible niveau des salaires que l’on peut obtenir ailleurs, sont les conditions générales qui poussent ces jeunes à s’engager, au moins au début de la période où nous avons réalisé nos observations (2000-2004) dans cette activité. A première vue les employés entretiennent donc un rapport plutôt instrumental à leur emploi, le salaire que l’on peut y obtenir étant bien supérieur à la moyenne. Après 2004, le recrutement de nouveaux animateurs se fait toutefois de plus en plus parmi des étudiants qui enchaînent les petits boulots, avec un salaire inchangé, alors que les autres salaires de l’économie nationale augmentent progressivement.

L’entreprise fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. L’activité est organisée en trois quarts de travail de 6, 8 ou 10 heures : premier quart, 8h/10h-16h, le deuxième, 16h-22h, le troisième, 22h-6h/8h. En général les animateurs choisissent le quart de travail qui leur convient. Les effectifs de l’entreprise ont varié au cours du temps en fonction du volume de travail généré par les services à animer, d’environ 30 à 100 employés. Au début, l’entreprise animait uniquement des services de messagerie Minitel. On a introduit ensuite l’Audiotel et le « Live » (animation par web-chat d’applications pour Internet ou pour le téléphone portable). Comme le Minitel était en perte de vitesse, on l’a remplacé par les services de chat écrit via Internet et par téléphone portable (appelé par les animateurs SMS). Les clients paient soit au message (pour le SMS), soit à la minute de connexion (pour les autres services). L’enjeu est de garder le client en ligne, de le motiver à y revenir et de l’inciter à écrire des messages. Le nombre de postes de travail nécessaires par tranche horaire est fixé en fonction du flux estimé de clients. Aux heures creuses (de 6h à 8h) on peut trouver seulement 2 animateurs dans l’entreprise, alors qu’aux heures de pointe les effectifs peuvent atteindre une vingtaine de personnes.

Topographie des lieux de travail

Lors de notre enquête, l’entreprise est logée dans un bâtiment résidentiel, réaménagé comme espace de travail. Au rez-de-chaussée, deux grandes salles, affectées à l’animation écrite par Minitel, Internet et téléphone portable, l’une pour les fumeurs, l’autre pour les non-fumeurs, séparées par un hall où il y a le bureau du surveillant et deux postes de travail que l’on occupe s’il n’y a pas assez de places dans les autres. Les portes partiellement vitrées des salles laissent entrevoir l’intérieur. Dans chaque pièce, les bureaux et les postes de travail sont rangés le long des murs, de sorte que les animateurs peuvent se trouver assis à côté de leurs collègues, ou leur tourner le dos.

Au fond de la cour, une autre porte mène vers la salle où se déroule l’animation Audiotel. Les bureaux, au milieu de la pièce, sont séparés par des demi-cloisons, qui offrent une intimité relative. Les travailleuses — il s’agit de l’Audiotel — peuvent ainsi se parler et entendre les messages envoyés par leurs collègues au téléphone. La conversation opère ici en deux temps : on écoute le message du client, puis on lui répond.

A l’étage, se trouvent les salons aménagés pour l’animation « Live » par Internet ou par téléphone portable. L’image est associée à l’écrit ou à la voix : devant une caméra, un modèle (femme) fait du strip-tease et manipule à l’aide d’une télécommande les cadres vidéo montrés à l’image, alors que l’animateur ou l’animatrice, engagé dans la conversation avec les clients, lui donne, derrière son ordinateur, des indications de mise en scène telles que : « zoom sur les seins », « fais des bisous », « tourne-toi », etc. La distance entre les salons et les paravents assure une certaine intimité aux strip-teaseuses. Les animateurs évitent de les regarder directement, pouvant suivre leur évolution sur l’écran. Les matériaux analysés ci-dessous proviennent surtout de l’observation de l’animation écrite par Minitel, Internet ou SMS, mais aussi de l’animation Audiotel.

L’arrangement de l’espace semble porter une idée forte : chacun se concentre sur ce qu’il a à faire. Les bureaux ne sont toutefois pas disposés en file, comme dans les grandes compagnies américaines des années 1950 ou certains centres d’appel contemporains, où la communication avec les collègues est alors parfois assez difficile. Lorsque l’entreprise a déménagé dans un espace plus grand, la disposition des postes de travail est restée inchangée. Les animateurs peuvent communiquer entre eux, se parler tout en restant devant leur poste de travail. On peut se tourner ou s’approcher d’un collègue pour regarder son ordinateur, jeter un coup d’œil sur l’écran d’à côté, tendre l’oreille pour entendre le message d’une collègue sur l’Audiotel, etc., sans négliger pour autant ses obligations contractuelles. Dans cette scène secondaire des relations avec les collègues, sont aussi repérables les éléments visibles de l’engagement dans la scène officielle, comme l’attitude muette devant l’ordinateur, les mains agiles sur les claviers et le bruit violent produit par l’enfoncement de la touche envoyer après chaque message écrit.

Interactions en ligne et interactions entre pairs : deux types d’engagement

Nous avons vu que les activités des animateurs prennent place dans deux espaces à la fois : d’un côté, leur mission est d’engager la conversation à distance avec les clients ; de l’autre, ils sont pris dans des interactions en face à face avec leurs collègues. La plus grande partie du temps, ces deux engagements ne s’articulent pas de façon séquentielle ; ils se superposent. Goffman a évoqué des situations similaires, où les participants ont, à côté d’un engagement principal, plusieurs engagements secondaires, qui se glissent dans les interstices du premier à l’aide de « pare-engagements » (1981 : 273). Avec les animateurs du chat rose, nous sommes aussi dans la situation décrite au début de son essai sur la distance au rôle : « Il y a des cas où la scène d’activité produit chez l’individu un moi (self) qu’il répugne apparemment à accepter ouvertement, puisque sa conduite suggère qu’il y a peu d’affiliation entre lui et son rôle » (2002 : 81). C’est en ce sens aussi que sont inégalement appréciés les différents média : l’écrit (chat), l’audio (téléphone), le visuel-écrit (web-cam). L’écrit est jugé le plus commode. Il permet une distance sécurisante, alors que l’audio exige un engagement plus intime avec la voix. Quant au vidéo-chat, ce qu’on appelle dans l’entreprise « le live », il est complètement rejeté par tous les animateurs. Ceux-ci acceptent néanmoins d’apposer leur animation écrite ou parlée sur les images de modèles embauchées pour l’occasion et qui ne parlent pas français. Beaucoup affirment également qu’ils ne feraient pas ce métier si la langue de communication avec les clients était le roumain ; le français constitue ainsi d’emblée une ressource importante de mise à distance du « sale boulot ». Notons aussi que certains animateurs valorisent cet emploi comme une occasion extraordinaire d’approfondissement linguistique.

En observant les animateurs et en suivant leurs discussions, on remarque surtout qu’une forme d’engagement par distanciation fait partie du mandat qu’ils établissent au cours de leur activité, au sens de Hughes (1996) : ils la considèrent comme correcte, normale et appropriée. Plus largement, ils sont pris alors entre une définition de leur activité établie par l’entreprise, une définition méprisante souvent donnée par les autres (y compris par certains clients), qu’ils ne peuvent ignorer, et leur propre définition. Par moments, ils prennent le point de vue de l’autre (société, opinion publique) et reversent tout leur mépris sur la clientèle.

Mais se laisser accabler par l’interaction en ligne serait aussi perçu comme un manque de compétences. Les surveillants, chargés aussi de la formation, ou les anciens disent aux nouvelles recrues qu’il ne faut pas « prendre sur soi », qu’il faut « prendre de la distance » par rapport aux dialogues en ligne.

Or l’opinion courante ne fait pas la distinction entre ce qui relève du travail du sexe et ce qui relève de l’intimité. Pour maintenir une image convenable d’eux-mêmes, les employés introduisent ainsi des frontières, en la matière, entre le public et le privé. Il y a ainsi des seuils qu’ils ne se disent pas prêts à franchir, tel que faire du strip-tease devant une caméra, comme dans le « Live ». Lors d’un entretien, Dan me raconte l’une de ses discussions avec une animatrice :

Il y a une différence… je te l’ai dis. Il y avait des filles qui travaillaient à l’Audio qui disaient : « tu sais, mon copain ne sait pas ce que je fais ici ». Ben… je suis désolé, mais tu parles au téléphone avec quelqu’un, tu ne fais rien d’autre. Et elle : « non, les hommes sont idiots, ils ne comprennent pas. Et toi, tu comprends ça parce que tu es du milieu. » Je lui ai répondu : « Désolé, mais si j’étais avec une fille et qu’elle me disait qu’elle travaillait pour une ligne érotique, qu’elle travaillait seulement au téléphone et qu’elle gémissait, je n’aurais aucun problème. » Il y aurait un problème si elle se déshabillait devant une caméra. Là, je lui dirais : « Cara mia, chacun sa vie ! » (extrait de l’entretien avec Dan [3]).

Au cours des interactions informelles et fluctuantes entre collègues, les relations avec les clients sont aussi mises en question, relativisées et modalisées.

Une bonne partie de ces relations immédiates entre pairs représente un acte de désengagement, de distanciation, d’abandon du rôle tenu en ligne, sans néanmoins quitter le rôle d’animateur. Dans l’article de S. Chaker, « Entreprise ‘nor-mâle’ cherche femme pour production de contenus à valeur ajoutée. Ethnographie d’une société de messageries rose » (2003), les employées semblent dépourvues de tout moyen de résistance face à une domination masculine qui les contraint de produire sans relâche leur condition de femmes. Leur travail, tel que décrit par S. Chaker, ne semble exiger aucune compétence particulière, sauf celle, supposée toute naturelle, de femme sachant exploiter son inclination à satisfaire les hommes. Dans l’enquête que cet auteur a menée de manière clandestine dans une entreprise de téléphone rose à Toulouse, l’activité décrite ressemble beaucoup à ce qui se passe à l’Audiotel de notre entreprise, mais l’organisation est différente : contrôle stricte des travailleuses, subordination totale, impossibilité de communiquer avec les collègues, isolement dans des boxes. Les animatrices semblent surtout n’avoir aucune marge de manœuvre et leur expérience de travail serait une véritable torture (les travailleuses s’évanouissent dans les cabines, sont dépressives, ont des troubles psychiques). La "sexualité naturelle" des femmes serait sous le contrôle total d’une entreprise qui réduit l’animation à la production de la "sexualité féminine naturelle", rendant ainsi invisible l’activité des animatrices en tant que travail du sexe.

La particularité des matériaux analysés ici est d’avoir été recueillis pour l’essentiel pendant le travail effectif, certains l’ayant été aussi sur le chemin de retour à la maison, à la fin du service. Ayant alors complètement abandonné leur rôle, les animateurs continuent de discuter des situations comiques ou étonnantes rencontrées durant la journée. À la différence des entretiens, où les affirmations supposent toujours la sollicitation de l’intervieweur, nos matériaux ont été recueillis en situation naturelle, dans les conditions professionnelles habituelles. Dans les entretiens formels avec les animateurs, nul propos ne témoigne d’un mépris, d’une hostilité vis-à-vis des clients, ou exprime ouvertement un dégoût pour l’activité ; ils parlent même avec une certaine sympathie-compassion de leurs clients. Ils contrôlent ainsi beaucoup plus leurs émotions et sentiments, ainsi que le vocabulaire utilisé.

L’obligation de s’engager dans les deux scènes

Au lieu de chercher à hiérarchiser les deux scènes, observons que les animateurs sont habitués à les superposer : à continuer leur activité en ligne, en se lançant dans des échanges occasionnels, dans un engagement diffus, avec leurs collègues.

L’encadrement — dans son rôle de gestionnaire des tensions de l’activité - tolère ce genre d’engagement distant, s’il ne nuit pas à l’accomplissement régulier des tâches. En pratique, seules les discussions prolongées sont sanctionnées. Les supérieurs étant essentiellement préoccupés par le nombre de minutes de connexion totalisées à la fin d’une journée ou le nombre de messages envoyés par les clients, les engagements "à côté" sont tolérés, pour autant bien sûr qu’ils ne mettent pas en question la définition officielle de la situation, le fait qu’on est là pour travailler. Un relatif consensus règne quant aux valeurs attendues de l’activité : des textes d’une longueur moyenne, avec une fréquence de deux messages et demi par minute. Y parvenir suppose toutefois d’éviter, ou du moins, de minimiser les interférences.

Certains animateurs gèrent mieux que d’autres ce double engagement : le travail est pour eux tellement routinier qu’ils peuvent facilement continuer à taper les messages tout en faisant des commentaires et participer aux discussions de groupe. Le problème qui se pose aux animateurs tout au long de l’activité de travail est celui signalé par Winkin à propos des analyses de Goffman : « comment être à la fois dedans et dehors ? » (1988). Ainsi, un silence trop prolongé pendant le travail est remarqué par les autres et sujet à interrogations : tu n’es pas dans ton assiette, tu es triste, fatigué ? Un engagement exclusif dans les conversations en ligne est plutôt le fait des nouveaux venus qui, n’ayant pas encore de contacts avec les autres, restent silencieux dans leur coin. Les plus extravertis et sociables posent néanmoins déjà des questions, engagent la discussion avec les autres.

Chaque commentaire, récit ou compte rendu semble être destiné aux collègues, comme pour manifester — ou s’assurer — que l’on est un bon animateur, que son engagement vis-à-vis des clients est le bon, que la distance est correcte par rapport à ce qui est exprimé en ligne. On attend ainsi la vérification, la confirmation et finalement la validation de ses perceptions par les autres. Se trouvent ainsi construites plusieurs formes de distanciation, que nous tenterons de cerner à partir de catégories de sens commun à valeur descriptive — l’ennui, le mépris, la dérision, l’ironie et l’humour, sans avoir la prétention d’en faire des concepts rigides.

Les figures de la distance

L’ennui et le mépris

Les animateurs délaissent souvent leurs activités de travail en ligne pour avouer à leurs collègues qu’ils sont ennuyés par tel ou tel client : « J’en ai marre de celui-là ! » Les autres manifestent alors de la compassion, et comprennent de quoi il s’agit : « personne n’aime ce travail ».
A mon retour de Paris, à l’été 2006, pour un stage de 3 mois dans l’entreprise, j’ai trouvé de nouveaux animateurs mais aussi de nouveaux clients :

Les collègues me mettent au courant des clients que je ne connais pas. Je fais connaissance avec le fameux Daniel que toutes les animatrices de l’audio connaissent puisqu’il passe beaucoup de temps dans le réseau et revient toujours avec le même scénario. Alice me dit à son propos qu’il la fatigue, l’ennuie, parce qu’il parle trop. (notes de terrain)

Les clients qui restent trop longtemps sur le réseau irritent les animateurs, même si le temps passé en ligne est bien sûr un indice de l’efficacité de l’animation. Les animateurs remarquent souvent à haute voix qu’ils en ont assez d’untel qui est connecté depuis le matin, d’un autre qui s’est reconnecté toute la nuit, ou qui est en ligne depuis telle ou telle heure. Mais ce qui les agace le plus, c’est quand les clients exigent de façon récurrente les mêmes scénarios et les mêmes fantasmes :

Mimi, toujours la même chose, ça m’énerve ! Mais je m’en détache. Il y a de ceux qui le prennent personnellement. (Anne, en revenant du boulot dans l’autobus, notes de terrain)

La présence en ligne de Dany, client fidèle de l’audiotel, connu de tous, est saluée par Michelle avec un commentaire offline, pour marquer son désespoir :

Cette espèce de larve avec sa Juliette est revenue. Je comprends bien qu’on peut avoir un truc [un fantasme, un scénario récurrent] … mais depuis des années la même chose ? (note de terrain. Nous ajoutons les mots entre crochets)

Le plus gros souci des animateurs est de montrer qu’ils ne sont pas comme les clients, que ceux-ci sont non seulement inférieurs, mais aussi pas tout à fait normaux. Des remarques, des commentaires, des critiques sont proférés dans le but de mettre de la distance par rapport aux clients et par rapport aux rôles joués dans les interactions en ligne. Nulle offense n’est plus grave que d’assimiler un animateur aux clients. Les animateurs trouvent au contraire dans le groupe des pairs une audience toute acquise à l’expression d’un mépris envers le monde du sexe virtuel qu’ils contribuent à fabriquer.

La littérature interactionniste a souvent mis en évidence les rapports d’adversité entre les professionnels et les clients dans le « social drama of work » (Hughes, 1996 : 83). On se souvient de l’attitude des musiciens de jazz envers leurs clients (« les caves ») (Becker, 1985). De même, les animateurs repoussent ici la commercialisation de la sexualité à laquelle ils prennent une part active.

En général, les clients des chats roses sont désignés par un terme neutre, « les connectés ». Néanmoins, pour marquer le déplaisir produit par ce genre de travail et par les clients, les animateurs utilisent souvent des termes dénigrants. Durant l’été 2006, certains nommaient les clients des « larves », soit sur un ton sérieux, soit le plus souvent sur un ton ironique. D’autres appellations sont reprises des dialogues en ligne eux-mêmes, en français, ou adaptés en roumain, telle cette remarque sur une femme connectée sur l’Audiotel : « quelle salope ! » (« ce saloapă ! »). Les mots vulgaires utilisés dans les conversations entre les animateurs sont souvent des mots français ou adaptés à la phonétique roumaine : « saloapă », « branlagiu », « branletă », « sumis », « bită », etc. Sans devenir générales, les appellations comme « larve », « branleur » ou « vomissure », sont récurrentes dans le groupe des animateurs. Et le vocabulaire des dialogues est souvent très cruel. La période de formation est d’ailleurs dédiée en grande partie à l’acquisition d’un tel jargon sexuel.

Une animatrice complètement désarmée témoigne :
- Des fois je m’attends à parler de trucs normaux avec eux, mais pas possible, ils n’en sont pas capables.
De même cette discussion entre deux animatrices relativement nouvelles, frappées par la vulgarité des dialogues :
- J’ai eu raison de dire que les Français sont les plus pervers.
- Bien au contraire, je les croyais plutôt timides ; mais si tu voyais les Anglaises, quelles salopes ! (notes de terrain)

Des recherches ethnographiques canadiennes faites dans des établissements de travail du sexe ont des conclusions bien différentes : « La majorité des travailleuses aiment bien les clients, les trouvent pour la plupart agréables et respectueux » ; sur les 14 personnes interviewées, une seule affirme détester les clients (Parent, Bruckert, 2005 : 42). Nous pensons que cette divergence tient aux méthodes utilisées par les auteurs. Dans les entretiens que nous avons réalisés loin des lieux de travail, nos animateurs adoptent eux aussi une attitude plus détachée, évoquant surtout les moments amusants et agréables de leur activité.

Ainsi, les animateurs reproduisent communément à haute voix, pour leurs collègues, les messages jugés hors du commun, surprenants ; parfois ils n’énoncent même plus le contenu du message, ils se contentent d’exprimer leur étonnement :

Découvrant les secrets du métier, une animatrice relativement nouvelle observe ce qu’il faut dire pour contenter le client :
- Ceux-là, si on leur dit « j’aime sucer à pleine gorge », sont complètement séduits.
Et immédiatement après, d’ajouter :
- Beurk, ça me fait dégueuler !
Ou encore ce commentaire qui est généralisé à tous les Français :
- Écoute, il aime les jeux de pisse ! Mon dieu, j’enverrais la moitié des Français voir un psychiatre ! (notes de terrain)

Un reproche fréquent est la difficulté d’engager un dialogue cohérent avec les clients, qui répondent par des « ok », par des messages monosyllabiques ou par des répliques jugées inappropriées :

- Titi veut dial chaud, mais il n’est pas capable d’y participer (note de terrain)

Les dialogues occasionnés par de telles interactions sont hilarants pour les animateurs, qui ne manquent aucune occasion de les partager avec les autres, en les reproduisant à haute voix :

- Comment excites-tu une femme ? demande l’animateur.
- Trop de questions, bye ! répond le client. (notes de terrain)

Comme dans l’exemple ci-dessus, les témoignages spontanés des animateurs concernent les dialogues qui manquent de cohérence, de logique, de sens et qui font rire.

Nicolas : C’est un de ceux qui manque de sens, de logique ; tu poses une question, il ne te répond pas. Il attend que tu lui répondes. (notes de terrain)

Certains commentaires parfois très violents, comme des jurons, sont d’une certaine façon le revers des dégradations subies parfois par les travailleuses du sexe, ou de l’attitude méprisante des clients pour les escortes, masseuses ou danseuses dont parlent Parent et Bruckert (2005 : 45-46). Les deux auteurs interprètent l’attitude méprisante de certains clients comme un effort pour se placer eux-mêmes « du bon côté de la morale ». Selon les travailleuses interviewées par Parent et Bruckert, les clients manifestent néanmoins en général un comportement respectueux. Le client du chat érotique a comme perdu son pouvoir, il est seul de son côté, alors que les animateurs bénéficient du soutien d’un groupe solidaire.

L’orientation des dialogues vers le scénario sexuel est assumée par les animateurs, qui préfèrent souvent un dialogue chaud à un dialogue convivial, dans lequel le client insiste pour un rendez-vous réel. Mais la fixation ou l’obsession de certains clients pour une pratique sexuelle exaspère certains, d’autant plus que le dispositif technique permet d’avoir plusieurs dialogues parallèles avec le même client, grâce aux « fictifs » [4] :

- Quel idiot celui-là. Son seul fantasme est de se faire sucer ; il l’a déjà dit 3 fois à 3 de mes fictifs ; par hasard c’était toujours moi. J’essaie de le tenter avec quelque chose d’autre, de lui raconter des choses, et rien. Il ne veut que ça. (notes de terrain)

Toutes ces critiques contribuent à définir le monde interactionnel, où on interagit avec les clients, comme un monde déréglé, anormal, qui manque de sens et de cohérence. On prouve ainsi aux collègues et à soi-même que l’on est « du bon côté de la morale », pour reprendre l’expression de Parent et Bruckert (2005 : 45).

La dérision, l’humour et l’ironie

Dan narre souvent ses dialogues avec les clients, surtout les plus amusants. Dans quelques jours, c’est le 14 juillet et, pour rigoler, il annonce à tout le monde :

Le 14 juillet, je vais sucer tout le monde parce que c’est la fête de la République .

Le sexe oral figure en bonne place dans les scénarios sexuels en ligne et dans les fantasmes des clients. En ridiculisant le contenu des dialogues, les animateurs prennent de la distance avec le rôle qu’ils doivent jouer. Selon E. Goffman, la distance nie « non le rôle, mais le soi impliqué par le rôle » (1961 : 95). La distanciation « laisse apparaître la personne derrière le personnage » (Winkin, 2002 : 80) et permet la mise en valeur de la personnalité de l’individu qui assure l’animation.

Dans les dialogues les animateurs sont toujours à la recherche de la meilleure réponse, du mot d’esprit parfait, de la réplique mémorable. Voici ce message envoyé par un client, partagé avec les autres pour rire :
- Vous êtes esclavagistes ?
C’est le mot esclavagiste qui fait rire et incite certains animateurs à la ruse :
- Oh, comme je lui répondrais moi…
Il a déjà une réponse sur les lèvres :
- Moi, je suis moyen-âgeuse !
On démontre aux pairs que l’on est spontané, que l’on a de l’imagination, que l’on sait jouer avec les mots, que l’on sait animer. (notes de terrain)

Les animateurs notifient ainsi à leurs collègues tous les tours de parole qui leur semblent réussis.

Nicolas écrit en réponse à la réplique du client « ça fait rêver ! » :
- Dis moi, tu fumes pas trop ? (notes de terrain)

La distance ironique par rapport à ce que l’on fait, aux services que l’on est censé offrir, est aussi présente avec Dan, qui parle de « professionnalisme » quand il s’agit de faire à un client un « fist de qualité ». L’ironie met en question le travail que l’on est en train de faire. De même, avec cette forme de résistance à la définition des services pour adultes en ligne donnée par un client, ainsi reproduite sur un ton ironique par l’animateur :

Si vous ne le saviez pas déjà : le seul but de ce site est d’avoir des plans baise et sans prise de tête. (remarque citée en français, notes de terrain)

Pour tester la réaction des animatrices (il n’y avait que des filles ce jour-là dans la salle), je lis à haute voix un mail envoyé par l’éditeur français du service, afin d’améliorer la qualité de l’activité :

Ecoutez : pour améliorer la qualité de l’activité… la simulation de l’acte sexuel.
En se moquant de telles consignes l’une des animatrices réplique :
- C’est-à-dire que je n’ai pas le droit de dire que je n’avale pas ? (Tout le monde se met à rire). (notes de terrain)

Sur une plate-forme d’animation comme le chat par SMS, les dialogues avec les clients peuvent devenir des élaborations collectives, plusieurs animateurs ajoutant des répliques à la discussion :

On s’amuse souvent à lire à haute voix les messages d’autres animateurs et à faire des évaluations :
- Bon sang, Lucien, t’es complètement fou : Qu’est-ce que tu veux ? [réplique du client]
- Une sodo et plus si affinités. [réponse de Lucien] (notes de terrain)

L’insolite et le ton ironique du message font le délice des collègues. Cette prise de distance subtile peut passer inaperçue aux yeux du client ou, de toute façon, il ne la sanctionnera pas en mettant fin au dialogue. Nicolas donne souvent des exemples de messages envoyés en réponse à certaines répliques typiques des clients :

Fais moi bander ! [dit le client] Tu as des problèmes d’érection ? [réponse de l’animateur].

L’exagération est une autre manière de tourner en dérision le travail :

Sur l’audio les messages préenregistrés par les animatrices peuvent être accompagnés de commentaires offline, adressés aux collègues. Michelle rit après les messages qu’elle juge un peu exagérés en se rendant compte que j’ai pu écouter moi aussi le message envoyé. Cette réaction intervient par exemple après des messages comme « j’ai de gros seins jusqu’au nombril » ou bien « mes seins sont en forme de pastèque ». Pour justifier ses exagérations, dont beaucoup d’animateurs se servent par ailleurs, elle me dit en avoir marre de dire toujours « des seins en pomme ou en poire ». Pour expliquer ses exagérations ironiques, elle dit qu’elle déconne. (notes de terrain)

Pour donner plus de contenu à ses dialogues, une nouvelle animatrice essaie d’obtenir des autres un fantasme susceptible de faire impression :

Elle ne maîtrise pas vraiment le vocabulaire des pratiques sexuelles, confondant partouze et fantasme :
- Je veux une partouze … je veux un fantasme…
Son collègue plus ancien dans le métier remarque ironiquement que la nouvelle recrue fait des progrès :
- Carmen, tu commences à bouger, déjà t’as appris tant de choses dans un temps si court. Ça m’étonne ! (notes de terrain)

Nous ne pouvons pas examiner ici plus l’apprentissage du métier, qui passe par la socialisation à un univers que les individus ont l’habitude d’aborder avec honte ou retenue depuis la socialisation primaire, et l’acquisition du lexique francophone qui lui correspond.

Et si on dit communément qu’il ne faut pas prendre sur soi, qu’il faut se détacher des messages échangés, certaines appellations dérangent les animateurs, comme dans cet échange rapporté par une animatrice nouvelle dans l’activité :

La reproduction de ces échanges dans le groupe de pairs est souvent présentée en rigolant, ou avec une fausse intrigue :
- Je lui dis de ne plus m’appeler salope et lui, il m’appelle maintenant chienne.
- Remercie-le de ne pas t’appeler sale pute.
Et un autre animateur d’ajouter :
- Dis lui ça : « tu aimes les animaux ? » (notes de terrain)

Au-delà de la morale interactionnelle ordinaire : le pouvoir de la distance au rôle

S’engager dans une situation d’interaction exige des participants qu’ils manifestent les signes visibles d’un engagement actif correct. L’engagement approprié relève, comme l’a noté Erving Goffman, d’une obligation interactionnelle. En étudiant les animateurs de « chat rose », nous avons mis en évidence une situation de travail dans laquelle les membres s’efforcent, pour attester du caractère approprié de leur engagement dans le travail, de montrer au contraire un désengagement et une distance au rôle. Il n’est pas question ici du caractère offensant d’un engagement inapproprié (ou d’un défaut d’engagement), donc une infraction à la morale interactionnelle, d’une atteinte à l’image et à la face de l’autre, mais plutôt du caractère défensif d’un engagement distant. Pour neutraliser le stigmate du « sale boulot », les animateurs recourent à des techniques de distanciation apprises au contact des pairs. La distance au rôle peut être alors envisagée comme une norme professionnelle, au même titre que celles relatives ici à la prise en charge des clients dès leur arrivée, à la gestion des conversations en ligne de manière à prolonger la connexion, au fait d’être à l’écoute des clients et de ne pas les contrarier, au rythme de travail objectivé dans les indicateurs de productivité enregistrés à la fin d’une tranche horaire (nombre de messages et de caractères écrits, temps moyen de connexion).
Les diverses techniques de distanciation recensées — l’ennui, le mépris, la dérision, l’humour et l’ironie — n’apparaissent pas comme des détournements stratégiques ou une contestation des normes et des règles imposées d’en haut par la hiérarchie, ni comme des actes informels propres aux travailleurs, opposés aux prescriptions formelles. Dans son accomplissement ordinaire, l’activité de travail est le lieu d’une « élaboration normative » continue, irréductible aux seules réglementations formelles (Bidet, 2011).

Trouver la « bonne distance » avec le public est un enjeu commun aux métiers de contact, en particulier, ceux dont la mission consiste à prendre en charge des publics démunis ou vulnérables (infirmières, travailleurs sociaux, militants) (Weller, 2002 : 83). Le « stress relationnel » s’installe quand le professionnel ne trouve pas les moyens de produire une frontière sécurisante avec ses destinataires. En soulignant les inconvénients d’explications qui privilégient soit les dispositions de l’individu, soit les conditions de travail, J.-M. Weller propose de penser l’individu et l’organisation ensemble : « dès lors, l’objet de la recherche ne porte plus sur le sujet, ni sur l’organisation, mais sur le système cognitif fonctionnel qui définit les termes mêmes de leur agencement » (Weller, 2002 : 91). Une telle approche s’appuie sur le concept de « genre professionnel » (Clot, 1999) et sur la théorie de la « cognition distribuée » (Hutchins, 1994). Dans son activité, le travailleur « équipé » compte, d’un côté, sur un réseau de pratiques collectives, qui définissent les problèmes à traiter et permettent l’échange entre les participants, et, d’un autre côté, sur un réseau composite de personnes et d’objets (machines, documents, espaces, etc.).

Nos observations sur le travail des animateurs de chat érotique montrent que, loin d’être une activité solitaire, comme le laisse croire l’organisation du dispositif technique de médiation, qui permet un dialogue privé avec chaque client, l’animation est une activité d’équipe, telle une opération chirurgicale, dans laquelle, à l’instar des chirurgiens en chef, les animateurs assument aussi la fonction de commentateurs (Goffman, 2002 : 86). Comme le remarque Jean-Marc Weller à propos de l’association d’accueil des malades de sida, il est important pour le professionnel de pouvoir « se référer à un collectif, à un ‘nous’ que le professionnel peut revendiquer (…) et qui revoie à un corps de pratiques et de pensées constituées précisant la place et l’identité de celui qui reçoit et de celui qui est reçu » (Weller, 2002 : 94).

A partir du double engagement des animateurs — dans les interactions en ligne et dans les interactions entre pairs — on peut alors aussi rendre compte d’autre formes d’engagement / désengagement, dans la carrière d’animateur en particulier, comme le suggère Goffman dans les dernières lignes de son chapitre sur le détachement : « Dès lors que nous concevons comment une conversation réussit ou non à retenir ceux qui y participent, et qu’il est possible d’appliquer la même méthode aux interactions éparpillées, nous disposons d’un guide pour comprendre les autres engagements d’un individu — sa carrière, ses prises de parti politiques, ses liens familiaux — car ceux-ci, quoique plus larges, consistent toujours d’une certaine façon en une récurrence d’interactions de toutes sortes. » (1974 :119-120). Une mise à distance complète du travail équivaut à abandonner le métier pour de bon. Las de cette activité, incapables de continuer à tenir les rôles propres aux interactions en ligne avec les clients, certains animateurs donnent leur démission quand ils trouvent un emploi jugé plus convenable.

En introduisant la distinction goffmanienne entre le rôle et le moi, qui convient parfaitement à la situation d’animation de services pour adultes, on offre finalement une alternative à l’analyse en termes de domination masculine ou d’exploitation (Chaker, 2003). La situation interactionnelle dans laquelle se trouvent les animateurs contient les ressources qui permettent à l’individu de se détacher du rôle qui lui revient. La mise à distance des interactions en ligne rend possible un discours critique relativement à l’activité, qui émerge de l’intérieur de celle-ci.

add_to_photos Notes

[1Je remercie les coordinateurs de ce numéro d’ethnographiques.org et la relectrice externe pour leurs lectures attentives et leurs commentaires qui m’ont permis d’améliorer la qualité de cet article. Je suis très reconnaissante à Dominique Pasquier, ma directrice de thèse, pour m’avoir guidée tout au long de mon parcours doctoral.

[2L’activité d’animation n’est pas une occupation uniquement féminine. Les animateurs sont aussi bien des hommes que des femmes ; si celles-ci sont légèrement plus nombreuses c’est qu’elles sont en Roumanie majoritaires dans les carrières universitaires où l’on recrute les animateurs (philologie, langues modernes). Les services pour adultes en ligne ont une clientèle essentiellement masculine, mais pour le chat et le SMS des hommes sont également employés. Pour les services téléphoniques et le live, où la voix et l’image sont centrales, seules les femmes sont engagées. Ainsi, quand nous utilisons le terme général animateurs nous désignons indistinctement les animateurs et les animatrices. Au singulier, nous utilisons animateur pour désigner un homme, et animatrice-s pour désigner une ou des femmes.

[3Afin de préserver l’anonymat des travailleurs nous utiliserons ici des pseudonymes.

[4Les « fictifs » sont des pseudonymes enregistrés par un même animateur. Un animateur peut animer en utilisant plusieurs fictifs à la fois.

library_books Bibliographie

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Pour citer cet article :

Elena Stoian, 2011. « Au-delà et en-deçà de l’écran. Le double engagement des animateurs de chat rose au travail ». ethnographiques.org, Numéro 23 - décembre 2011
Analyser les présences au travail : visibilités et invisibilités [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Stoian - consulté le 29.03.2024)
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