BEAUBRUN P. Mimerose, 2010. Nan dòmi, le récit d’une initiation vodou

BEAUBRUN P. Mimerose, 2010. Nan dòmi, le récit d’une initiation vodou. La Roque d’Anthéron, Vents d’Ailleurs.


Dans cet ouvrage, Mimerose P. Beaubrun tente de partager avec le lecteur « une pratique du vodou privée, mystique, intérieure » (préface, p.30). Sa rencontre avec le culte haïtien eut lieu lors de recherches ethnologiques sur les lakou, sortes de communautés rurales (p.31). Ce livre n’est cependant pas une analyse anthropologique du vodou mais le récit d’un apprentissage personnel, même s’il est pourtant très souvent fait référence au contexte d’étude qui fut à l’origine de cette expérience. Ainsi, la recherche d’informations sur la pratique du vodou propre à l’anthropologie tend à se confondre avec la quête mystique d’une pratique cultuelle. Il est donc très difficile de cerner dans quel registre le discours de l’auteure se situe. Ce commentaire critique vise donc à situer le texte de Mimerose P. Beaubrun, c’est-à-dire de proposer une façon de l’aborder qui permettrait de contribuer à une réflexion proprement anthropologique sur le vodou.

Tout au long des dix-neuf chapitres, le lecteur suit l’apprentissage laborieux de Mimerose P. Beaubrun dans le monde complexe du nan dòmi. Ce terme, qui est au cœur de l’ouvrage, renvoie à un état que l’auteure définit comme un « état de rêve », une « deuxième attention » faisant accéder à une « autre conscience » (p.32). À l’origine de ce cheminement, il y a Tante Tansia, personnage charismatique décrit comme une femme « âgée de cent dix-huit ans » (p.43), pleine d’entrain mais au caractère rude. Celle-ci fait vivre à l’auteure tout une série d’épreuves et d’expériences surnaturelles dont les descriptions abondent (pp. 65-66, 85-89 et 141-144). Un exemple permettra d’en saisir la teneur :

« Je chantai avec elle [Tante Tansia]. L’air de cette chanson me rappelait une berceuse. Nous étions assises l’une en face de l’autre dans la pénombre. Je ne peux pas dire combien de temps il nous a fallu pour entrer en concentration. Mais à un moment, j’avais seulement conscience de marcher dans un lieu où tout était coloré de mauve » (p. 124).



Ces passages sont complétés par des souvenirs d’enfance de l’auteure, comme celui qui relate son ancienne habitude de manger chez sa voisine (pp. 90-91), mais également des histoires transmises par l’initiatrice (pp. 256-257 et 258-262). Ce livre remplit donc le but annoncé dans la préface de Madison Smartt Bell, laquelle, malgré une tendance à l’emphase, donne d’intéressantes informations de contextualisation sur l’ouvrage et son auteure. Il est notamment expliqué que « Mimerose “Manzè” Beaubrun est membre fondateur de Boukman Eksperyans [...] avec son mari Theodore “Lòlò” Beaubrun » (p. 27), ce groupe de musique haïtienne étant l’un des plus connus en dehors de l’île. Le parcours scolaire qu’elle suivit en Haïti est également décrit et permet de situer l’écrivaine haïtienne parmi les classes aisées de sa société (p. 28).

Si l’on revient au contenu, on constate que le caractère non distancié du rapport au vodou distingue radicalement ce récit des écrits anthropologiques à ce sujet, tels que ceux d’Alfred Métraux (1958), de Laënnec Hurbon (1988) ou de Karen Mac Carthy-Brown (2001). Sa forme autobiographique l’éloigne d’autres ouvrages tels que ceux de Maya Deren (1953) ou de Milo Rigaud (1953, 1974), mais son contenu parfois ésotérique constitue néanmoins un point commun avec ceux-ci.

À la différence de Karen Mac Carthy-Brown qui, dans Mama Lola (2001), consacre un chapitre à narrer à la troisième personne sa propre initiation au vodou en Haïti, Mimerose P. Beaubrun détaille son parcours à la première personne tout au long de son ouvrage. Ainsi, à la fois la forme et le contenu amènent à rapprocher ce texte, non pas de la littérature sur le vodou, mais plutôt de la série de livres écrite par Carlos Castaneda sur des pratiques magico-religieuses mexicaines (1985, 1999 et 2007).

Pour ce qui est de la forme, c’est la mise en avant de l’expérience subjective du surnaturel et l’organisation chronologique du récit qui évoquent une ressemblance entre les deux œuvres. Quant au contenu, la narration que l’auteure fait de son apprentissage du vodou se rapproche de la quête de visions de l’écrivain américano-péruvien. Dans les deux cas, le rêve est considéré comme une technique à maîtriser pour agir dans un monde parallèle peuplé d’êtres surnaturels. On notera également que l’enseignement est dispensé par un personnage au charisme prononcé, dont l’une des injonctions est de nouer des liens avec “son allié”, c’est-à-dire l’esprit protecteur de l’apprenti. Cet “exercice” est étroitement lié à la quête de vision, comme nous l’apprennent ces mots de Tante Tansia :

« […] tu as rêvé, tu viens de voir ton allié. […] le fait de te sauver apporte la preuve que tu n’es pas prête à entreprendre le combat contre ton allié. Or, coûte que coûte, tu dois le vaincre ; c’est alors seulement qu’il consentira à te servir et il t’ouvrira la porte de son mystère » (pp. 58-59).



Ces éléments sont importants car ils éloignent le témoignage de Mimerose P. Beaubrun des propos habituellement tenus par les pratiquants vodou (initiés ou non). Ceci est évoqué par l’auteure elle-même lorsqu’elle rapporte ces propos adressés à son initiatrice : « Tu évites aussi de parler du vodou. Tu n’utilises jamais les mêmes termes que les autres sèvitè [pratiquants]. Mais où est le vodou dans ce que tu fais et que tu m’apprends ? » (p. 224). Mais, malgré cette remarque isolée, la narratrice s’approprie cet enseignement du vodou propre à Tante Tansia.

Le dernier point de comparaison avec Carlos Castaneda fait apparaître une différence relativement importante, il s’agit du statut du texte par rapport aux productions académiques des auteurs. Alors que le premier insère ses ouvrages dans ses écrits anthropologiques, et défend une posture littéraire dans le champ scientifique, Mimerose P. Beaubrun dissocie l’écriture de Nan dòmi de ses productions universitaires. Elle fait référence à ses recherches plusieurs fois dans le texte (pp. 170, 181 et 215), notamment pour contextualiser sa motivation à comprendre le vodou, mais son livre n’a pas prétention à être un écrit scientifique. Ce texte aurait plutôt vocation à « transmettre sur du papier imprimé […] l’enseignement de Tante Tansia » (p. 279) : à partir d’une expérience qui commença au cœur d’un travail ethnographique, elle en vient à simplement rapporter l’histoire qu’elle a vécue.

La volonté de transmission qu’elle évoque dénote sa position de médiation entre des univers culturels différents. En tant qu’auteure issue d’un milieu intellectuel haïtien, elle fait partager son expérience du vodou à des personnes ne connaissant pas ce culte, faisant le lien entre une population pratiquante non-scolarisée et une population non-pratiquante, potentiellement scolarisée. Par ailleurs, elle est la chanteuse du groupe « Boukman Eksperyans » ; elle diffuse auprès d’un public autant américain (p. 265) qu’africain (p. 136) une conception du vodou haïtien, en utilisant des chants et des rythmes qui en sont issus, dans ses propres productions musicales.

Mais, en transmettant, Mimerose P. Beaubrun opère une traduction, c’est-à-dire qu’elle s’approprie les termes ou les musiques qu’elle rencontre lors de son expérience, les reformule, puis les diffuse. Ainsi, d’une part, le vodou dont parle l’auteure n’est pas le vodou mais un vodou et, d’autre part, ce n’est pas n’importe quel vodou mais celui de Tante Tansia qu’elle s’approprie avec ses propres termes.

Par conséquent, je proposerais de considérer cet ouvrage comme un texte émique, c’est-à-dire comme une production littéraire, produite par une intellectuelle haïtienne, pouvant constituer un matériau ethnographique utile à l’étude de la pratique actuelle du vodou haïtien. Cette idée s’appuie sur la prise en compte de la posture participative et même revendicative de l’auteure à propos du vodou (p. 160) ; présentant ce culte à la fois comme une base de “la culture” haïtienne et comme une religion universaliste praticable par tous (p. 247). Cette manière de le penser s’inscrit précisément dans les discours actuels tenus par une certaine partie des pratiquants, qu’ils cherchent à diffuser dans de multiples médias. Au même tire que les interventions télévisées des prêtresses Belles Déesses sur des chaînes canadiennes (voir la vidéo) ou que les sites internet de différentes associations vodou (KNVA, ZANTRAY), le livre de Mimerose P. Beaubrun constitue une source de diffusion à une échelle globale d’un vodou prétendant simultanément à l’authenticité nationaliste et à l’universalité de sa pratique.

library_books Bibliographie

CASTANEDA Carlos, 1999 (1968). L’herbe du diable et la petite fumée, Une voie yaqui de la connaissance. Paris, 10/18.

CASTANEDA Carlos, 1985 (1971). Voir, Les enseignements d’un sorcier yaqui. Paris, Gallimard.

CASTANEDA Carlos, 2007 (1972). Le voyage à Ixtlan, Les leçons de Don Juan. Paris, Gallimard.

DEREN Maya, 1953. Divine horsemen, the living Gods of Haïti. London, New-York, Thames & Hudson.

HURBON Laënnec, 1988. Le barbare imaginaire. Paris, Les Éditions du Cerf.

MC CARTHY BROWN Karen, 2001 (1991). Mama Lola, a Vodou priestess in Brooklyn. Berkeley and Los Angeles, California, University of California Press.

METRAUX Alfred, 1958. Le vaudou haïtien. Paris, Gallimard.

RIGAUD Milo, 1953. La tradition voudoo et le voudoo haïtien : son temple, ses mystères, sa magie. (Photographies d’Odette Mennesson-Rigaud). Paris, Niclaus.

RIGAUD Milo, 1974. Vè-vè. Diagrammes rituels du vaudou. New-York, French and European Publications.

Pour citer cet article :

Hadrien Munier, 2011. « BEAUBRUN P. Mimerose, 2010. Nan dòmi, le récit d’une initiation vodou ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Munier - consulté le 29.03.2024)
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