Un rendez-vous parmi d’autres.
Ce que le jeu sur internet nous apprend du travail contemporain

Résumé

Que peut nous apprendre l’essor des « jeux de rendez-vous » sur le travail contemporain et les collectifs qui s’y inventent ? Si le jeu peut constituer un bon analyseur du travail, c’est que l’intrication de ces deux activités ne se résume pas aux deux interprétations courantes, qui voient dans le jeu un divertissement ou un entraînement. En partant d’entretiens menés avec des joueurs d’un jeu en ligne sur internet, on montre que la forme prise par la pratique de jeu varie selon l’activité de travail où elle s’insère, en particulier selon la présence ou non d’une situation de multi-activité, où se multiplient les communications à distance et les sollicitations hétérogènes dans le cours de l’activité. Le jeu donne ainsi à voir le travail déployé pour maintenir une cohérence de l’activité dans les contextes professionnels, plus nombreux aujourd’hui, où les temps sont individualisés, les arrangements techniques, laissés à la responsabilité du travailleur, et les sollicitations hétérogènes. On comprend aussi que s’y développent des nouvelles formes de sociabilités essentiellement basées sur le partage de rythmes.

Abstract

What can we learn about contemporary work and its collective forms of sociability from the rise of ‘rendez-vous’ games on Internet ? Games can be useful tools for analyzing work on the condition that our understanding of the encounters between of these two types of activity is not limited to a common-sense interpretation in which games represent at worst a simple form of entertainment, at best, training for something more serious. On the basis of interviews with players of an online game, we show that forms of play vary with the work activity with which they are associated, and especially, on the presence or absencce of multi-activity, where interactions at a distance and heterogeneous solicitations occupy an important place. Examing gaming pratice during breaks enables us to see how employees manage to maintain the consistency of their activities in such professional contexts, and to understand the developing of new forms of sociability based mainly on shared life/work rhythms.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Les activités menées pendant les pauses au travail ne sont d’ordinaire guère examinées (Elhadad et Quérouil, 1981 ; Monjaret, 1996 ; Banville, 2001 ; Boutet, 2004). Elles sont volontiers considérées comme secondaires, aussi bien par les sociologues que par les travailleurs. La sociologie du travail accorde en effet la primauté au temps dit « de travail », issu des négociations collectives et conçu comme une durée délimitée par des horaires. De plus, l’association est fréquente, dans la littérature, entre les « temps morts », les « relâches » et le « freinage » [1], qui est au cœur de la légitimation des méthodes dites d’« organisation scientifique du travail » que les sociologues, depuis G. Friedmann, n’ont eu de cesse de combattre. Au cours d’une ethnographie nourrie de son expérience du travail ouvrier, N. Hatzfeld constate ainsi que son premier mouvement est de ne rien noter sur son journal de terrain pendant la pause. Il relève l’importance ici d’une posture morale soucieuse de ne pas montrer ce moment de relâchement, où le travailleur ne chercherait plus à faire bonne figure (Hatzfeld, 2002).

Les pauses ne sont pourtant pas sans importance pour l’objet même de la sociologie du travail : la pause partagée est l’un des espaces où s’éprouve le collectif. Dans les conversations entre collègues s’élaborent des façons de parler du travail que le sociologue recueillera en entretien (Lojkine, 1994). Enfin, ces espaces de rencontre sont essentiels à la genèse et à la dynamique des mouvements sociaux, telle l’occupation d’usine décrite dans L’établi (Linhart, 1978). A ces arguments, ajoutons avec les ergonomes que le tissage des temps – même le temps infime d’un regard, et a fortiori d’une conversation – est un tissage du sens (Teiger, 1995). L’affaiblissement aujourd’hui du modèle de la pause collective obligatoire, ainsi que le développement des techniques de la communication à distance, incitent à examiner à nouveaux frais les activités menées pendant les pauses. Elles peuvent constituer un précieux analyseur de ces changements, en aidant à documenter la manière dont les travailleurs construisent le sens de ces situations nouvelles et s’engagent aujourd’hui dans leur travail.

Nous proposons d’aborder en ce sens le jeu sur internet au travail. Que donnent à voir du travail ces pratiques discrètes, à la fois invisibles et observables ? En nous appuyant sur la revisite d’un terrain d’enquête, le jeu en ligne « Mountyhall, la terre des trõlls » et la réalisation de 21 entretiens auprès de personnes jouant depuis leur lieu de travail, nous allons montrer que la discrétion des jeux menés sur internet depuis le travail est à la fois un élément de leur intégration au sein des temps de travail et de ses formats, et un produit de celle-ci [2]. En effet, cette discrétion s’inscrit dans les temps de travail, à travers d’une part les pauses – et le regard des collègues qui se fait alors moins incisif, et d’autre part parfois la multiplicité des choses à faire – et la relative indifférence des collègues aux détails d’une activité qui semble alors naturellement dispersée.

Nous commençons par préciser l’objet de notre étude, au croisement du travail et du jeu, avant de présenter notre terrain et notre méthode d’enquête. Puis nous discutons les deux hypothèses les plus courantes, qui voient le jeu au travail soit comme un divertissement soit comme un entraînement. Enfin, nous décrivons les deux grands types d’articulation entre jeu et travail que nous avons observées.

Une forme sociale : les rendez-vous à distance

Suivant une approche « formelle » au sens de G. Simmel (Simmel, 1981 : 128), nous allons centrer l’analyse sur les actions réciproques, en mettant à l’arrière-plan les contenus des activités – de l’activité de jeu comme de l’activité de travail. Cela va nous conduire à mettre en évidence l’importance d’une structure temporelle particulière, le « rendez-vous ».

L’importance des temps de l’activité pour l’analyse du travail est soulignée par des synthèses récentes (Bidet, 2008 ; Sennett, 2010 ; Rosa, 2010). Cet intérêt est partagé par les rares travaux menés sur les coulisses au travail, de Bozon et Lemel (1989) jusqu’à Pruvost (2011 : 161) : « Plus qu’un espace proprement dit, les coulisses constituent un moment qui permet de s’extraire de la scène du travail – sachant qu’à chaque instant elles peuvent laisser la place à la scène du travail : il suffit qu’un intrus entre ». L’attention aux temporalités nous conduit ici dans une exploration qui n’est ni celle des jeux, ni celle du travail, mais celle de leurs croisements. Nous repérons ainsi une nouvelle figure du travail, de même que E. C. Hughes a pu être amené à thématiser de façon générique l’erreur professionnelle ou le sale boulot (Hughes, 1996). L’approche « écologique » qu’il défendait déjà est naturaliste, au sens où elle invite à ne pas se contenter des discours sur la profession, mais à explorer les appuis matériels et moraux du travail en train de se faire (Bidet, 2008). C’est en ce sens aussi que les figures du travail que nous allons décrire sont contemporaines ; nous ne voulons pas dire qu’elles concernent toutes les situations de travail, mais qu’elles ne peuvent se développer qu’avec les opportunités ouvertes par l’accès à un équipement de plus en plus ordinaire aujourd’hui : la communication à distance permise par la connexion à internet. Pour autant, elles ne sont pas associées à une interface particulière – des outils assez différents peuvent être mobilisés, tels le mail, la messagerie instantanée ou encore le forum internet. Par ce questionnement, nous nous inscrivons dans l’étude de la « multi-activité » au travail, et plus largement dans le prolongement des travaux qui soulignent le caractère plus qualitatif que quantitatif des transformations du travail contemporain : « Les phénomènes mis en exergue ne pointent plus tant une quantité de force, une somme d’efforts, une charge mesurable, qu’un trait essentiellement qualitatif et tendanciel : dans un nombre croissant de secteurs, les personnes sont confrontées, de façon quasi permanente, à des sollicitations concurrentes et simultanées, donc à la nécessité d’articuler en situation des engagements hétérogènes » (Bidet, 2011b).

Dans le domaine du travail, le rendez-vous est une forme sociale ordinaire, une façon de gérer les emplois du temps communs, aussi bien entre salariés qu’avec des clients ou d’autres intervenants : les personnes se rencontrent ponctuellement pour se coordonner ou se mettre d’accord, tandis qu’entre ces rencontres elles travaillent pour faire avancer les dossiers communs. Néanmoins, le développement des rendez-vous à distance – fortement soutenu par la diffusion d’internet, demanderait à être exploré. Alors que le « rendez-vous » classique est une rencontre publique, le rendez-vous à distance est au contraire à la fois plus discret et plus fréquent. Le travailleur s’attend alors à être interrompu, et une dimension qualitative du travail se développe, la préoccupation, qui est ordinairement très difficile à observer (Licoppe, 2008).

Dans le domaine ludique, en revanche, l’introduction du « rendez-vous » est récente et associée à internet. Dans ces jeux, que nous proposons d’appeler des « jeux de rendez-vous », il y a un moment précis pour se connecter, où l’on prend des décisions, et dont les suites se déploient dans le monde virtuel au-delà du moment de connexion. Ainsi, dans le jeu Farmville de l’éditeur Zynga diffusé sur Facebook, il faut se connecter pour planter un champ, qui va ensuite pousser pendant que le joueur n’est pas connecté, mais celui-ci doit revenir pour la récolte une fois le champ arrivé à maturité : s’il attend trop longtemps, les plantes pourrissent sur pieds. De même, à Mountyhall, l’avatar du joueur reste toujours en ligne. Une fois ses points d’action dépensés, il ne peut plus agir avant sa prochaine « date limite d’action » (DLA), mais il peut toujours être attaqué, soigné, etc. Cette forme ludique du « rendez-vous », de diffusion récente, tranche avec la forme jusque là plus courante dans le domaine des jeux vidéo, qui mêle immersion et interactivité, et dans laquelle le joueur, couplé à la machine, dépense son temps de façon extensive en évoluant dans un espace d’épreuves. Si les « jeux de rendez-vous » sont peu interactifs, le ludique réside ailleurs : l’essentiel n’est pas d’être devant l’écran, mais au rendez-vous. Ainsi ces jeux peuvent être, pour ceux qui les pratiquent, une manière originale de jouer avec leur vie et ses contraintes.

Terrain et méthode d’enquête

Au cours d’un travail antérieur, nous avions parcouru systématiquement l’espace social en ligne du jeu « Mountyhall, la terre des trõlls », en quête de la façon dont les participants s’y orientent, c’est-à-dire trouvent des repères et déterminent des directions, s’organisent et aménagent leur territoire (Boutet, 2008). La question du jeu au travail nous a amenés à opérer une revisite ciblée, qui a bénéficié de la confiance déjà établie avec les enquêtés, tous joueurs de Mountyhall, et recrutés sur les forums du jeu. Cette démarche a permis de limiter les réticences face à un sujet délicat : presque tous les répondants savaient que nous avions déjà enquêté auparavant sur ce jeu, notamment grâce aux articles écrits pour la gazette du jeu. D’autres tentatives de recrutement, par d’autres moyens et dans d’autres espaces, n’ont pas abouti à des séries exploitables, quoiqu’elles aient complété la phase exploratoire. Nous avons ainsi réalisé 21 entretiens menés avec des joueurs âgés de vingt-cinq à trente-cinq ans qui utilisent internet dans le cadre de leur activité professionnelle, et à qui il arrive de jouer au travail. Si l’analyse des forums avait permis de comprendre les conventions partagées, les normes et les « principes d’orientation » qui organisent la vie sociale en ligne (Boutet, 2008), le recours aux entretiens visait plutôt une description aussi précise que possible de l’écologie de la pratique de jeu au travail. De prime abord, ils peuvent ne pas sembler la méthode la plus adaptée (Borzeix, 2001). Mais le jeu ayant la particularité d’être une activité dotée de règles, les joueurs disposent d’un vocabulaire qui permet de décrire le détail de leur pratique – et non seulement ses buts. Pour l’exploiter, il faut comprendre ce vocabulaire, mais aussi prendre du recul par rapport à son usage indigène, autrement dit le problématiser.

Le cadre partagé à Mountyhall peut être présenté rapidement à partir du vocabulaire des joueurs. Chacun joue un « trõll » (personnage) qui se déplace « dans les souterrains du Hall » (sur le terrain de jeu) « de caverne en caverne » (de case en case, chaque case étant repérée par ses coordonnées). Un « trõll » chasse des « monstres » (animés par le serveur de jeu), peut provoquer en duel d’autres « trõlls » (joués par d’autres joueurs), et gagner en « expérience » (des points, qui déterminent son « niveau ») au fil des combats. Il ramasse et troque des « trésors », et s’équipe notamment d’armes et d’armures. Le thème est donc classique : il s’agit de survivre dans un univers hostile. L’activité de jeu donne lieu à deux types de regroupements : des « groupes de chasse » (équipes de quatre à six personnages) ; et des « guildes » (alliances d’une vingtaine de membres en moyenne). Une « guilde » a un nom, qui apparaît dans la « vue » à côté du nom du personnage ; elle dispose le plus souvent de son site web, et d’un lieu de discussion réservé aux membres, souvent sous la forme d’un forum web (Boutet, 2008).

Quatre expressions désignent des arrangements temporels distincts – autrement dit quatre types de rendez-vous : « jouer sa DLA », « jouer en cumul », « se coordonner » et « organiser un cumul ». Du vocabulaire des enquêtés, on peut ainsi inférer s’ils prévoient, planifient, et s’entendent ou non avec leurs partenaires sur leurs moments de jeu et les actions à réaliser, ainsi que le degré de contrainte qu’ils s’imposent. Précisons avant tout que, dans Mountyhall, chaque joueur joue un personnage qui dispose de six points d’action toutes les dix à quatorze heures [3]. Au début d’un tour, le compteur de points d’action revient à six, et les points d’action qui restaient éventuellement non utilisés du tour précédent sont perdus. Les actions font effet au moment où elles sont jouées : il y a donc un mélange de « temps réel » au moment où l’on joue, et de « temps différé » lorsque le joueur attend son prochain tour. Ce dispositif se trouve mis en œuvre de quatre façons, deux étant solitaires, et deux plutôt en équipe. La moins contraignante consiste à « jouer sa DLA », c’est-à-dire à « jouer son tour » à un moment quelconque avant sa « date limite d’action ». L’autre possibilité individuelle est de « jouer en cumul » ou « cumuler », c’est-à-dire juste avant sa « date limite d’action » puis juste après, donc à jouer douze points dans un court laps de temps, ce qui procure un avantage tactique sur les adversaires. En jouant en équipe, un avantage tactique comparable est obtenu en « se coordonnant » : les équipiers jouent alors au même moment, et éventuellement selon certains enchaînements. Enfin, une équipe peut aussi « organiser un cumul », c’est-à-dire « se coordonner » tout en jouant « en cumul ».

Or si les règles de Mountyhall se prêtent à plusieurs façons de jouer, toutes ne sont pas pratiquées au travail. Ainsi, que le jeu ne soit pas réduit à une seule formule facilite les comparaisons : nous pouvons tenter de comprendre pourquoi des façons de jouer spécifiques sont attachées à certains contextes. Ce trait correspond à l’une des caractéristiques de ce jeu francophone franco-belge gratuit créé en 2001, conçu, maintenu et animé par des bénévoles. Il est alimenté par les dons des joueurs, les revenus publicitaires du site, et la vente de « goodies », et géré par une association sans but lucratif : pratiqué par seulement onze mille participants, ce n’est pas un produit industriel. Marginal par rapport aux grandes productions, il a par contre la richesse des bricolages de ses participants (Boutet, 2010), et de leurs expérimentations sur ce qu’est un jeu et les façons de vivre avec. Son public comprend notamment d’anciens pratiquants de jeux de société, jeux de rôle ou jeux vidéo qui cherchent à poursuivre cette activité de jeu alors qu’ils s’engagent dans leur premier emploi ou dans une vie familiale (Boutet, 2006).

Avant d’explorer les arrangements concrets élaborés par nos enquêtés, examinons les deux hypothèses les plus fréquemment avancées quant au rapport entre jeu et travail.

Le jeu au travail, divertissement ou entraînement ?

Les hypothèses les plus courantes quant à l’articulation du jeu au travail voient le jeu soit comme un divertissement soit comme un entraînement. Le problème n’est pas qu’elles soient fausses. On peut les attester, mais elles ne rendent compte que de cas particuliers. De là la nécessité, pour comprendre la place du jeu au travail, d’examiner plutôt les arrangements concrets auxquels il donne lieu [4].

La première hypothèse est celle du jeu comme divertissement. L’activité de travail et l’activité de jeu seraient étrangères l’une à l’autre, que l’on comprenne le jeu comme un « petit profit du travail salarié » (Bozon, Lemel, 1989), comme « relaxation et stimulant » (Broadbent, 2011 : 113), ou comme ce qui aide à durer, et à endurer un travail en lui-même inintéressant (Burawoy, 2008). Cette hypothèse rejoint des motifs avancés par nos enquêtés. Ainsi, ce chercheur en biologie, relativement libre d’organiser son temps, et pour qui le jeu est un petit profit d’un travail par ailleurs très prenant. Ou ce maquettiste qui corrige des épreuves pendant de longues heures de travail solitaire, et à qui quelques pauses ludiques permettent de tenir. Pour autant, le jeu n’est pas corrélé dans nos entretiens avec un désintérêt pour le travail. Quand ce désintérêt surgit, il conduit plutôt vers d’autres activités que le jeu. L’un de nos enquêtés a ainsi cessé de jouer au travail suite à un changement de poste. Ayant choisi de partir en province pour des raisons familiales, il rapporte que son nouveau travail l’intéresse moins, et qu’il a renoué avec la pause café avec ses collègues, dont la durée, explique-t-il, est plus extensible. Ensuite, comme cela apparaît déjà dans cet exemple, certains enquêtés font plutôt du jeu une discipline des temps de relâche, en s’appuyant sur leur règle : une fois les points d’action joués, pas d’autre choix que d’attendre. L’un des enquêtés, chef de projet développant des logiciels financiers en backoffice dans une banque parisienne, ne prend pas d’autre pause dans la journée, si l’on excepte un sandwich le midi sur les lieux. En se couchant le soir, il réfléchit au moment où il va pouvoir jouer le lendemain matin. La pratique du jeu au travail semble donc plutôt associée à un engagement dans le travail lui-même.

La seconde hypothèse est celle du jeu comme entraînement. Les temps de pause constitueraient des coulisses où s’entraîner, et en particulier s’essayer à de nouvelles formes de communication dans un contexte tolérant à l’erreur. Jeu et travail seraient alors en totale continuité. De même que des salariés, dans les années 1980, bidouillaient chez eux leur ordinateur professionnel, forgeant ainsi sur leur temps libre des compétences productives, les activités de jeu sur internet au travail constitueraient des espaces où expérimenter, et ainsi élaborer, des compétences ajustées aux écologies informationnelles souvent complexes du travail contemporain. Dans des contextes où les sollicitations sont nombreuses et où de multiples activités hétérogènes sont à mener de front, jouer consiste en effet à s’ajouter de nouvelles contraintes. Nos enquêtés mentionnent cette continuité entre jeu et travail. Citons cette documentaliste : « déjà une partie de mes collègues sont des ludothécaires, donc le jeu fait partie de la pratique professionnelle » ; elle utilise également des jeux pour initier les jeunes enfants à internet. Un jeune cadre déclare, quant à lui, acquérir comme « chef de guilde » une expérience d’animation utile dans son travail. Pour autant, le jeu au travail fait l’objet de peu d’expérimentations de la part de nos enquêtés. Une fois trouvée une façon de jouer jugée satisfaisante, ils s’y tiennent.

Au final, aucune des deux hypothèses n’est infirmée par notre corpus d’entretiens, même si chacune a ses contre-exemples. Elles semblent ainsi constituer des cas particuliers, ne permettant pas de décrire précisément les dynamiques à l’œuvre. Cette indétermination est aussi pointée par les travaux sur les coulisses au travail : « Parce que les coulisses impliquent une suspension partielle ou totale de l’activité de travail, elles ne recouvrent en effet pas exactement la différence entre niveaux de conception et d’exécution, entre travail réel et travail prescrit, entre formel et informel, mise au jour par la sociologie des organisations, du travail et l’ergonomie qui pointent la relative autonomie dont disposent les travailleurs » (Pruvost, 2011 : 159). La limite commune aux hypothèses courantes est finalement de vouloir articuler trop mécaniquement le contenu du travail et celui d’un « hors travail », alors que leur cohabitation repose principalement sur un accord de leurs formes. Pour comprendre ces formes prises par l’activité de jeu au travail, et la façon dont elle s’insère dans l’écologie concrète du lieu de travail, il faut alors dépasser l’énoncé des motifs, les buts affichés (souvent thématisés pour la première fois lors de l’entretien, tant ils le sont rarement avec les collègues ou les partenaires de jeu), et porter attention aux circonstances dans lesquelles on joue. Ainsi, on peut examiner ce qui se partage effectivement dans l’activité de jeu et ce qu’elle nous dit ce faisant du travail.

Circonstances et rythmicité : ce que nous partageons

Une première observation s’impose : l’activité de jeu des enquêtés, depuis les buts poursuivis jusqu’à la façon de s’organiser, est entièrement ajustée à leur activité de travail. Le jeu, de même que la façon d’y jouer, n’est pas d’abord choisi par goût, mais selon ce qui apparaît possible. Plusieurs d’entre eux expliquent ainsi qu’ils préfèrent jouer contre d’autres joueurs, mais que cette façon de jouer est trop contraignante : il faut être très réactif et c’est le domaine des « cumuls ». Leur travail leur permet de « jouer leur DLA », mais difficilement plus. Tous ont ainsi des petites histoires, qui narrent un impondérable du travail – typiquement un supérieur hiérarchique qui les convoque – ayant fait échouer une tentative de « jouer en cumul » ou de « se cordonner ». Guerres et duels sont des façons de jouer qui apparaissent inaccessibles ; les joueurs jouant depuis le travail pratiquent plutôt la chasse, la cueillette, l’artisanat ou le commerce.

Les forums du jeu nous renseignent aussi sur ces contraintes (Figure 1) : les participants y discutent du jeu depuis leur lieu de travail et en évoquent les conditions pratiques – ne pas pouvoir installer de logiciel ou ne pas avoir accès au site par exemple. Des réponses au filtrage d’internet mis en place par des entreprises et des administrations sont proposées. Les adresses alternatives (proxy) permettent de tromper les filtres par adresse. Pour contourner aussi les filtres par mots clés, des adresses alternatives enlèvent des pages du jeu les mots tels que « game » ou « jouer ». Lorsqu’il n’est pas possible d’installer de logiciel, une clé usb pré-installée permet d’utiliser navigateur web et autres outils, dont une interface de jeu déguisée en tableau Excel – le « pack Camouflage » créé par Adam (Figure 2).

Figure 1. Comme le montre cet exemple, les forums sont un espace de discussion des aspects les plus génériques de la pratique. Ici les outils que les joueurs mettent en place pour jouer au travail témoignent d’un arbitrage clair. D’un côté, tous les éléments ostensibles de la pratique de jeu sont gommés : les graphismes, le son, la nécessité d’une installation… D’un autre côté, les joueurs se ménagent le confort d’une circulation aisée sur l’espace social du jeu, au moyen de bases de données et d’outils de recherche.

Les contraintes techniques sont ainsi contournées, mais pas les interdictions franches. Et si les travailleurs contournent les premières, c’est d’abord pour pouvoir travailler. Le filtrage d’internet crée en effet bien souvent des problèmes dans le travail lui-même, tels des difficultés d’accès à certaines informations, alors que la veille informationnelle tend aujourd’hui à utiliser les moyens de communication les plus récents, souvent étiquetés à tort comme relevant des « loisirs » : blogs techniques, microblogging d’experts (twitter), forums professionnels non institutionnels, etc. On retrouve ici, dans le domaine des moyens de communication, un phénomène mis en évidence de longue date par la sociologie du travail : la méconnaissance, chez les organisateurs, du travail réel des salariés, donc de ce qui leur permet d’accomplir effectivement leurs tâches. Cette tension amène certains enquêtés à pointer la contradiction entre le contrôle opéré sur leur temps et leur évaluation par objectifs. Les contournements observés sont donc surtout un effet secondaire du hiatus fréquent entre les politiques d’accès intégrées aux infrastructures et l’organisation du travail.

Figure 2. Lorsque l’écran est visible des collègues, la discrétion de la pratique peut passer par un « camouflage » des traits les plus ostensibles de l’interface. Autrement dit, l’apparence par défaut, représentée en haut, peut être modifiée. Dans l’exemple en bas, elle ressemble à une feuille de tableur, et s’intègre ainsi aux fenêtres qui l’entourent. D’autres joueurs adoptent la sobriété d’une page blanche et sans images.

Une autre contrainte est celle des collègues de travail. Si l’activité de jeu se fait discrète, c’est ainsi d’abord vis-à-vis d’eux, plus que de la hiérarchie. Et la dissimulation ne suffit pas, comme l’illustrent les limites du « pack Camouflage » (Figure 2), qui ne peut faire illusion que si le salarié utilise au quotidien un tableur dans son travail. Et lorsque ses collègues ont l’habitude d’Excel, ils repèrent d’un coup d’œil les anomalies. La discrétion de l’activité de jeu engage plutôt deux autres facteurs : d’une part, l’orientation de l’écran et la position relative des collègues, qui sont communément prises en compte ; d’autre part, les moments où l’on joue. Si les enquêtés jouent sur internet depuis leur lieu de travail, force est de constater qu’ils ne jouent pas avec leurs collègues. Il s’agit au contraire de petits moments solitaires, loin des parties en réseau entre collègues décrites dans d’autres enquêtes (Weinberger, 2003), et de l’ambiance du jeu, que l’on peut décrire depuis l’espace en ligne comme une entreprise collective, et parfois créative (Boutet, 2010). Or, vis-à-vis des collègues, l’activité est discrète, et le jeu, tout au plus un sujet à plaisanterie (« tu joues un troll ? »), sauf bien sûr si d’autres y jouent aussi, et en font alors un sujet de conversation. Mais la narration de moments où s’entrecroisent relations en jeu et relations entre collègues montre que les deux registres sont d’ordinaire séparés :

« Donc mon collègue, (…) quand c’était pour la guerre du chaos on se tapait dessus (…) Sur ce coup là, on était mort de rire quand on a commencé à se taper l’un sur l’autre, alors qu’on était dans la même pièce, et qu’il y avait des choses qu’il ne fallait pas qu’on se dise l’un à l’autre. Là vraiment l’IRL… le jeu est passé dans la vie réelle d’une façon… (…) Heureusement on a beaucoup d’humour et on s’est un petit peu dit des trucs sans oublier que le joueur c’est pas le troll »

(Nathalie, documentaliste).

Les collègues connaissent d’autant moins le jeu que l’activité est rarement explicitée. En pratique, elle est en effet moins « négociée » qu’« insérée », en toute discrétion, dans l’emploi du temps individuel. Si les collègues ne sont le plus souvent pas dupes, leur accord reste néanmoins implicite. Ne pas aller prendre la pause café avec les autres est ainsi une manière de signifier que jouer sur internet est sa façon à soi de prendre sa pause. Symétriquement, les joueurs, même quand ils sont partenaires dans le jeu, connaissent très peu de choses de leurs métiers respectifs. Il arrive bien sûr que l’un ou l’autre évoque son travail, et ceux qui jouent longtemps ensemble en ont parfois une petite idée. Mais le seul élément qui transparaît toujours dans l’activité de jeu relève des rythmes quotidiens, car ils sont la trame sur laquelle se coordonner.

Ainsi s’observe un partage des temporalités plutôt que des idées – interobjectif [5] plutôt qu’intersubjectif – qui repose largement sur un régime relationnel particulier au jeu, où les partenaires sont à la fois des équipiers sur lesquels compter, et des gens que l’on connaît peu :

« les rares fois où on a pu aborder des sujets un peu tendus sur la politique, ce genre de trucs, c’est rapidement parti un peu en vrille quoi… (…) tu te rends compte qu’on peut aimer le jeu, mais venir de milieux tout à fait différents, et avoir des sensibilités politiques, ou tout ça, tout à fait différentes et moi je trouve ça assez rassurant »

(Tom, maquettiste).

On trouve là une distance entre partenaires plus grande encore que dans « l’intimité anonyme » déjà bien repérée dans les conversations en ligne (Velkovska, 2002). En ce sens, les relations aux partenaires de jeu ressemblent beaucoup à certaines relations entre collègues (Williams et al, 2006 ; Yee, 2006). Lorsque les partenaires de jeu deviennent plus proches, il arrive bien sûr qu’ils négocient précisément à partir des contraintes de leurs contraintes respectives. Mais ce n’est pas là le régime ordinaire, car cela supposerait de discuter en détail du travail et de ses priorités, au risque de contaminer l’activité de jeu et réciproquement.

Si Mountyhall se prête à être joué au travail, c’est du fait de ses règles, mais aussi et surtout parce qu’il y est alors joué différemment ; bien que le jeu soit dans une certaine mesure une sociabilité « affinitaire », au sens où un thème est partagé, le goût n’intervient ici qu’en second lieu. Insérer le jeu dans le travail amène avant tout à partager avec d’autres une façon de jouer ajustée à sa propre façon de travailler, sans pour autant que les uns connaissent les activités de travail des autres. Pour se coordonner, il faut que les rythmes soient compatibles. On observe ainsi une forme de sociabilité où la participation à un groupe se suffit de concordances de rythmes. Autrement dit, une façon de partager son genre de vie sans avoir besoin d’en discuter le sens.

Si les joueurs s’emploient à insérer le jeu dans leur travail sans transformer celui-ci, nous allons voir que le jeu documente alors aussi le travail lui-même.

Homogénéité ou hétérogénéité de l’activité : deux cas polaires

Nous l’avons déjà relevé : l’écologie informationnelle mise en œuvre pour le jeu est celle du travail (Figure 3). Les joueurs narrent les essais qu’ils ont fait avec tout ce qui était à leur disposition jusqu’à trouver une configuration favorable, mais ils n’expérimentent guère au-delà des moyens de communication disponibles. On observe plutôt localement des « attachements opportunistes », selon l’expression de J. Figeac (2009), où jeu et travail s’appuient sur les mêmes repères. Les décrire nous amène à distinguer au sein de notre corpus deux grandes familles de situations de travail, selon que la temporalité de l’activité de travail est homogène ou hétérogène – ou, pour le dire autrement, selon qu’il y a activité ou multi-activité (Licoppe, 2008). Par exemple, un correcteur de livres ou un professeur de lycée, engagés sur
des plages horaires relativement longues et continues, ont un travail plus
aisément homogène que les professionnels qui doivent gérer en permanence des clients, des tiers ou des collègues. Les salariés peuvent passer d’un contexte à l’autre dans une même journée, par exemple quand un documentaliste travaille en front-office puis en back-office. De même, nous avons interrogé un responsable des aspects environnementaux de projets de construction qui alternait des phases de travail de bureau où il se renseignait sur internet sur les acteurs concernés, avec d’autres phases où il se déplaçait sur le terrain pour les rencontrer, son téléphone devenant alors son principal outil. Il ne jouait pas de la même façon dans les deux situations.

Cette division générale recoupe celle entre travail informationnel et travail communicationnel que repèrent des travaux récents sur les communications informelles entre salariés : « ceux qui étaient insérés dans des échanges purement informatifs ou opérationnels voient leur recours à la technologie s’intensifier et leurs interactions avec les collègues et/ou clients diminuer, lorsque les informations deviennent disponibles sur un support informatique [6], tandis que ceux qui étaient inscrits dans des réseaux de coopération ou de négociation voient, au contraire, les échanges humains s’intensifier avec les nouvelles technologies » (Amossé, Guillemot, Moatty, Rosanvallon, 2010 : 61). Le changement repéré ici tend à creuser le fossé entre ces deux types de situations.

Figure 3. Le jeu n’est pas du travail ; pour autant, il ne mobilise pas non plus ici d’objets caractéristiques du jeu, tels que des joysticks. Le lieu, les objets, les techniques mobilisés pour jouer sont ceux du travail. L’affichage à l’écran n’est pas animé, mais constitué principalement de texte. Souvent, les outils communicationnels utilisés sont ceux du travail : l’internet, les mails, la messagerie instantanée, et parfois le téléphone. L’écologie informationnelle mise en œuvre pour le jeu est donc celle du travail, avec ses rythmes et ses formats.

La première grande famille de situations regroupe celles où s’observe un phénomène de réplication : le dispositif mis en place pour le jeu s’avère similaire à celui existant pour le travail. Ce phénomène est d’autant plus frappant qu’en dehors des contextes de travail, l’activité de jeu donne plutôt lieu à des arrangements complexes d’interfaces et de moyens de communication (Boutet, 2006, 2008, 2010). Or ce qui s’observe ici est au contraire un resserrement de l’activité autour d’un moyen de communication unique, que ce soit la messagerie du jeu, le mail, une messagerie instantanée, un forum, etc. Dans le cas le plus fréquent, il s’agit d’une seconde boîte mail dédiée au jeu, sans notifications, que l’on consulte seulement à des moments bien définis. Certains choisissent aussi d’aller sur internet pour jouer, c’est-à-dire ne recourent à aucune notification – ni message dans leur boîte mail quand il arrive quelque chose à leur personnage, ni messagerie instantanée où leurs partenaires pourraient les solliciter. Tous ces cas correspondent à des activités de travail très homogènes. Le jeu n’apparaît pas alors comme une occasion de la rendre moins homogène, mais comme une façon de s’occuper lorsqu’on décroche, sature, etc. Il est mené en effet pendant les pauses. Relativement aux autres activités pouvant les occuper, il ne prend qu’un temps donné – le temps de jouer ses points d’action – et inscrit le moment furtif de la pause dans une durée – celle du monde en ligne. Il apparaît ainsi bien difficile d’associer les pauses ou le jeu à une analyse qui partirait du caractère intéressant ou inintéressant du travail : non seulement la pause permet d’endurer le travail, dans une économie de soi (Teiger, 1995), mais jeu et travail sont traités par les participants comme deux domaines bien séparés, dont il ne s’agit jamais de remettre en cause le cloisonnement [7].

Le second ensemble de situations observées se caractérise au contraire par une hétérogénéité du travail, une multi-activité, qui traduit la recherche toute particulière par les travailleurs, d’une cohérence de leur travail (Bidet, 2011b) : dans ces situations, ils s’emploient à faire en sorte qu’« une grappe d’activités différentes reste pertinente dans son ensemble » (Datchary, Licoppe, 2007 : 21). Nous observons que le jeu, loin d’être un nouvel ordre de sollicitations, se trouve ainsi intégré aux dispositifs de commensurabilité existants, devenant en quelque sorte une sollicitation parmi d’autres :

« IRC est allumé en permanence… affiché en permanence, avec « windows manager » qui fait qu’y a pas de recouvrement entre les fenêtres. Y’a 5 canals sur lesquels je suis quoi qu’il arrive. 5 à 10 sont ouverts au minimum… à savoir que ça n’a pas un usage… que ludique. C’est 50% ludique, mais… l’usage principal d’IRC c’est un usage professionnel. Je garde contact avec mes anciens, mes anciens collègues, les anciens de ma promo qui sont réunis sur un CHAN [8], ce qui fait que lorsque j’ai une question technique pointue qui pose problème, je peux leur poser la question en direct… et donc tu profites de l’expertise de dizaines de mecs super blindés qui sont à ta disposition »

(Thomas, développeur web en Ruby On Rails).

Les sollicitations en provenance du jeu sont ici traitées comme un canal de communication parmi d’autres. Chez d’autres enquêtés, le même phénomène s’observe, mais à partir des mails : les messages en provenance du jeu sont traités comme un mail parmi d’autres. Autrement dit, et contrairement aux cas précédents où il y avait une réplication (le joueur créant deux boîtes, chacune pour un domaine précis), tous les messages arrivent ici ensemble, sachant que ceux concernant le travail relèvent déjà de registres hétérogènes. Par rapport à d’autres loisirs, le jeu sur internet a ainsi en commun avec ces activités de travail une forme temporelle particulière : celle de sollicitations en pointillés provenant d’ordres relationnels distants, dont on sait qu’ils ont une certaine probabilité de nous surprendre à tel ou tel moment par une sollicitation inattendue [9]. La rythmicité de l’activité de jeu, jusque dans les imprévus qui en font le sel, n’est donc, dans ces situations, qu’une re-présentation stylisée du régime ordinaire d’un travail où, avec la multi-activité, la préoccupation devient la forme routinière de l’anticipation. En résumé, le jeu est non seulement subordonné au travail mais prend sa forme temporelle – ce qui implique un effort spécifique pour choisir le jeu et transformer sa pratique en ce sens.

Si le jeu nous renseigne ainsi sur les modes de présence au travail dans ces écologies, c’est que les travailleurs n’y font pas face à l’hétérogénéité ordinaire de leur travail avec seulement les ressources d’une performance du moment : bricolage et improvisation ne sont pas leurs seules façons de faire face à des sollicitations concurrentes [10]. Dans ces situations marquées par l’hétérogénéité des engagements, s’observe aussi l’élaboration de dispositifs pour gérer des sollicitations multiples, en particulier des dispositifs de commensurabilité, qui mettent en regard – au fil de l’eau et sur le fil – différentes opérations, actions ou activités, et peuvent contribuer à les hiérarchiser (Lahlou, 2000 ; Licoppe, 2008, 2009). Chaque moyen de communication peut bien sûr jouer ce rôle, mais leur multiplication tend à compliquer le problème, puisqu’il est plus facile de classer ‘ses mails’ que de comparer ‘un mail, un appel téléphonique, et un collègue frappant à la porte du bureau’.

Les deux ensembles de situations de travail que nous venons de distinguer ont un point commun : jeu et travail coexistent car ils sont inscrits par les enquêtés dans des temps différents, construits par des rythmicités entrelacées [11]. Etudier le jeu au travail, c’est ainsi observer un effort pour déphaser des activités qui seraient sinon concurrentes. On peut retrouver ces deux types de situation au sein d’un même entretien : changer de contexte de travail peut amener à passer d’une configuration à l’autre. Ainsi, lorsque des phases de service au client succèdent à des phases de conception – situation typique du développement en informatique, ou encore, comme nous l’avons décrit plus haut, quand se succèdent des périodes de planification et de déplacement sur le terrain. C’est dire que la pratique de ces jeux peut tout autant permettre de lutter contre l’ennui d’un travail répétitif que contre la désorientation, dans un travail de plus en plus riche aujourd’hui en sollicitations hétérogènes et concurrentes, et ainsi en travail de soi (Hughes, 1996 ; Bidet, 2011a). Si ce temps du jeu, déphasé, est important pour les travailleurs, c’est sans doute qu’il les aide à tisser de proche en proche une continuité de leur présence et de leur engagement par delà les impondérables du travail.

Conclusion. Les jeux de rendez-vous, ou un ajustement par le rythme

Notre exploration des pratiques de jeu sur internet a fait surgir l’importance de la dimension temporelle de l’activité. Comprendre le travail et son organisation aujourd’hui appelle à poser des questions comme « qu’est-ce qu’une attente ? ». Si le recours au jeu sur internet correspond à l’introduction dans un contexte professionnel d’une autre temporalité, le moment où l’on joue est essentiel à la présence discrète de cette activité sur les lieux de travail : elle est moins clandestine que tolérée, ou camouflée, visible tout en restant inaperçue, profitant de la multiplicité des fenêtres et des sollicitations. De plus, lorsque l’on joue à plusieurs, l’activité s’articule avant tout autour du partage de rythmes de vie : une qualité essentielle du jeu est alors de partager avec ses partenaires non seulement des conversations, mais une rythmicité quotidienne. Plus largement, l’activité de jeu s’avère moulée sur les rythmes du travail, soit à la manière d’une pause, soit comme une sollicitation parmi d’autres. Nous avons repéré trois fonctions du jeu sur internet chez nos enquêtés : il peut opérer comme une discipline des pauses, dont ils ont besoin et que le jeu leur permet de maîtriser ; comme un moment de partage, dans des environnements où les temps de travail et de pause sont individualisés ; ou encore comme un temps collectif, c’est-à-dire un horizon d’attente, mais aussi une mémoire sociale sédimentée. Si l’on ne peut dissocier sens du jeu et temps du jeu, ce dernier est formé par le rythme, mais aussi par la mémoire. Cette dimension apparaît chez ceux qui jouent avec des membres de leur famille, avec des amis habitant au loin, ou encore lorsque la pratique de jeu – parfois très ascétique – constitue une évocation de périodes passées, telles les années d’étude, et un moyen de garder le contact. L’attachement peut aussi concerner un contexte particulier du jeu, comme chez cet enquêté :

« il y a ce petit côté addictif (…) il n’y a pas que le personnage, il y a le forum, il y a les gens avec qui on est dans la guilde depuis plusieurs années, donc il se crée fatalement quelques affinités, même si on aborde assez peu ce que l’on fait… et ce qu’on pense… »

(Tom, maquettiste).

L’attention pour cette dimension temporelle des présences au travail nous a conduit à distinguer deux types opposés de situations de travail. Dans les situations de multi-activité, les travailleurs se font « notifier » la présence distante du monde du jeu, alors que ceux travaillant dans des contextes plus homogènes préfèrent « y aller ». L’activité de jeu prend ainsi, dans les situations de multi-activité, où le travail est menacé de fragmentation, de dispersion, l’accent étonnant d’une recherche d’unité : le jeu semble offrir l’appui collectif nécessaire pour introduire un contrepoint et un contrepoids aux risques d’éclatement et de désorientation ressentis dans le travail. On peut ainsi comprendre que certains contextes de travail amènent, plus que d’autres, les travailleurs à se découvrir un intérêt pour les jeux de rendez-vous qui, comme celui étudié ici, reposent sur un principe simple : le participant, une fois qu’il a joué, se déconnecte, mais les effets de son action continuent dans le monde en ligne, et il doit y revenir ultérieurement pour la prolonger. Si la forme rythmique propre à ces jeux n’a pas les mêmes résonnances selon les situations de travail, leur diffusion nous renseigne assurément sur le travail contemporain.

Si les activités menées pendant les pauses, comme le jeu, sont fortement inscrites dans les contextes de travail, les façons dont elles sont menées sont aussi liées aux contraintes propres à l’activité de travail. Elles peuvent ainsi constituer un analyseur des écologies contemporaines du travail. Si l’organisation scientifique du travail a pu homogénéiser les temps de travail sur le modèle des horaires contraints et des pauses collectives, il s’est agi là d’un moment singulier dans une histoire des temps de travail qui a toujours connu une multiplicité de modèles, avant (Elhadad et Quérouil, 1981) comme après (Grossin, 1983) l’époque fordiste – et même pendant celle-ci car cette organisation n’a concerné qu’un secteur restreint de l’industrie (Pillon et Vatin, 2007). Aujourd’hui, le succès et la diffusion de la forme particulière des « jeux de rendez-vous » semble correspondre au développement de situations de travail où les temps sont individualisés, les arrangements techniques, laissés à la responsabilité du travailleur, et les sollicitations, plus souvent hétérogènes. Dans ces situations, la nécessité de tramer une continuité de l’activité tend à être vécue comme une épreuve. Or les jeux de rendez-vous s’appuient précisément sur cette épreuve existentielle pour permettre le développement de nouvelles sociabilités à travers les rythmes communs. Un tel pont établi entre des travailleurs qui n’avaient aucun lien est caractéristique de la genèse d’une critique (Boltanski, 2008 ; Bidet, 2011a). On pourrait ainsi voir là, sinon un appui potentiel pour de nouvelles solidarités, du moins une préfiguration de la forme qu’elles pourraient prendre, de la même manière que la pause casse-croûte a pu être une source et une ressource de mobilisation.

add_to_photos Notes

[1Le « freinage » correspond à l’observation d’une norme d’activité collective dans les ateliers, à la fois inférieure au rendement maximal et contraignante. La sociologie du travail n’a eu de cesse de démonter les postulats implicites de ce raisonnement. Voir pour une mise en perspective les chapitres 2 et 3 in Bidet, 2011a.

[2Cette enquête a été menée dans le cadre d’un programme de recherche collectif intitulé « Communication et multi-activité au travail » (sous la responsabilité d’A. Bidet) et financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR-08-COMM-039).

[3Cette « durée de tour » varie selon les caractéristiques et l’équipement du personnage : ainsi un équipement lourd ralentit le personnage, une grosse armure par exemple augmente ainsi la durée du tour.

[4Aujourd’hui l’étude des jeux vidéo accorde encore peu d’attention aux arrangements concrets de la pratique (Giddings, 2009), sinon en France (Boutet, 2006 ; Berry, 2010 ; Triclot, 2011).

[5Nous empruntons l’expression à Latour (1994). Voir aussi Knorr-Cetina (1997).

[6Les auteurs évoquent ici la multiplication, sur l’internet et les intranet, de règlements, modes d’emploi, et autres FAQ (réponses aux questions les plus fréquentes), dont la lecture remplace le recours à certains professionnels, lesquels voient leur travail passer de la réponse aux questions à la rédaction de notices – et, notent les auteurs, en sont généralement plutôt satisfaits.

[7L’interférence entre jeu et travail correspond plutôt au cas opposé : celui d’un travail pris « comme un jeu » – ce qui peut aussi arriver lorsque les travailleurs doivent endurer des situations où il leur est interdit de s’interrompre (Burawoy, 2008). Voir aussi la mise en regard des contributions de Dewey, et de Roy et Burawoy, qui s’y réfèrent tous deux, in Bidet (2010).

[8CHAN : sous le protocole IRC, un canal de communication est temporaire. Un CHAN est un canal tenu ouvert en permanence par ses usagers, sous un nom donné sur un serveur donné, et qui permet ainsi aux habitués de se retrouver.

[9Pour une illustration de ce phénomène, qui se développe largement avec l’automation des processus productifs dans l’industrie et dans les services : (Bidet, 2008).

[10Des situations de travail où tout est bricolé sur le moment sont épuisantes (Datchary, 2008), et sortent de notre champ d’investigation : les chances d’y trouver le temps de jouer sur internet sont minces. Mais, précisément, les situations de travail « très sollicitantes » qui se multiplient aujourd’hui ne prennent pas toutes cette forme.

[11L’importance des rythmes pour comprendre les activités a été soulignée par l’anthropologie technique française (Leroi-Gourhan, 1964).

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Pour citer cet article :

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Analyser les présences au travail : visibilités et invisibilités [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2011/Boutet - consulté le 23.04.2024)
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