Au cœur de la vague. Comment peut-on être surfeur ?

Résumé

Pour comprendre les enjeux identitaires et les représentations sociales du surf autogéré, l’article expose comment, d’une part, se sont constituées les images sociales du surf, et, d’autre part, comment se vit la pratique du point de vue indigène. Une perspective Goffmanienne met en lumière les règles coutumières qui s’appliquent dans le surf autogéré, loin des modèles préconisés par la Fédération Française de Surf. Cet article montre comment se réalisent des jeux fugaces de l’être, saisis ici par le regard de la socio-anthropologie, attachée à la matière brute récoltée sur le terrain.

Abstract

On the crest of the wave : How to be a surfer.
To understand issues of identity and social representations in autonomous surfing, this article explores, on one hand, the social images of surfing, and, on the other, the lived practice of ”natives”. A Goffmanian perspective allows us to shed light on the customary rules that apply in this form of autonomous surfing, from the model advocated by the French Federation of Surfing. We discover here fleeting games of existence, captured by the techniques of the socio-anthropological, attached to the raw material harvested in the field.

Sommaire

Table des matières

Lecture de vague.
Le surfeur étudie l’océan avant sa mise à l’eau.
Anglet, janvier 2009 - Photographie : Anne-Sophie Sayeux.

« Soyez ce que vous voudriez avoir l’air d’être ; ou, pour parler plus simplement : Ne vous imaginez pas être différente de ce qu’il eût pu sembler à autrui que vous fussiez ou eussiez pu être en restant identique à ce que vous fûtes sans jamais paraître autre que vous n’étiez avant d’être devenue ce que vous êtes. »
(Caroll, 1865).

Introduction

Comment peut-on être « surfeur » ? Sachant que ni le simple fait d’être sur la plage de la Barre à Anglet (au sud de l’Aquitaine), en possession d’une planche de surf, ni la détention d’une licence à la Fédération Française de Surf, ne permettent d’être reconnu comme surfeur par le groupe de pairs, nous souhaitons, en posant cette question, interroger la constitution de cette catégorie. Être surfeur, c’est évidemment surfer, comme nous allons le décrire. Mais est-ce parce que l’on surfe que l’on est surfeur ? Rien n’est moins sûr. Alors serait-ce parce que l’on a adopté les attitudes imaginées par la société, à partir d’une « mythologie » (Barthes, 1957) surfique proche du sens commun que l’on peut se positionner de la sorte ? Faudrait-il donc correspondre au surfeur héros ou au surfeur érotique, décrits ci-après, pour « en être » ? Finalement, à partir de quoi appartient-on à cette catégorie ? Être surfeur, c’est être lié à une « communauté d’expérience » (Aquatias, 1997 *) éphémère. Cela s’opère, comme il le sera exposé, à travers la connaissance des règles coutumières du surf et un apprentissage traditionnel.

La particularité du surf que nous avons étudié est d’être libre. C’est-à-dire que ceux que nous avons interrogés ne sont pas affiliés à la Fédération Française de Surf et ne pratiquent pas ou plus en compétition. Nous avons choisi de nous attacher à des personnes pratiquant le surf depuis plus de 5 ans, régulièrement et toute l’année. Notre terrain, de plus de trois ans, s’est situé géographiquement sur les plages aquitaines du sud des Landes et du Pays Basque [1]. L’âge de ces surfeurs était compris de 20 ans environ à plus de 50 ans. Leurs activités ou statuts professionnels étaient divers : ouvriers du bâtiment, chefs de petites entreprises, serveurs, ingénieurs, déménageurs, infirmiers, intérimaires, enseignants, sans emploi… Pendant plusieurs années, nous avons cherché des femmes de plus de 20 ans répondant aux critères de la population choisie. Malgré nos recherches à l’époque (entre 1999 et 2006), nous en avons rencontré moins de cinq.

L’eau et les autres : une session de surf

Un dimanche de novembre, plage de la Barre à Anglet. Ce matin, les conditions océaniques sont « dures ». Les vagues sont non seulement hautes, plus de deux mètres, mais également très puissantes. Le promeneur peut en prendre la mesure lorsqu’il entend la forte déflagration de chacune de ces ondes, achevant leur course en frappant le rivage. Sous un ciel gris menaçant, certains hommes sont immobiles sur la jetée. Droits et tendus, poitrine en avant, ils ont les mains dans les poches et les yeux sur l’océan. On peut reconnaître les surfeurs qui effectuent les préliminaires : phase d’observation avant de se lancer à l’eau. Là commencent le premier travail d’évaluation, la mise en application de leur science de l’océan. En jaugeant la surface marine, ils anticipent sur les lieux de passage et la consistance des vagues. Ils “pré-visualisent” leurs positions : c’est la lecture de vague, comparable à la lecture qu’un grimpeur peut faire du rocher. Le pratiquant traite les informations qu’il reçoit afin d’optimiser sa mise à l’eau. Pour le surf, cette capacité tient aussi de la mise en application de son savoir de l’océan.

Cette première phase accomplie, le surfeur retourne sur le parking chercher ses équipements. Il se change devant le coffre ouvert de son véhicule et s’en revient, combinaison enfilée et planche sous le bras. Maintenant il s’approche de l’eau et accroche son leash. Plus il est près de l’océan, plus le rythme de ses pas accélère pour s’accomplir en une petite course. “ Les rythmes sont créateurs de l’espace et du temps ”. Est-ce que, comme le suggère Leroi-Gourhan (1965 : 103), le surfeur recrée un espace propre dans cette course ? Il a besoin d’élan pour se jeter à l’eau. Un élan physique et psychique. Quelques sauts dans l’écume et l’homme se lance dans l’océan, planche plaquée sur son ventre.

« Au début il faut faire quelques petites brasses. Déjà ramer, la position de rame quoi, c’est pas évident à avoir, surtout pour pas se péter le dos si on en fait. Normalement il faut serrer les fesses, je crois que c’est pour protéger les lombaires ou un truc comme ça. Les lombaires c’est en bas du dos ? Sinon il faut pas trop se cambrer justement, comme on aurait tendance à le faire quoi. Faut avoir le menton assez bas pour ne pas se niquer le dos. Sinon il faut des mains un petit peu palmées, plonger la main le plus profondément parce qu’en profondeur l’eau est plus dense donc il y a une plus grande avancée possible quoi. Ah aussi il y a une sorte de coup de fouet sur la fin pour essayer d’accélérer. C’est ce qui me vient en tête. » Vincent (surfeur d’une vingtaine d’année, Anglet).

L’homme rame et aborde la barre. Si le pratiquant n’a pas le bon réflexe - faire un canard - au bon moment, s’il manque de concentration, à ce moment-là une vague risque de l’emporter. Le saboulage, ou « machine à laver » [2], se met en route et le renvoie à quelques longueurs de là, de sorte qu’il doit réitérer son effort : ramer et tenter à nouveau de « passer la barre ». Au moment où le sommet de la vague « frise », quand sa crête blanchit à peine, l’homme doit impérativement plonger en canard pour éviter d’être pris à nouveau par les vagues. En s’enfonçant assez profondément, il sent seulement l’onde lui caresser le dos, sans le charrier. Il continue à opérer des canards tant que la série n’est pas passée. Dès le premier instant d’accalmie, il rame à nouveau, toujours allongé au centre de sa planche, afin de ne créer aucun déséquilibre. Ses efforts sont enfin récompensés lors de l’arrivée au line up.

Il reprend des forces en s’asseyant sur sa planche, mais un autre affrontement peut advenir à ce moment-là. Les regards de ses condisciples, occupant déjà la place, le jugent. Les surfeurs au pic considèrent l’approche du nouveau venu, ils évaluent son niveau en observant sa façon de ramer - efficacité, puissance, rapidité - puis sa technique dans les canards et son positionnement. Cet examen a pour finalité l’appréciation du niveau du pratiquant, et la concurrence éventuelle qu’il peut représenter dans l’accès aux vagues. C’est un rival potentiel, puisqu’il va également prendre de ces précieuses vagues. A son arrivée au pic, le surfeur doit savoir soutenir les regards de ses pairs qui se veulent intimidants. Celui qui fixe le regard doit être fort. Mais il lui faut aussi éviter le conflit en sachant aussi baisser le regard, et en saluant les autres par un signe de la tête ou un « salut ». Une fois assis sur sa planche, une attention intense est exigée afin de se placer au mieux par rapport aux autres surfeurs. Quelque peu en retrait au début, il se positionne ensuite stratégiquement afin d’être davantage à l’intérieur de la vague, mais sans pour autant en sortir [3]. Cette action pousse les autres surfeurs en dehors de la vague. Passé ce rapport de force symbolique, où chacun doit “garder la face”, la concentration est toujours de rigueur pour la suite des événements.

« Regarde-les, ils sont comme des loups. » Marcel (surfeur suisse aguerri, 21 ans, Anglet).

Cette image évocatrice a été suggérée par cet enquêté alors que nous regardions des surfeurs se déplacer vers un nouveau pic. Comme des loups chassant une proie, les hommes assis sur leurs planches sont aux aguets. Ils guettent les vagues ; c’est le plus attentif d’entre eux qui perçoit le changement du pic, quand un banc de sable s’est déplacé [4]. Il rame alors vers le nouveau lieu, suivi de manière à peine décalée par la meute de ses semblables. À l’endroit convoité, le surfeur doit trouver deux points de repères à terre : l’un en face de lui et l’autre en transversal. Ces deux lignes imaginaires dont il est le point d’intersection lui font prendre conscience de toute dérive éventuelle. Assis face à l’horizon, le pratiquant choisit la vague qui lui convient. À ce moment-là arrive celle désirée, charriant avec elle de nouvelles complications.

L’homme qui était assis s’allonge sur sa planche. Il n’a qu’une fraction de seconde pour se mettre en mouvement. C’est-à-dire l’instant où cette vague, éventuelle porteuse de plaisir, atteint son point culminant. Lorsque sa crête frise et devient une petite dentelle d’écume, le surfeur amorce la rame. Si celui-ci part trop tôt, il n’est pas pris par la vague. À l’inverse s’il est trop lent, il risque de tomber dans “le saboulage”. Quelques coups de bras, puissants et rapides, lui permettent d’obtenir la même vitesse que la déferlante, par conséquent d’être entraîné dans la puissance de la vague. Le surfeur se relève, c’est le take off : le passage d’une position allongée à une position verticale, debout sur la planche. L’intérêt d’une bonne posture initiale [5] est primordial. Les mains glissent vivement du nose de la planche au niveau des épaules et le corps, de concert, se projette en avant. Le surfeur se retrouve ainsi jambes fléchies, un pied en avant dans l’axe de la planche et l’autre à l’arrière, perpendiculaire. Le corps suit la ligne de la planche. Le surfeur a réussi son take off.
Une fois l’équilibre trouvé, il se redresse et peut exécuter des manœuvres. Comme pour tout sport « informationnel » (Pociello, 1981 : 226), la concentration ici est à son apogée, car le surfeur doit avoir conscience de son environnement et des éventuels obstacles - morceaux de bois, bidons rouillés et autres pratiquants. Simultanément, la vague déroule devant ses yeux et sa configuration évolue de secondes en secondes. Progressivement, le surfeur se fond au corps de la vague. L’intensité de cette fusion peut saisir l’homme à tel point qu’il n’entend même plus le tumulte des flots.

« Tu fais le take off en diagonale, tu la prends en diagonale puis après tu essayes de varier, tu montes et tu descends sur la vague. Tu montes un petit peu sur la lèvre puis petit à petit tu arranges tes manœuvres. Ca vient doucement. ». (Christophe, 23 ans, Anglet).

Sur sa planche résolument en mouvement, l’acteur peut accomplir un grand nombre de « manœuvres ». Figures d’art pour certains, elles sont surtout conçues par les pratiquants comme un mode d’expression. Voici un choix arbitraire de trois d’entre elles : la première se nomme « bottom turn ». La traduction de la formule est expressive : « le derrière qui tourne ». Suite au take off, le surfeur se retrouve en perte de vitesse au bas de la vague. Puissamment, il impulse alors un mouvement rotation du corps qui entraîne sa planche au cœur de la vague. C’est dans le cœur que se trouve la puissance, offrant la possibilité au surfeur de reprendre de la vitesse afin de remonter sur la lèvre. Grâce à cette vive allure, le pratiquant peut se lancer dans une nouvelle figure, telle que le « roller ». Ce virage serré, accompli au sommet, juste en dessous de la lèvre, l’entraîne sur l’épaule de la vague. L’enchaînement régulier de rollers crée un certain rythme très prisé. Enfin, le « tube » est l’idéal, le rêve, et le désir de tout surfeur. Pour l’atteindre, le pratiquant laisse la lèvre passer au dessus de lui. En le recouvrant, la vague forme un tube dans lequel il se laisse enfermer. Le surfeur glisse à l’intérieur de celui-ci, modelant son corps pour se couler dans le faible espace que lui offre le tunnel d’eau. Le rythme du déferlement, la couleur, la matière, l’odeur, la vitesse : tous ces sens mobilisés transportent pour quelques précieux instants le surfeur dans une autre réalité.

Sortie de vague.
Anglet, janvier 2009 – Photographie : Anne-Sophie Sayeux

Images et imaginaire du surfeur

Chaque année, dès l’arrivée des beaux jours, nombre d’articles et de publicités dans les journaux généralistes ou plus spécialisés amplifient un peu plus les images idylliques du surf. L’univers iconographique surfique montre des héros se jouant avec une facilité déconcertante de l’océan. Qu’il soit au cœur des vagues ou en apesanteur au dessus d’elles, le surfeur médiatique est un esthète. Jeunesse, liberté, esthétique et érotisation sont les quatre piliers de l’économie et de la médiatisation du surf, prenant source en France au début des années 1980 (Sayeux, 2008a : 64). Construit pendant plus de vingt années, ce sens commun (Geertz, 1984) du surf trouve son paroxysme dans la terminologie « glisse » (Pociello, 1982 ; Touché, Calogirou, 1995 * ; Loret, 1996) qui le marque comme activité purement hédoniste, communautaire, égalitaire et extrême [6].

L’étonnante aisance du surfeur jouant avec les éléments.
Anglet, janvier 2009 – Photographie : Anne-Sophie Sayeux.

Un sport de glisse ? De précédents travaux ont déjà questionné ce qualificatif montrant toutes les prénotions qu’il pouvait porter (Corneloup, 2002 ; Leseleuc, 2004 ; Sayeux, 2008a, 2006). Mais que faire de ce mot : sport ? D’après la définition radicale de Colin Miège : « Le sport ne peut exister sans règle. La règle du jeu constitue en effet le fondement de l’activité sportive organisée, qu’il s’agisse de normes techniques, ou des principes déontologiques qui encadrent sa pratique » (1993 : 3). Le surf aurait bien du mal à trouver sa place ici [7]. Quelle pourrait être la règle du jeu dans le surf ? Est-il possible que l’on puisse enfreindre quoi que ce soit dans cette activité qui ne permette plus de la pratiquer, comme le ferait une transgression dans d’autres sports institués (un footballeur qui déciderait de prendre le ballon en main pour courir vers les cages adverses et marquer un but ne jouerait plus au foot) ? Dans une précédente recherche, nous avions tenté de trouver la règle du surf dans la vague (1999) pour contourner cette difficulté. À ce jour, nous savons que la réponse ne se trouve pas dans cette perspective (même si l’instabilité de l’élément a un rôle indéniable dans la codification du surf), mais bien dans le fait que le surf a plus à gagner en étant défini comme une pratique autogérée, organisée autour de règles coutumières élaborées en dehors de toute institution.

Le mythe du surfeur

« Et tous ces hommes, presque nus sur les plages, cela doit être un terrain agréable ! » s’amusa l’ethnologue Annie-Hélène Dufour, en grande connaisseuse des milieux masculins (1989 *), lorsque nous étions encore étudiante à la MMSH d’Aix-en-Provence. Ainsi, cette étrange érotisation plaquée sur le surf, et relevée par A.-H. Dufour, accompagnée d’une héroïsation décalée, étaient si prégnantes qu’il nous était nécessaire d’interroger ce que les médias « disaient » de la figure du surfeur pour mieux la dépasser et déconstruire le sens commun.

Du héros…

« La meilleure chance d’échapper aux clichés n’est-elle pas de les analyser ? » (Duret, 1993 : 6). C’est en effet ce que l’on souhaite ici : faire apparaître certains leviers qui portent les surfeurs, ces hommes comme les autres, en figures héroïques. Cette brève esquisse a pour volonté de comprendre ce regard généraliste - le sens commun - que la société peut porter sur le surf.

Quoi de plus héroïque que ces hommes, en équilibre précaire sur leurs planches, chevauchant des masses d’eau prodigieuses ? Formidable symbolique que portent ces images de surf, renvoyant au courage de l’homme face à la dangerosité de la nature (cf. Sirost, 2002 *). Ce surfeur, présenté comme un guerrier, est un personnage quelque peu surhumain ayant fait un pacte secret avec l’océan, afin de pouvoir le dompter au risque de sa vie. Cette dramatisation est la trame sur laquelle se tisse une figure du héros émotionnel et éphémère, que l’on peut retrouver dans les Comic’s sous la forme du Surfeur d’Argent (Silver Surfeur).

Le Surfeur d’Argent (Silver Surfer).
Héros, créé par l’américain Jack Kirby, apparaissant pour la première fois en 1966 dans le Comics – Les 4 fantastiques (Fantastic Four). En 1968, il devient le héros principal d’une série de Comics. Ce personnage très particulier dans l’univers des Marvel a soif de liberté tout en ayant accepté d’être le Héraut de Glactus, ayant l’obligation de lui trouver de nouvelles planètes dont il se nourrit, pour obtenir de plus en plus d’énergie. http://www.marvel-world.com/encyclopedie-182-fiche-surfer-d-argent-le.html
En 2006, le film Les 4 fantastiques et le surfeur d’argent, de Tim Story, sort dans les salles. http://www.youtube.com/watch?v=rS2tzmtPb10

Jouant sur le sentiment de « maritimité » (Corbin, 1988) et l’imaginaire transporté par cet élément : l’eau onirique (Bachelard, 1942), les images du surf renvoient donc aux mythes des grands héros jouant leur vie avec l’océan.

Duke Kahanamoku.
La statue de Duke Kahanamoku, sur la plage de Waikiki à Hawaii, sur laquelle sont placés des colliers de fleurs en sa mémoire, et pour qu’il accomplisse certains vœux. Le « Grand Duke », champion en nage libre aux jeux olympiques de 1912 et 1920, a popularisé le surf et son image dans les années 1910. On dit de lui qu’il a sauvé la vie de 8 passagers d’un yacht tombés à l’eau en allant les chercher sur son surf.

Quel exploit de diriger une planche avec le simple poids de son corps, dans un équilibre si incertain ! Ce surfeur médiatique incarne des valeurs sociales à l’exemple du courage. Ainsi une scène mémorable du film de Francis Ford Coppola : Apocalypse Now [8] l’a figé dans l’histoire du cinéma. Ici, c’est le dépassement de soi, l’extrême courage qu’ont ces soldats à surfer en affrontant les bombes. Comme si cette pratique, réelle « parenthèse ataraxique » (Sayeux, 2008a), permettait d’oublier jusqu’à la guerre. Jeunesse, modernité et liberté seraient donc l’apanage du surf et de notre société. Cet être, qui s’engage totalement dans sa pratique, devient alors une figure idéale pour les médias, et par extension pour l’univers mercantile, qui le transmuent alors en héros contemporain.

Jeunesse, modernité, liberté.
Trois valeurs clefs sur lesquelles communique la marque Quiksilver, petite marque australienne fondée en 1970 par le surfeur Alan Green, qui aujourd’hui est l’une des plus grandes multinationales des sports « Outdoor ». http://quiksilver.fr/

…à l’érotique

Le surfeur n’est pas qu’un simple héros : il est un héros érotique. Sa (semi-) nudité est mise en scène dans des calendriers [9], dans les revues spécialisées ou dans la presse grand public.

Surf attitude
Extrait d’une page de Gala.fr, consultée le 29 septembre 2010. accès en ligne : http://www.gala.fr/lifestyle_de_star/mode/dernieres_tendances/sea_sex_and_surf
Extrait d’une page de Gala.fr
consultée le 29 septembre 2010. accès en ligne : http://www.gala.fr/lifestyle_de_star/mode/dernieres_tendances/sea_sex_and_surf

Car la plage est un haut lieu de la sensualité (Andrieu, 2008 ; Kaufmann, 1995) qui offre une magnifique scène sur laquelle se joue l’érotisation du surfeur. Qui n’a jamais aperçu, sur les parkings au bord de l’océan, quelques corps dénudés de pratiquants à l’arrière des voitures, en train d’enfiler ou d’ôter leur combinaison ? Une aura particulière plane autour de ces hommes dévêtus, participant ainsi à ces « nouveaux viviers d’expérience » (Sirost, 2008 : 117).

Biarritz Surf Festival, Côte des Basques, 2005.
Mise en scène polynésienne des surfeurs grâce aux colliers de fleurs et paréos, dans ce festival qui valorise les aspects « exotiques » du surf en invitant des surfeurs et surfeuses fameux de Tahiti ou Hawaii. Ici, cet homme et ces deux femmes s’apprêtent à faire une démonstration de surf-tandem : surf bien souvent en couple, où l’homme exécute des figures en portant sa partenaire tout en glissant sur les vagues. Photographie : Anne-Sophie Sayeux

Alors que nous logions à l’auberge de jeunesse d’Anglet lors de notre premier terrain sur le surf, nous avons souvent rencontré de jeunes filles en séjour sur la côte atlantique qui recherchaient des surfeurs, nouveaux princes charmants, pour partir à l’aventure avec eux ! À regarder plus près ces représentations qui pourraient sembler anecdotiques, on peut y voir un certain regard que la société porte sur la masculinité.

Calendrier 2005 - Surfeurs nés.
Mise en scène de l’érotisation du surf dans le calendrier réalisé au profit de la Surfrider Foundation, association de protection de l’environnement.

Cette érotisation du corps sportif n’est pas propre au surf, on la retrouve dans d’autres pratiques telles que le rugby ou le foot. Pourtant elle a été étrangement analysée par certains sociologues qui voyaient ici un effacement des genres, une nouvelle androgynéité (Pociello, 1982) quand bien même le sens commun pouvait déjà percevoir l’extrême masculinité de cette activité. La sensualité masculine est révélée par le contact avec les éléments : l’eau salée, le sable, le soleil en viennent à modifier le corps. La peau est bronzée, voire brûlée par le soleil, les cheveux sont décolorés par le sel, la musculature des épaules se développe à force de rames (Sayeux, 2006 ; 2008a). L’homme devient solaire (Andrieu, 2008), jouxtant l’ensauvagement. Cet imaginaire relève sans doute d’une utopie de l’érotisation (Sirost, 2008) des corps au contact de la nature, plongés dans une quête infinie de plaisirs sensuels au contact des éléments. Si « le corps du baigneur, sa peau bronzée, son codage vestimentaire et textile organisent les représentations érotiques dans des conventions sans transgression », comme l’écrit Federica Tamarozzi (2008 : 35), alors le corps du surfeur ne déroge pas à la règle dans les représentations sociales.

Ces deux exemples peuvent montrer comment une mythologie du surfeur est ancrée dans la société. Un reflet qu’il est nécessaire de dépasser afin de comprendre, de l’intérieur, ce que peut être un surfeur. Seule une recherche de terrain permet de franchir cette frontière ouvrant le passage allant d’un discours du "ils" vers la parole du "nous".

Concours de bikini.
La marque de surf brésilienne Reef joue d’ailleurs de cette érotisation en organisant chaque année un concours de bikini pour trouver le plus beau fessier qui servira à la prochaine campagne publicitaire de la marque. http://www.reef.com

Une entreprise de déconstruction : le terrain

Sans terrain, impossible de saisir les « résurgences chaudes » (Bouvier, 1997 *) de cet objet contemporain. Oscillant entre sociologie et anthropologie, le choix le plus efficace était de prendre le regard de la socio-anthropologie. À la croisée des disciplines, cette démarche permettait de déconstruire un objet « surconstruit » sur les bases d’un sens commun partagé, décrit précédemment, mais surtout, elle autorisait une approche scientifique braconnière. Ce travail de déconstruction a commencé en amont du terrain par une approche historique du surf, afin de démêler l’écheveau sur lequel s’est construite son « hagiographie ». Ce besoin était presque davantage personnel, à la manière d’une mise au point, que dans la recherche de réponses, ou de questions, sur l’objet que nous étions en train de construire. Il fallait « nettoyer » notre regard de ces prénotions qui nous collaient tant. C’est alors que nous sommes allé vivre sur le terrain, c’est-à-dire sur la côte atlantique. Durant trois années, nous avons partagé toutes ces petites quotidiennetés des surfeurs que peuvent être les heures d’observation des vagues, dans l’hiver humide et gris du Pays Basque, le « coup de fil » au matin pour avertir qu’ « aujourd’hui, ça va être bon ! », la préparation en quelques minutes parce qu’on vient nous chercher en bas de la maison pour aller à l’eau (ou plutôt sur la plage dans mon cas, puisque non pratiquante) et les retrouvailles dans des soirées et les discussions autour des dernières bonnes sessions. Enfin, nos paroles d’observatrice participante se sont enrichies des mots des « Autres », les surfeurs. Cette décision était due à la volonté d’enrichir notre travail de déconstruction, pour écouter cette pratique endoréique [10]. Nous avons donc effectué trois types d’entretiens : des récits biographiques avec les acteurs ayant eu un rôle clef dans l’histoire locale ou non du surf. Cela permettait de passer au-dessus d’un discours trop routinier, car certains d’entre eux sont couramment sollicités par des journalistes ou des étudiants traitant du surf, afin d’atteindre un niveau de conversation beaucoup plus intime. Le second type d’entretien était non-directif et le troisième informel. Ce terrain a permis de comprendre comment cette activité se structure et doit être envisagée comme étant autogérée.

Le surf autogéré

L’attente.
La surpopulation dans le surf : une vague, trente surfeurs. Anglet, janvier 2009 – Photographie : Anne-Sophie Sayeux.

Une vague, trente surfeurs : voilà la configuration régulière d’une session de surf. Un à deux surfeurs au plus peuvent pratiquer ensemble. Comme nous l’avons écrit précédemment, la pratique du surf que nous avons choisie d’étudier ne dépend pas de la Fédération Française de Surf : il s’agit d’un surf « libre ». Dès lors, comment s’organise une session de surf ? Nous avons recueilli de multiples témoignages qui ont permis de comprendre les tactiques et les stratégies permettant d’être accepté à l’eau et d’obtenir sa vague, et ce, en outrepassant sans complexe les « règles de bonne conduite » préconisées par la Fédération Française de Surf.

« C’est des histoires de priorité, y a pas de vagues pour tout le monde et c’est les meilleurs et les plus costauds, les plus physiques on va dire, qui se goinfrent et les autres ramassent les miettes (rires). Tu vois, c’est…(rires). » (Christophe, quarantenaire, surfeur expérimenté. Guéthary).

Ce non-respect des règles fédérales laisse place à un système de règles internes, nommées « règles coutumières » (Sayeux, 2008a), avec lesquelles les pratiquants jouent, bataillant pour les faire respecter ou alors pour les contourner, jusqu’à atteindre, certaines fois, des affrontements classés en trois types : l’affrontement symbolique, l’affrontement stratégique et l’affrontement physique. Car l’usage de la « violence », relevée régulièrement dans les entretiens de surfeurs, est une partie intégrative du surf. Elle permet d’une part de protéger son territoire et d’autre part elle donne lieu à une hiérarchisation interne.

La coutume est la règle

L’accès aux spots de surf est considéré comme étant libre puisque tout le monde peut, d’un point de vue objectif, surfer une vague. L’attente de la vague sur le pic peut durer un certain nombre de minutes jusqu’à de longues demi-heures, pour obtenir, enfin, à peine quelques secondes de surf : le temps du déferlement de la vague. Une seule vague à la fois, que chacun désire. De nombreuses tensions découlent de cette configuration. L’effort fédéral de régulation de la pratique a été la mise en place de ce qu’elle a nommé « les règles de bonne conduite », souhaitant « stabiliser les règles du jeu » (Defrance, 1995 : 81) du surf, dans un processus d’institutionnalisation.

1 - Règles de priorité essentielles concernant les problèmes de sécurité

  • La règle de base ne tolère qu’un seul surfeur par vague à moins que 2 surfeurs n’empruntent sans se gêner des directions radicalement opposées.
  • Dans le cas où une vague déferle dans une seule direction c’est le surfeur le plus au pic de la vague qui est prioritaire pour toute la durée de son surf.
  • Un surfeur qui a pris possession de la vague est prioritaire sur un surfeur qui rame vers le large. En conséquence, le surfeur qui remonte au large doit contourner la zone de surf.



2 - Règles complémentaires de convivialité

  • Lorsqu’un surfeur placé le plus au pic, au point initial de take-off a pris possession de la vague, il est prioritaire de la vague pour toute la durée de son surf, même si derrière lui un autre surfeur fait un take-off dans la mousse (snaking).
  • Si au point initial de take-off, la droite et la gauche sont aussi valables l’une que l’autre, la priorité reviendra au premier surfeur en action qui fera une manœuvre dans la direction choisie. Un deuxième surfeur peut donc partir dans la direction opposée sur la même vague.
    Lorsque 2 pics séparés bien précis, éloignés l’un de l’autre, se rejoignent à un endroit quelconque de la vague, bien que chacun des surfeurs soit à la position le plus au pic, à l’approche d’un point de rencontre, ils ne doivent pas se croiser et sortir de la vague afin d’éviter tout risque de collision.
  • Un surfeur placé le plus au pic ne doit pas être gêné par un autre surfeur qui rame pour prendre la même vague.
  • En cas de risque de collision, il est toujours conseillé au surfeur prioritaire de passer derrière le surfeur gêneur et non pas devant lui et de faire le maximum pour l’éviter. Le surfeur gêneur fera tout son possible pour tenir sa planche en passant sous la vague (Canard) et non pas, en la repoussant vers le surfeur prioritaire.



Extrait du site http://www.surfingfrance.com/federation/reglementation

Ces règles, consultables sur le site de la Fédération Française de Surf ont un faible impact sur les pratiquants. Très peu d’entre eux sont affiliés à cette fédération nationale, ils se sentent peu représentés par celle-ci, voire, pour certains, s’y opposent. La volonté fédérale a été de s’inspirer de la façon de faire des surfeurs lors de leur pratique, tout en écartant les pratiques considérées comme étant discourtoises. Ainsi, la Fédération a une position stricte par rapport aux priorités : un seul surfeur par vague, le plus au pic a la priorité pour toute la durée de son surf, enfin, celui qui descend sa vague est prioritaire sur celui qui la remonte. Dans ce qu’elle a nommé « les règles complémentaires de convivialité », la Fédération écrit qu’il est formellement interdit de « snaker » (faire le serpent en contournant l’autre), ou de prendre une priorité lorsqu’un pratiquant est déjà en train d’exécuter des manœuvres. Pour argumenter ses positions, la Fédération met en avant l’aspect courtois que le respect de ces « règles de bonne conduite » engendre sur l’eau, évitant alors les tensions avec les autres pratiquants, mais aussi l’aspect sécuritaire, car respecter les priorités permet d’éviter les télescopages entre surfeurs. Ces règles, qu’il faut envisager comme des recommandations, ne régentent guère dans la pratique les rapports à l’eau des surfeurs.

« Si tu demandes à tout le monde, on dit que je fais partie de ceux qui prennent énormément de vagues. Mais c’est vrai que je fais l’effort d’essayer d’en laisser. Mais, à partir du moment où y a trop de monde, tu peux plus trop faire de cadeaux parce qu’il y en a trop. Après, à ce moment-là, ton instinct égoïste reprend le dessus : « Bon y a trop de monde, y a trop de monde, donc allez hop je prends des vagues ». Et puis, les autres sont censés s’écarter. Donc c’est vrai, c’est souvent très égoïste le surfeur dans l’eau, comme comportement. » (Christophe, quarantenaire, surfeur expérimenté, Guéthary).

Puisque chacun veut sa vague, on peut se demander comment « fonctionnent » les rapports à l’eau sur un spot de surf ? De quelle manière peut-on accéder à ce lieu, être accepté des autres surfeurs, et réussir, en dehors du savoir purement technique, à surfer une vague ? Pour analyser ces interactions, nous nous sommes directement inspirée des travaux d’Erving Goffman, et plus particulièrement d’un paragraphe de son ouvrage Les rites d’interaction (1974 : 186) où il souligne l’intérêt de s’appuyer sur une étude interactionniste du surf. L’observation puis l’analyse des interactions d’une période de surf ont donc permis d’établir quelles peuvent être les règles coutumières des lieux. Ceux-ci peuvent être envisagés comme un territoire symbolique où se joue « l’action » (Goffman, 1974 : 152) avec au moins deux pratiquants. Ces règles coutumières sont établies afin que personne ne perde la face dans ce territoire symbolique. Il faut en effet garder sans cesse sa position de surfeur sous peine de montrer ses faiblesses et se faire gêner, voire interdire, l’accès aux vagues. Sans l’analyse des interactions sur ce territoire, il aurait été très ardu de comprendre les règles en vigueur, puisque d’une part elles ne sont fixées par aucun écrit, et d’autre part elles représentent un jeu très fin entre les acteurs, comme nous allons le décrire. Enfin, cette étude des interactions a aussi permis de changer de point de vue sur le surf, pour comprendre ce qui se passait, comme nous l’avons dit précédemment, de l’intérieur. Ce « matériel » (Goffman, 1974 : 7) a été décomposé en séquences d’interactions explicites directement visibles. Cette façon de faire montre comment « l’allochtone » s’insère dans la communauté.

Les premières séquences repérables ou à respecter sont :

  • Saluer : on dit « bonjour » « salut » ou « adio » à tous les autres surfeurs déjà en place, ou on incline simplement la tête.
  • Discrétion/ humilité/ regard détourné : le nouveau venu ne doit pas immédiatement fixer ceux qui sont en place dans les yeux, ce serait pris comme une recherche d’affrontement. Il ne doit pas se faire remarquer. S’il le faisait, il risquerait d’être perçu comme un provocateur et prendrait le risque de se faire sanctionner par les autres sur place. Ceux-ci l’empêcheraient de prendre des vagues, pourraient le gêner dans son surf, ou encore le provoqueraient verbalement, afin de le faire sortir de l’eau.

Ces premières séquences sont des « rites de présentation » (1974 : 63) dont le respect indique tout d’abord que l’acteur connaît les règles coutumières et, par là même, qu’il est intégré, ou qu’il souhaite s’intégrer, à la communauté. De plus, celui déjà à l’eau peut identifier l’arrivant, et ainsi choisir de l’intégrer au groupe, s’il respecte les séquences suivantes :

  • Se mettre en retrait : lorsque que le nouveau venu arrive sur le pic, il doit s’effacer par rapport à ceux qui sont déjà en place. C’est-à-dire qu’il ne doit pas encore se positionner pour obtenir une vague. En effet, il faut laisser les autres déjà présents passer avant.
  • Observer : il est nécessaire de voir comment les autres pratiquants surfent, afin de savoir quel est leur niveau de pratique. Il est fréquent que le meilleur surfeur du spot prenne le plus de vagues. Le nouvel arrivant saura ainsi de qui il doit se « protéger ».
  • Attendre son tour : le nouveau venu doit alors attendre que le surfeur le mieux placé lui manifeste son « accord » pour qu’il puisse prendre une vague.

Ces trois séquences entrent dans le cadre de la « distance cérémonielle » (1974 : 58) qui permet de respecter l’intimité des acteurs (celui qui est en place) et leurs propriétés (ici le spot). Ces deux premiers groupes de séquences constituent la « déférence » (1974 : 50, 51). Ces « rites interpersonnels » offrent donc à chacun la possibilité de jouer son rôle et d’être reconnu dans cette attribution.

  • Essayer de prendre une vague : après avoir « négocié » le droit de prendre une vague, il faut réussir à se lever au bon moment pour se faire entraîner par celle-ci.
  • Montrer que l’on sait l’exploiter : une fois debout sur la vague, il faut la surfer le mieux possible, c’est-à-dire savoir exploiter sa morphologie le mieux possible. Si on montre certaines faiblesses techniques, on risque de se faire prendre une prochaine vague, sous prétexte qu’on ne sait pas bien « l’exploiter » et qu’on risque de la gâcher.
  • Laisser le tour aux autres : après avoir surfé sa vague, on « attend son tour », c’est-à-dire que l’on ne repart pas immédiatement sur une nouvelle vague, on laisse passer les autres.

« Mettons, là, on est à Guéthary, moi je suis installé [sur le spot], j’attends les vagues qui viennent du large. Je suis le plus à l’intérieur. Si c’est une vague qui vient vers la droite, donc j’ai la priorité. Un surfeur qui arrive là, il a pas à venir ramer, à me passer devant et à aller se mettre 15 mètres plus au large et en position de priorité. Parce que j’étais là, j’attendais mon tour. Bon par contre, si je suis pas très bon : je suis à un endroit plus au bord et il y en a un qui a un meilleur niveau et qui vient se mettre à un endroit où l’autre ne peut pas partir, bon, là, ça se fait. Mais par contre, ça va pas se faire si j’arrive à un endroit où je suis pas chez moi, et y a un surfeur, comme je te disais, qui n’est pas très bon. Je vois, il attend la vague à un endroit parce qu’il a pas le niveau d’aller la chercher plus loin. Moi je pourrais aller 15, 20 ou 30 mètres plus loin et être en position de priorité, eh ben je ne vais pas le faire. Parce que je suis pas chez moi et je vais le laisser prendre sa vague. Et une fois qu’il l’aura prise, je vais aller les 30 mètres plus loin. Mais lui, il aura vu que je pouvais aller les 30 mètres plus loin. Je l’ai pas fait, et donc déjà, là, j’ai marqué vraiment des points. Le mec se dit : « Ah, putain, lui, il est arrivé, il pouvait aller la prendre, il est meilleur que moi, et il s’est arrêté ! ». Bon tu vois, y a ce genre de règles, de comportements. Mais c’est vrai que ça peut se rapprocher des animaux avec les territoires… » (Christophe, quarantenaire, surfeur expérimenté, Guéthary).

Ces trois dernières séquences touchent le « caractère » (1974 : 178) : c’est l’engagement de l’acteur. Le « cran » dont il va faire preuve lors de sa prise de vague dévoilera son niveau de « courage » (1974 : 179). Hautement valorisé dans la culture surfique, l’honneur de l’acteur se mesure aussi par son « sang-froid » : « Sous ce rapport, le surf (plus encore que le ski) présente un intérêt particulier. La pratique de ce sport oblige à conserver l’équilibre et la dignité de la posture verticale sur une planche étroite et contre un déferlement de forces qui est à la limite de ce que le corps peut endurer. L’aplomb n’est plus une simple condition de la réussite, mais le but principal de la tentative » (1974 : 186). Goffman fait apparaître ici un point crucial du surf : montrer (au public et à soi-même) que l’on sait surfer. Ce qui pourrait sembler être une lapalissade n’est autre que le cœur des règles coutumières. En effet, tout le protocole des règles coutumières, inventoriées ci-dessus, atteint son paroxysme au moment où l’acteur surfe la vague. C’est là que sa « face » est la plus bancale : il peut la garder ou la perdre selon le hasard.

Garder son sang-froid en chevauchant la vague.
Guéthary, janvier 2005 – Photographie : Anne-Sophie Sayeux.

S’il sort indemne de ce « coup de dés délibérément tenté » (1974 : 149), alors, il aura fait preuve de caractère fort en montrant son « sang-froid ». Enfin, le fait de laisser le tour aux autres surfeurs prouve « l’intégrité » (1974 : 180) de l’acteur. Bien entendu, après avoir pris du plaisir dans la vague, il n’a qu’une envie, c’est de le renouveler immédiatement. C’est pourquoi le fait de laisser sa place renvoie à « l’esprit chevaleresque » (1974 : 180), où il s’agit de s’auto–contrôler. On fait alors preuve d’une grandeur d’âme. Les principes de « déférence » et de « caractère » permettent d’obtenir un premier degré de bon droit. Ainsi si toutes les règles coutumières sont respectées, la session de surf se déroule sans heurt. Chacun « gardera la face » et donnera une bonne image de soi (1974 : 9). Ce système permet un auto-contrôle dans le groupe. Mais il existe des critères implicites qui autorisent ou non l’accès à cette pratique, plus si libre.

L’un de ces critères est de « montrer patte blanche », c’est-à-dire faire preuve de bonne foi, en affichant son imprégnation à la même culture de groupe. On juge de celle-ci à travers un mode de transmission traditionnel (en opposition à l’apprentissage en école) incluant l’ensemble de la culture surfique. Dans de précédents travaux (Sayeux, Bodin, 2006 ; Sayeux 2008a), cette forme particulière de transmission que nous résumerons ici en quelques lignes, a été décrite sous les termes « d’apprentissage buissonnier ». Elle se base sur l’imprégnation par le milieu familial ou amical. C’est-à-dire que les enfants, très jeunes, sont amenés au bord de l’océan et s’habituent à nager dans les vagues, ce qui leur donne au fur et à mesure des années une connaissance certaine des bases océaniques nécessaires à la pratique du surf. Ceci est complété par l’observation et l’imitation des surfeurs plus aguerris, qui permettra d’incorporer la technique mais aussi les règles coutumières. Enfin, les essais, erreurs et leur recadrage viennent compléter cette transmission. Le surf que nous avons étudié n’est pas enseigné, au sens classique, par un professeur ou un moniteur de surf. Très fréquemment les surfeurs interviewés sur leurs modalités d’apprentissage ont répondu ne jamais avoir appris le surf ! Pour la majorité d’entre eux, le surf s’est obtenu « naturellement ». Le fait d’avoir acquis le surf selon ces modalités prouve au reste de la communauté l’authenticité de son savoir, et le fait que l’on maîtrise les règles traditionnelles.

Entrée à l’eau d’un surfeur et d’un body-surfeur.
Anglet, plage de la Chambre d’Amour, janvier 2009 – Photographie : Anne-Sophie Sayeux.

La « filiation » peut jouer un rôle important : le garant, parrainant l’entrée à l’eau du novice, a lui-même déjà montré « patte blanche ». Il transmet symboliquement sa bonne foi à son protégé. Enfin, le niveau de sacrifice (Sayeux, 2006 ; 2008a) que l’acteur a dans sa pratique donne l’ampleur de son investissement en montrant sa bravoure. Ce niveau se vérifie par le fait que le surfeur se rende à l’eau dès que les vagues sont exploitables, et ce malgré la température de l’air et de l’océan, et au dépend des obligations familiales ou professionnelles. Le corps prouve aussi le sacrifice. Les cicatrices dues à la pratique (chocs avec la planche, avec des rochers, etc.), les usures du corps (les disques dorsaux, les épaules, les crevasses sur la peau) et ses modifications (l’hyper-cambrure du dos, le développement musculaire déséquilibré, la maladie de l’oreille du surfeur).

Chirurgie de l’exostose

Ces trois critères permettent d’intégrer la « communauté d’expérience ». Ainsi, l’acteur qui connaît le système de règles coutumières (respectées ou non) et qui a aussi « montré patte blanche » sera dans une position hiérarchique élevée. Celle-ci lui offrira alors les possibilités de faire appliquer les règles, mais également de les braver, et ce, sans sanction à attendre de la part des autres pratiquants.

Le respect, ou non, des règles coutumières.
Anglet, plage des Sables d’or, janvier 2009 – Photographies : Anne-Sophie Sayeux.

Cette identité, surfeur, n’a de sens qu’à l’intérieur de cette communauté. C’est le regard d’un surfeur sur un autre surfeur qui donne cette reconnaissance de surfeur. L’identité s’établit sur un jeu de subjectivités et d’interactions des acteurs : « Elle est construite et travaillée par des sentiments d’appartenance définis de manière contextuelle et relationnelle, par des unités de sens liées à des expériences subjectives et à des positions matérielles dans la société locale ou globale. Elle se fait et se défait sans cesse, mais reste pertinente tant que les acteurs lui reconnaissent une valeur explicative de ce qu’ils vivent » (Aquatias, 1997). C’est bien là toute la difficulté et tout l’intérêt à travailler sur les pratiques autogérées : comprendre le sens que les pratiquants donnent à leur pratique, et saisir le lien, fragile et souvent éphémère, qui relie ces individus entre eux.

Fin d’une journée de surf.
Anglet, plage du Club, janvier 2009 – Photographie : Anne-Sophie Sayeux.

Glossaire

Barre : Lieu proche du rivage où les vagues se brisent.

Bottom turn : Virage exécuté en bas de la vague afin de se remettre dans le sens du déferlement.

Canard : S’enfoncer sous l’eau avec sa planche, afin de laisser passer la vague au dessus de soi sans être entraîné par son courant.

Cœur de la vague : Centre de la vague.

Epaule de la vague : Courbe supérieure de la vague.

Friser : Se dit de la crête d’une vague qui blanchit.

Leash : Fil qui relie la planche à la cheville.

Lèvre de la vague : Partie en hauteur, la plus fine de la vague, lorsque celle-ci déferle.

Line up : Là où se forment les vagues.

Machine à laver : Cette métaphore utilisée par les pratiquants illustre bien ce que l’on peut ressentir lorsque l’on est entraîné par les vagues, secoué et roulé dans tous les sens.

Manœuvres : Figures exécutées avec la planche.

Nose : Nez de la planche.

Pic : Endroit où les surfeurs attendent les vagues.

Session : Moment de surf.

Spot : Lieu de pratique, on en compte plus de deux cents en France.

Take off : Phase dynamique s’exécutant en un seul mouvement pour se lever.

Tube : Tunnel formé par la vague se refermant.

add_to_photos Notes

[1Le territoire français comprend plus de deux cents spots de surf.

[2Cette métaphore utilisée par les pratiquants illustre bien ce que l’on peut ressentir lorsque l’on est entraîné par les vagues, secoué et roulé dans tous les sens.

[3C’est-à-dire être à côté du déferlement de la vague.

[4C’est lorsque l’onde rencontre un obstacle, ici le banc de sable, qu’elle se transforme en vague.

[5Les pieds sont en équerre et les orteils en appuis sur la planche. Les mains sont posées en avant du corps, à quelques centimètres du nose. La tête et les épaules sont légèrement reposées.

[6Voir à ce sujet Paul Yonnet sur « l’extrême de masse » (2004 : 174-176).

[7C’est là un choix arbitraire de définition parfaitement assumé, qui en est une parmi de nombreuses autres possibilités.

[8On aperçoit la scène — très brève — à 2:00 dans l’extrait suivant :
http://www.youtube.com/watch?v=oPcSDyaoQn0

[9Au profit de la Surfrider foundation en 2005.

[10Terme proposé par Pierre Bouvier : « Pratiques endoréiques, c’est-à-dire de celles qui, hier, étaient inaudibles hors du cercle étroit de leur lieux d’élocution. » (1997, § 17 http://socio-anthropologie.revues.org/index27.html).

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Pour citer cet article :

Anne-Sophie Sayeux, 2010. « Au cœur de la vague. Comment peut-on être surfeur ? ». ethnographiques.org, Numéro 20 - septembre 2010
Aux frontières du sport [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2010/Sayeux - consulté le 29.03.2024)
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