HERREROS Gilles, 2008, Au-delà de la sociologie des organisations. Sciences sociales et interventions

HERREROS Gilles, 2008, Au-delà de la sociologie des organisations. Sciences sociales et interventions, Paris, Érès.

Sommaire

Préfacé par Philipe Bernoux et postfacé par François Laplantine, ce livre ouvre un débat sur les rapports du sociologue à son terrain et à sa société. Il propose d’historiciser la sociologie des organisations, et de (re)placer son praticien dans un rôle de médiateur, dans la perspective d’une intervention pour le changement social.

Au commencement, la dichotomie savant-politique

Réactualisant le dilemme originel du savant et du politique, Gilles Herreros soutient qu’il ne peut pas y avoir de solution de continuité entre ces deux pôles. La question du statut du sociologue est un point central de la réflexion sociologique. Certes, la sociologie, à l’origine, se devait d’être « science » et réclamait sa propre visibilité, mais une lecture croisée du savant et du politique est nécessaire pour appréhender les phénomènes sociaux. De fait, la sociologie académique suspecta la recherche sur commande d’une absence de neutralité, faisant du sociologue sous contrat une sorte d’ingénieur social. En voulant la protéger des « contaminations internes » (25), les sociologues de l’institution ont fini par l’enfermer dans un bunker. Cependant, la sociologie des organisations, de par sa disponibilité à mettre les postulats et les démarches de son corpus classique « au service » (26) de commanditaires, devait faire face au politique et gérer de nouvelles réalités hors de la « forteresse universitaire » (28) pour remplir son contrat et expliciter l’organisation qu’elle s’attache à interroger. Œuvrant au désenclavement d’une discipline que nous osons qualifier de traditionnelle voire classique, la sociologie des organisations, sous commande, a de fait contribué à déblayer le terrain pour une intervention sociologique au sein des organisations.

Traçant l’ossature de ce que l’intervention sociologique représente pour les organisations, Herreros en relève les fragilités et fonde la nécessité de son dépassement. C’est pourquoi il esquisse ensuite les contours de ce qu’il nomme une sociologie des interventions. Pour illustrer sa démarche, l’auteur propose deux récits d’intervention : le premier relate une recherche réalisée au sein d’une organisation d’une cinquantaine de personnes, et le second, un travail réalisé pour le compte d’un organisme de sécurité sociale (203-230) .

Un brin d’histoire

Apparue aux Etats-Unis au début du XXe siècle dans le sillage de la sociologie industrielle dominée par le courant dit de la réforme sociale (35), la sociologie des organisations a passé un demi-siècle en berne. A cette époque, les thématiques liées à la production industrielle et au capitalisme avaient le vent en poupe. La sociologie des organisations n’a commencé à s’affirmer que dans les années 1970 où elle sera introduite en France. Si les travaux de Michel Crozier, son introducteur en France notamment, ont aidé cette sociologie spécialisée à sortir de sa position marginale, elle n’a véritablement commencé à trouver sa place que grâce au reflux du structuralo-marxisme et à l’intérêt nouveau des sociologues pour l’analyse du micro. Ce déplacement d’intérêt, conjugué à la réhabilitation de l’entreprise, voire de la figure sociale de l’entrepreneur, (40) demeure une des lames de fond qui ont porté cette discipline ; bien que les « académiques » lui reprochent de perdre son objectivité du fait de sa grande proximité avec les managers et son exposition à une certaine marchandisation. L’histoire de cette discipline est très riche et parmi ses grands représentants citons entre autres James March, Michel Crozier, Renaud Sainsaulieu, Erhard Friedberg et autres Philippe Urfalino, tout en gardant à l’esprit qu’elle reçut écho favorable en France très tardivement par rapport aux Etats-Unis.

De la classique sociologie des organisations…

Pour en revenir à la pratique, Crozier et Friedberg, reconnus comme les pères de l’analyse stratégique, invitaient à travers ce modèle à saisir l’acteur social comme étant doté de rationalité, et agissant au sein d’une organisation contingente, l’entreprise. Mis en perspective avec Max Weber, Michel Crozier et Erhard Friedberg ont été critiqués, en particulier dans leur compréhension du phénomène bureaucratique. Comme le souligne Gilles Herreros retraçant l’histoire de cette discipline, ces auteurs pensent que, dans le système, le jeu des acteurs expliquerait tout ou presque. Le rôle du sociologue des organisations reviendrait alors à interroger les multiples jeux de pouvoir et le positionnement des acteurs au sein de l’organisation. L’objectif est de retracer le système d’action concret, expression d’une informalisation sociale de l’entreprise et de ses règles, par les acteurs engagés dans des rationalités stratégiques.

Bien que partageant le raisonnement croziérien de l’organisation comme construit social issu du jeu des acteurs (52), certains auteurs comme Renaud Sainsaulieu (1977) se basent sur l’étude des identités au travail, pour minorer la capacité d’autonomie des acteurs individuels ou collectifs dans les organisations. Ce faisant, il ramène dans le modèle la prise en compte de variables exogènes, comme les capitaux sociaux et professionnels, constitutifs de l’identité au travail, et matérialisés notamment par l’expérience, que Crozier avait quasiment passés sous silence. Pour lui, il n’y a pas d’homologie structurale entre le déficit de capitaux sociaux et celui de capitaux organisationnels : l’identité se forge au travail et au travers des trajectoires sociales (54). Jean-Daniel Reynaud pour sa part usera de la notion de régulation conjointe pour compléter Crozier, en postulant que, malgré son autonomie, l’acteur ne peut pas forcément battre un système qui lui impose des règles strictes, qui sont des pesanteurs ancrées tant dans la culture professionnelle de l’entreprise que dans son expression matérielle.

En somme, si l’acteur est rationnel et stratégique, historiquement et socialement déterminé, son autonomie est à relativiser puisque le système organisationnel se charge de lui-même de réguler sa marge de manœuvre par l’intermédiaire de dispositifs et de règles plus ou moins structurants.

…aux nouvelles approches sociologiques de l’organisation

Au-delà de son unicité originelle consacrée en France par le pôle croziérien, les nouvelles approches de cette science, s’organisent autour des économies de la grandeur avec Luc Boltanski, de la théorie de l’acteur réseau et de la sociologie clinique.

Recherchant l’explication du lien social ailleurs que dans le conflit ou la culture, le programme conventionnaliste postule l’existence de « systèmes de grandeurs et d’équivalence » ou « conventions » (58) qui permettent dans des situations apparemment bloquées, aux acteurs d’établir un consensus de sortie de crise, un agir-ensemble. Dès lors, les tensions au sein de l’agora que représente l’organisation, revêtent un caractère normal. Les sociologues de l’innovation comme Bruno Latour insistent sur la nécessité de l’acceptation de l’innovation par les réseaux d’acteurs au sein de l’entreprise, comme fondement de sa réussite. En effet, la reformulation continue et processuelle du projet (ou de l’innovation) tout comme la constitution des réseaux sont illustrateurs d’opérations de traduction dont la centralité est assurée par l’acteur. La sociologie clinique d’Eugène Enriquez pour sa part élève l’acteur ou l’agent au rang de sujet, capable de pulsions et de désirs qui influent de facto sur le corpus rationnel de son action au sein de l’entreprise. Bien que trompeur par sa dénomination, la sociologie clinique n’a pas d’ambition thérapeutique : elle ouvre la voie à la finalité de la sociologie d’intervention, « l’advènement du sujet » (99-115) en intégrant son affectivité et son historicité au cœur de l’analyse, et en évitant sa réification.

Vers l’intervention

Pour cause, le sujet n’est pas un construit fini, mais une constante construction de l’acteur social, dont le sociologue d’intervention contribue à l’affirmation (114). Mieux, la pratique de l’intervention nécessite de mobiliser une pluralité de disciplines afin de cerner l’organisation dans sa totalité, tout en tenant compte des espaces singuliers. Problématisant aussi le rapport du chercheur à la connaissance et à son terrain, ces nouvelles approches conduisent inéluctablement sur les sentiers d’une sociologie d’intervention qui ne peut revendiquer son autonomie disciplinaire. La dernière partie de l’ouvrage explique par le bais de récits d’intervention, comment peut se donner à voir et à pratiquer une anthropologie d’intervention. Entre « déambulation théorique nomade » et « recours au trouble » (166), elle privilégie des postures nouvelles dans la recherche (238). Mobilisant Bruno Latour et François Laplantine, l’auteur relativise le postulat d’une certaine stabilité du social et admet la nécessité de le percevoir dans ses rapports conjoints avec le local et le global. Pour lui, le sociologue devient de ce fait un apprenant plutôt qu’un donneur de leçons et la démarche pluridisciplinaire s’avère nécessaire pour appréhender les enjeux de l’organisation. Une façon d’éviter la fragmentation disciplinaire ou le syndrome du cloisonnement qui mine la sociologie classique.

La longue introduction (9-32), annonçait une certaine richesse, pour un ouvrage qui n’a pas déçu. La production de Gilles Herreros a le mérite d’offrir un panorama des possibles développements de la sociologie des organisations, en s’appuyant sur des interventions concrètes. Sans être un plat discours tiraillé entre le philosophique et le général, son « décadrage » (241) jette les bases empiriques et théoriques d’une véritable sociologie d’intervention, qui offrirait aux organisations, beaucoup plus que la traditionnelle sociologie et sa plus célèbre représentation épistémologique, l’analyse stratégique de Crozier.

Au final, l’ouvrage associe à un lexique fouillé une culture épistémologique certaine qui contribue à développer un champ disciplinaire encore jeune. Transformer la sociologie classique des organisations pour passer à l’intervention, c’est bien là un moyen pratique de décloisonner la sociologie classique et académique. Cela ferait d’elle non plus un discours théorique, muré dans les laboratoires universitaires, et une rhétorique dont les non initiés saisissent mal l’importance et l’applicabilité, du moins dans les pays du sud, mais un outil pratique de gestion et de développement des organisations, qui associe à la fois la sociologie, l’ethnométhodologie, la psychologie, et bien d’autres disciplines.

Pour citer cet article :

Elieth Eyebiyi, 2010. « HERREROS Gilles, 2008, Au-delà de la sociologie des organisations. Sciences sociales et interventions ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2010/Eyebiyi - consulté le 28.03.2024)
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