Ethnographie multi-située de la capoeira : de la diffusion d’une pratique "sportive" afro-brésilienne à un rituel d’énergie interculturel

Résumé

La diffusion de la capoeira brésilienne dans le monde est portée par la mobilité croissante des acteurs de sa transmission ainsi que par les possibilités de circulations informationnelles actuelles. Toutefois, les intérêts socioéconomiques de ce marché mondial émergent n’explicitent pas à eux seuls l’essor de cette lutte-danse. Si l’engouement des « étrangers » s’applique au caractère sportif, séculier et récréatif de la capoeira, le rapport à la transcendance peut être observé dans des rites de protection, effectués principalement par les joueurs de capoeira « angola ». Portée par les chants, les rythmes de percussions et l’axé, la roda de capoeira s’apparente dès lors à un rituel d’énergie positif, favorisant l’expression de religiosité syncrétique. À partir d’un travail d’observations ethnographiques multi-situées, nous montrerons comment le rituel de la roda de capoeira peut générer un espace d’interculturations (Demorgon, 2000). Vitalisé par des imaginaires diasporiques (Appadurai, 2005), l’essor mondial de la capoeira excède dès lors les limites du simple fait sportif.

Abstract

A multi-sited ethnography of the diffusion of capoeira : from afro-brazilian “sport” to a space of syncretic religiosity. The spread of Brazilian capoeira around the world can be explained by the increasing mobility of the actors responsible for its transmission, as well as by new contemporary means of communication. However, the popularity of this fight-dance cannot be explained exclusively by the socio-economic interests of this emerging global market. If the interest of ’foreigners’ for capoeira is caused mainly by its sport, secular and recreational aspects, it is not possible to ignore the relationship with transcendence that can be observed in protective rites, mostly by players of the kind of capoeira called "angola". Supported by song, percussive rhythms and the axé, the roda de capoeira is thus similar to a ritual of positive energy that encourages the expression of syncretic religiosity.
Based on ethnographic observations conducted in multiple places, we show how the ritual of the roda de capoeira can generate a space for ‘interculturation’ (Demorgon, 2000). Vitalized by “diasporic imaginary constructs” (Appadurai, 2005), the worldwide expansion of capoeira is a phenomenon that goes far beyond a pure sports phenomenon.

Sommaire

Table des matières

Introduction

La capoeira brésilienne est un jeu, mais également une lutte, une danse, un sport ou un art. Fréquemment comparée à un caméléon, la pratique s’est modifiée au cours de son histoire au Brésil, passant légendairement d’un instrument de libération des esclaves africains, à une forme rusée de combats de rue, puis simultanément à un sport et à un outil de revendications ethnoculturelles. Depuis une vingtaine d’années, le contexte de sa diffusion mondialisée l’a assimilée à un produit de marché, mais la dernière étiquette en date est d’ordre institutionnel : le 15 juillet 2009, la capoeira a été reconnue au titre de patrimoine immatériel de la culture brésilienne par l’Iphan (Institut du patrimoine historique et artistique national). Sa préservation devra être assurée par l’élaboration de projets et de politiques publiques en faveur de la continuité de la manifestation. Ce statut patrimonial, qui privilégie le domaine de la culture afro-traditionnelle, supplante ainsi, d’un point de vue symbolique tout au moins, le processus de sportivisation, qui a accompagné le développement de l’activité au Brésil tout au long du 20e siècle. Cette reconnaissance patrimoniale ne manque pas d’interroger, puisqu’elle advient dans un contexte de diffusion mondiale assurée de la capoeira. Si les pionniers sont apparus au début des années 80 aux États-Unis et peu après en Europe, le phénomène a pris une ampleur significative au tournant de ce deuxième millénaire [1]. Le flux migratoire croissant des capoeiristes d’abord brésiliens, mais actuellement aussi d’autres nationalités a stimulé l’implantation de nouvelles structures de capoeira dans des espaces culturels de plus en plus éclectiques : Pologne, Japon, Israël, Syrie, Angola, Ouganda, etc.

Des espaces éclectiques…
Roda du groupe capoeir’Arab, Companhia Pernas pro Ar, sur une terrasse du château arabe de Qalat ibn Maan qui surplombe l’antique Palmyre, Syrie.
Photographie : Monica Aceti

Comprendre la diffusion de la capoeira a motivé notre enquête. À partir d’une ethnographie multi-située, deux caractéristiques ont émergé : les attributs d’« universalité sportive » de la roda de capoeira se joignent à l’« exotisme » de l’afro-brésilianité de la pratique. Afin de comprendre cette double perspective qui fait référence aux imaginaires mythiques d’égalitarisme du sport (Ehrenberg, 1991) et de métissage de la société brésilienne (Freyre, 2003 (1933)), nous poserons d’abord les jalons de l’évolution sociopolitique de la capoeira au Brésil. Une ramification historique a soutenu, d’un côté, un processus de sportivisation de la pratique, représentée par la capoeira « régionale » et de l’autre, un mouvement de revendication ethnoculturelle, qui a pour matrice la référence à l’africanité, incarnée par la capoeira « angola ». Partant de cette rupture historique, à laquelle se réfèrent deux lignes de pratique actuelles, nous verrons comment l’enchevêtrement des mobilités migratoires et sociales des acteurs influence les modalités de transmission de la capoeira ainsi que la construction d’imaginaires. Entre les logiques de circulation mondialisée du système informationnel-marchand de la capoeira et les logiques de proximité pragmatiques, qui conduisent à des recompositions locales de la pratique, la mondialisation de la capoeira génère des phénomènes d’hybridations culturelles. Cet objet d’anthropologie de la globalisation, qui s’applique à l’exploration des flux humains de capoeiristes et des réseaux de structures de capoeira fait appel à des « proliférations imaginaires qui redessinent notre planète » (Abélès, 2005 : 23). Plus précisément, en nous appuyant sur le concept de « mondialité » (Glissant, 2002/2003 *), nous montrerons comment le rituel de la roda de capoeira génère un espace d’échanges interculturels et devient un terrain d’expression de religiosité syncrétique, dépassant en cela les limites du simple fait sportif.

Des terrains mouvants : le propre de la capoeira

La capoeira n’est pas régie par des règlements « universalistes », tels ceux des compétitions sportives, mais elle varie selon des codes rituels et des savoir-faire, transmis généralement de maîtres à élèves. En fonction des acteurs et des conditions sociolocales et politiques de l’espace culturel de la pratique, les finalités du jeu de capoeira se modifient. Entre une démonstration spectaculaire, un championnat de capoeira, une rencontre entre angoleiros [2], un baptême de capoeira « régionale » ou un atelier de capoeira [3], ce moyen d’expression corporelle se révèle « mouvant ». Afin d’éviter l’écueil d’une description des finalités de « la » capoeira, qui serait inévitablement réductrice, nous proposons cette définition théorique :

La capoeira est une manifestation culturelle et rituelle, au cours de laquelle deux individus interagissent dans un jeu corporel, se déroulant à l’intérieur d’un cercle (la roda), formé par les autres participants, animés par des chants et rythmés par des instruments de musique. Le combat simulé consiste en une série de gestes d’attaque, d’esquives et de déplacements continus.

En fonction des codes et des rituels propres au groupe de participants, l’action prend une valeur symbolique qui influe sur le statut de l’un ou l’autre des individus.

Source de divertissement, de confrontation agonistique, d’éducation, de sociabilité, de transcendance ou voie de professionnalisation, la pratique de la capoeira ouvre à un éventail d’entrées en matière, expliquant en partie son succès. Nos observations s’appliquent précisément à la perméabilité de la capoeira. Puisque l’espace géographique, l’inscription historique, le milieu social, mais également l’instrumentalisation de son usage à des fins tantôt économiques, touristiques, éducatives ou artistiques — pour n’en citer que quelques-unes — conditionnent la forme de pratique et les modalités de transmission, qu’en est-il des valeurs culturelles incorporées par les nouveaux pratiquants de capoeira ?

Ces différenciations localisées de la diffusion de la capoeira en dehors du Brésil ont été appréhendées par une ethnographie multisituée [4] et par une étude diachronique de l’essor de la discipline en Europe, à partir d’archives et de récits de vie (voir tableau des terrains, ci-contre). Ces données montrent que les Européens considèrent principalement la capoeira comme un loisir sportif. Un contremaître brésilien rapporte ainsi sa tentative d’explication des rituels, qu’il effectue dans la capoeira, à une élève suisse :

« Parce que le Brésil a eu cette époque de la colonisation. Il y a eu des colonisateurs qui arrivèrent... Cette chose est restée, de la religion… Et, j’ai essayé de lui expliquer que la roda de capoeira n’est pas comme une discothèque. » (Fribourg, 2005)

En effet, des éléments rituels et mystiques, tels que la notion d’ancestralité, la relient à son origine africaine. Selon Talmon-Chvaicer (2010 : 176), la capoeira était pour les esclaves africains « une interaction complexe entre les individus, qui incluait leur essence physique et spirituelle et qui impliquait les dieux et les esprits de leurs ancêtres ».

Ainsi, la roda de capoeira met à jour des logiques d’actions non seulement récréatives, sportives ou salutaires, mais également patrimoniales, idéopolitiques ou spirituelles. Dans une perspective straussienne, l’étude de cette pratique en termes de « monde social », dont les traits (activités, sites, technologies, organisations) peuvent être « traduits analytiquement en processus » (Strauss, 1992 (1976) : 273), donne lieu à des segmentations qui actualisent divers « micro-mondes ». La roda [5] de capoeira est apparue comme un lieu de rencontres, de négociations et de confrontations non verbales entre des « micro-mondes », « marqués par une formidable fluidité (…), où rien n’est strictement déterminé » (1992 (1976) : 275). Cet espace d’expérimentations corporelles interindividuelles est le théâtre de démonstrations de complicités ludiques, de supériorités physiques ou techniques, d’acquis expérientiels, mais également de rituels que l’on observe dans des actes de déférences ainsi que dans des rites de protection. C’est principalement ces gestuelles qui ont fait l’objet d’investigations : nous avons relevé les signes discrets, mais interpellateurs de leur présence dans les nouveaux contextes culturels de la capoeira. Quelle est l’importance de leurs significations dans le contexte d’une pratique majoritairement sportive, récréative et séculière ?

Dans le prolongement de cette thématique, l’« axé » est une notion intéressante à investiguer. Ce terme est communément employé pour désigner l’énergie positive, qui se crée dans la formation de la roda de capoeira, stimulée par les chants en portugais, les instruments de percussion, parfois les frappes de mains et, en particulier, l’arc musical aux connotations africaines et archaïques, appelé berimbau. Cette dimension spirituelle et libératrice (Lewis, 1992 ; Downey, 2005) de l’« axé », qui transcende les joueurs dans le rituel de la roda, concourt dans les nouveaux terrains d’implantation de la capoeira au partage d’une religiosité et d’une interculturation [6] entre des individus de cultures et de religions différentes, qui contraste avec les caractéristiques universalistes (et nationalistes), rationnelles et séculières des activités sportives.

Encadré : l’évolution politico-historique de la capoeira au Brésil

 

Origines historiques et imaginaires mythiques

Les méthodes de combat, les danses et les rituels religieux [7] des esclaves africains sont à l’origine de la pratique qui s’est développée au Brésil durant la période coloniale. Les capoeiristes actuels, en fonction de leur ligne de pratique et de leurs affinités, se réfèrent à divers mythes d’origine (Assunção, 2005) : le plus répandu, parmi les acteurs de la transmission, dans les médias et sur Internet, le présente comme une forme de lutte, développée en secret par les esclaves africains et déguisée en danse, afin de résister à l’oppression coloniale portugaise. Dans la version afro-centrée [8], la danse du zèbre N’golo en Angola est à l’origine de la capoeira (Desch Obi, 2008), alors que dans la version romantique (Areias, 1983), les esclaves fugitifs auraient copié les techniques de défense des animaux, afin d’assurer leur survie.

Le débat controversé sur les origines est laissé aux historiens, tandis que les différents imaginaires (Aceti, 2010), liés à ce mythe de libération, qui accompagnent actuellement la diffusion de la capoeira seront repris dans le cours de l’article, puisqu’ils sustentent les « fondements » [9] qui permettent d’agréger des pratiquants autour de valeurs directrices et d’idées partagées.

L’avènement de la capoeira sportive

Activité de rue, associée au vagabondage et à la malandragem (Dias, 2006), la pratique de la capoeira était, au Brésil, prohibée et considérée comme un crime par le Code pénal (Décret no 487 du 11.10.1890). Tout au long du XXe s., elle entame un processus de reconnaissance et de sportivisation [10], qui se déroule parallèlement à la modernisation de la société brésilienne. En 1953, dans une optique de politique populiste et patriotique, Getúlio Vargas, alors Président de la République brésilienne, déclare que la capoeira est « le seul véritable sport national ». L’idéologie nationaliste du progrès s’exprime en particulier dans l’innovante « gymnastica brasileira regional », conçue, à partir des années 30, par maître Bimba (Manoel dos Reis Machado, 1900-1974). Ce dernier deviendra la figure symbolique de l’orientation « moderne » de la capoeira. L’« éthos de l’efficacité » [11] de cette forme de pratique introduit de « nouveaux rituels » (Assunção, 2005 : 137-149), qui ont sans aucun doute contenu « un certain nombre de concessions envers le goût de la classe blanche et moyenne » (2005 : 149 trad.). L’enseignement dans un lieu fermé — appelé « académie » — l’obligation d’être travailleur ou étudiant, l’adoption de l’uniforme blanc, l’invention de séquences d’enseignement et surtout celle du rituel d’initiation (le batisado), puis de qualification (la formatura), répondaient à des demandes sociales et politiques. Ces innovations ont permis de légitimer l’activité au regard des autorités (cf. Abreu, 1999 ; Assunção, 2005 ; Almeida, 2002 ; Sodré, 2002). Par opposition, maître Pastinha (Vicente Ferreira Pastinha, 1889-1981), autre figure majeure dans l’histoire de la capoeira, revendique son attachement à la préservation d’une capoeira « traditionnelle », à laquelle il donne le nom de capoeira « angola ». Ce paradigme de « pureté » lui a permis, « grâce à la médiation des artistes et des intellectuels avides de `cultures authentiques´ » (Pondé Vassallo, 2003 : 120 trad.) de bénéficier de quelques retombées économiques, en présentant la capoeira « angola » sous la forme d’exhibitions folkloriques. La capoeira « angola » va cependant presque disparaître à partir des années 50, alors que la « régionale » se diffuse dans un pays obnubilé par la modernisation (Assunção, 2005 : 185-186). La filiation avec l’origine africaine sera renouée à partir des années 80 par les mouvements de revendication noirs. L’intérêt actuel des Européens pour ce cadre culturel afro-brésilien, au sens fort d’afro descendant (Araujo and Saillant, 2009 *), ritualisé, traditionnel et parfois mystique semble s’inscrire parallèlement aux formes de revivalisme des rites et jeux traditionnels (Gaudin, 2009b ; Loudcher, 2009 ; Fournier, 2009 *).

L’essor du "marché de la capoeira"

La capoeira se diffuse principalement au niveau mondial dans la ligne de la « gymnastique brésilienne de capoeira régionale », mais cette tendance sportive a intégré les demandes d’un marché culturel. Le développement de ce créneau économique est fondamental, car il favorise la mobilité sociale des capoeiristes, majoritairement brésiliens, souvent noirs et d’origine populaire. L’ascension sociale des migrants, lorsqu’ils proviennent de favelas brésiliennes, se réalise dans des conditions d’adaptation complexes et de travail précaire.

La déterritorialisation de la capoeira engendre un flux culturel. D’une part, les capoeiristes brésiliens délocalisés prennent soin de garder le contact avec leur pays d’origine, qui est en partie réinventé. D’autre part, l’engouement des Européens pour les caractéristiques culturelles – tantôt festives, tantôt « exotiques » – de la capoeira a conduit à des formes de renforcements de l’afro-brésilianité des transmetteurs. Les individus, dotés de « capital anthropologique » [12], peuvent investir cette compétence dans la marchandisation de la capoeira, en lui conférant une marque d’« authenticité ».

L’enseignement de la capoeira dans des sites délocalisés alimente la création de nouveaux « ethnoscapes », c’est-à-dire de « paysages d’identité de groupe ». Cette notion empruntée à Appadurai (2005 (1996) : 91) désigne des groupes qui « ne sont plus étroitement territorialisés, ni liés spatialement, ni dépourvus d’une conscience historique, ni culturellement homogènes ». Dans le cadre de la capoeira, ces reconfigurations culturelles vivantes et dynamiques se légitiment dans un processus de transmission entre un individu, souvent brésilien, et ses élèves, mais également au travers des médias (films, séries, jeux vidéos) et par la circulation d’informations via Internet (YouTube, site web, etc.). Trois sources culturelles alimentent ces ethnoscapes. La perpétuation du savoir-faire de la capoeira s’ancre dans un rapport d’hybridation triangulaire entre les effets du GLOBAL, c’est-à-dire de la culture du réseau mondialisé de la capoeira, les empreintes de la culture d’ORIGINE afro-brésilienne et l’impact des ressources culturelles LOCALES. Chaque savoir-faire incorporé s’inscrit en un point de ce que nous avons appelé le « triangle d’hybridation G.O.L. ».

Schéma G.O.L. des sources d’hybridation
Schéma G.O.L. des sources d’hybridation

Nous avons montré dans l’aperçu historique comment la culture de la capoeira est déjà polysémique sur le sol brésilien. Les enjeux de légitimation et de concurrence entre les lignes de pratique, qui se réfèrent tantôt à la « tradition » avec la capoeira « angola » tantôt à la « modernité » dans la capoeira « contemporaine » [13], accompagnent les flux de migrants. Les groupes diasporiques forgent leur excellence par la construction de leur « authenticité » en relation à un mythe d’origine et à leur nationalité. Ils se partagent, non sans conflits, les nouveaux territoires d’implantation européens de la discipline brésilienne.

La reconnaissance de l’afro-descendance de la capoeira et l’identification aux mouvements de revendication noirs se lisent sur les corps et dans la pratique des capoeiristes : en donnant de la visibilité aux rites, les joueurs articulent le lien historique. Ainsi, l’expressivité des gestuelles de mandinga met en évidence une dimension afro-religieuse, mais également esthétique. Vecteurs d’identités « ethnopolitiques » (Agier, 1992 *), les références afro-brésiliennes s’opposent aux valeurs individualistes, sportives et néolibérales du contexte d’implantation européen, bien que dans les faits ce « bien culturel » (Warnier, 2004 (1999)), puisse être instrumentalisé par les individus en ascension sociale dans un processus de mondialisation de la culture. En effet, le Brésil véhicule un imaginaire de festivités, de sensualité et de métissage en référence au mythe de démocratie raciale (Freyre, 2003 (1933)). Ces attributs idéaux concourent à l’essor d’un marché de la capoeira, qualifié d’« industrie du divertissement » (Esteves, 2004), en générant des produits dérivés (shows et fêtes brésiliennes, batucada, vente de matériels, voyages organisés, etc.). Ainsi, les nouveaux espaces d’implantation — principalement régis par le marché de la consommation — conditionnent l’activité, en générant des adaptations interculturelles dynamiques.

La littérature dans le champ de la capoeira en sciences sociales est émergente (Rosenthal, 2007) et apparaît depuis quelques années dans les colloques européens [14]. Parmi les travaux d’ethno-anthropologie, la thèse de Pondé Vassallo (2001) présente une comparaison entre un groupe parisien et carioca de capoeira. Les articles plus récents de Delamont et Stephens traitent d’une structure située en Grande-Bretagne. Dans l’une des contributions (Campos Rosario, Stephens, Delamont, 2010), les buts et les stratégies d’un maître "à succès" sont décrits, mettant à jour un processus de transmission par l’acculturation des élèves aux valeurs jugées fondamentales pour le maître : loyauté, cohésion sociale, goût pour la culture brésilienne et beau jeu. Ces modes d’enseignement systématisant et hiérarchisant, qui visent à la reproduction, sont répandus. De notre côté, nous avons également recherché des terrains « décalés », qui offrent des cas d’« interculturation » - à la différence de l’« acculturation » - afin d’analyser les formes d’hybridations créatrices et novatrices de l’influence des nouveaux contextes sur la capoeira.

« Corps glorieux » et corps méritocratiques

L’influence occidentale sur la capoeira — par le biais de sa sportivisation — perdure dans les terrains européens de capoeira « contemporaine ». Le fonctionnement de ces groupes est basé sur la construction d’une excellence, influencée par les valeurs du progrès ainsi que sur la spectacularisation des « corps glorieux » [15] (Augé, 2003 : 64). Nombreux sont les publicités, les jeux vidéos et les films d’action qui ont inséré des scènes de capoeira, misant sur l’aspect spectaculaire des corps acrobatiques virevoltants. Sur You Tube, diverses vidéos retravaillées dans cette optique fictionnelle sont régulièrement postées. À titre d’exemple, cette vidéo extraite du site YouTube est représentative du principe des « corps glorieux » dans la capoeira. Postée le 15.08.2007, elle a été vue trois ans plus tard plus de 947’000 fois, donnant lieu à quelque 860 commentaires largement admiratifs.

Les aspects liés à la performance, à la compétition, à la technique et à la virtuosité se donnent à voir également au moment des baptêmes. Ces événements, généralement annuels, ne correspondent plus au rituel, créé par maître Bimba [16]. Actuellement, la cérémonie du baptême s’organise comme un spectacle public, auquel se sont ajoutés des passages de grades symboliques, représentés par des ceintures, dont les couleurs et le nombre diffèrent selon les groupes. Si la référence au sacrement chrétien apparaît dans cette appellation, les baptêmes de capoeira sont des rituels d’initiation et d’intégration sans connotation religieuse, dont l’objectif est d’accueillir et de fidéliser le nouveau participant, dans une ambiance festive et « extra-ordinaire » :

« Voir tant de personnes, en même temps, cela donnait un froid dans le ventre, tu sais, et le berimbau qui jouait, tout le monde qui frappait des mains et cela m’a hallucinée » (Femme brésilienne professeure de capoeira, 36 ans. Rio de Janeiro, 2006, traduit du portugais)

Lors de la roda de baptême, l’initiant effectue un jeu avec un maître invité, qui le fait rituellement chuter :

« J’ai donné une queixada, lui… puff me balaya. Et alors, je suis tombée. C’était fait. Il lia ma corde jaune et alors je suis allée m’entraîner, chaque fois plus. Je suis devenue rat d’académie » (Idem)

Trailer de baptême.
Ce trailer de baptême de capoeira de l’Association Capoeira Lausanne, en 2001, a été effectué par Sylvain Nicolier, qui nous a donné son aimable accord pour sa diffusion.
Vidéo QuickTime, 19,9 Mo - Réalisation : Sylvain Nicolier.

Dans de nombreux groupes, l’acte rituel d’initiation consiste à administrer un coup objectif ou un balayage de jambe, amenant l’élève à une chute au sol (trailer de baptême). Mais suite à des accidents ou des coups trop appliqués, certains élèves abandonnaient la pratique. Afin de préserver le marché et la sécurité des élèves, une tendance à l’euphémisation des contacts physiques a été observée dans certains groupes (Aceti, 2007/2008 *) :

« J’avais un peu peur du baptême justement parce qu’on m’avait dit plein de choses. Tu vas voir, ils te font tomber et puis, en fait, je me suis rendu compte que c’était pas si terrible que ça. Tu rentres dans la roda, tu joues avec les maîtres, ils te font gentiment tomber ou même pas, parfois. C’est tout, ça se passe très bien. » (Femme française, 28 ans, enseignante, ayant passé son baptême en France. Rio de Janeiro, 2006)

Le rituel devient plus symbolique et démontre une adaptation de l’activité à l’économie d’un marché, dont une part importante de la clientèle sont des femmes et des enfants :

« Les débutants, cordes blanches, joueront pour la première fois dans une roda “officielle”, encadrée par plusieurs capoeiristes renommés qui approuveront la qualité de leur jeu. Ils recevront probablement une première gentille “chute”, une mise à terre dans la roda afin de les encourager à progresser. » (extrait de newsletter au sujet d’un baptême pour enfants, écrite par une pratiquante suisse, 2010)

Les valeurs éducatives traversent le rituel du baptême, qui s’accompagne également d’une cérémonie de remises de grades [17] d’inspiration militaire et sportive, permettant de mettre en scène un classement méritocratique. Une reconnaissance agrégative se construit autour de ces nouvelles figures héroïques : la démonstration de leur « force de caractère » rappelle les valeurs de « courage », « gameness » (esprit de jeu), « integrity » (intégrité) et « composure » (maîtrise de soi) reconnues par Birrel (1981) au sport en général. Aux compétences morales, physiques et techniques du capoeiriste s’ajoutent d’autres mérites liés aux années de pratiques et à l’investissement — souvent bénévole — au sein de l’« académie », à ses qualités didactiques dans l’enseignement ou encore à ses connaissances du jargon et des « manières d’être capoeiriste » sans oublier les compétences musicales et percussives, la maîtrise de la langue portugaise ou le savoir-faire artisanal (construction d’instruments de musique).

La mondialisation de la capoeira semble poursuivre le processus de sportivisation et de commercialisation qui s’est développé au Brésil dès les années 70. Rappelant certaines caractéristiques du passage des « jeux anciens aux shows sportifs » (Vigarello, 2002), le rituel de la roda de capoeira tendrait à la sécularisation (cf. Guttmann, 1978 ; Rivière, 1995 ; Segalen, 1998 ; Le Pogam, 1999 *). En effet, les nombreuses formes de démonstrations de capoeira (dans la rue, lors de festival ou sur des scènes professionnelles) l’associent aux logiques de spectacle et de marchandise et ne présentent que rarement le caractère d’un jeu rituel et spontané. La tendance spectaculaire et uniformisante est soutenue par les médias [18], qui concourent au phénomène d’expansion mondiale de la capoeira. Toutefois, la forme symbolique et concrète du combat ritualisé, théâtralisant la survie et son pendant — la mort —, fait advenir des gestuelles de protection, à certains moments précis de la pratique. Or, elles n’ont plus la fonction de sauvegarder le capoeiriste dans les jeux actuels. Leur signification immatérielle est alors envisagée comme le signe d’un « branchement » (Amselle, 2001), c’est-à-dire d’un raccordement à la matrice Afrique, elle-même considérée comme une « entité déterritorialisée » [19].

Le « branchement » Afrique

La matrice Afrique s’oppose à la quête du progrès rationaliste occidental, mais elle ne se restreint pas, pour autant, à une tradition afro-centriste, définie comme une répétition à l’identique. Le recours à la mémoire de l’Afrique parmi les capoeiristes peut se voir appliquer le concept de Gilroy (2010 (1993) : 150) du « Même changeant », envisagé comme un stimulus à l’innovation, au changement et au brassage.

Les rituels de protection sont des signes de la matrice Afrique, qui mettent à jour un rapport à la superstition et au religieux. Ces gestes sont effectués le plus souvent au début du jeu de capoeira après le chant d’ouverture (ladainha). Les capoeiristes, qui ont fait leurs « prières, mettent les pointes des doigts au sol, font le signe de la croix, se serrent les mains et commencent le jeu » (Cruz, 1997 : 70). Certains maîtres de capoeira brésiliens se réfèrent explicitement à la présence des ancêtres dans la roda et en appellent aux phénomènes de transcendance mystique.

Paroles de Maître Liminha (1964-2005). (Genève, 10.05.2004)


Une valeur « sacrée » [20] est parfois attribuée à l’instrument du berimbau. Aussi, est-il recommandé de ne pas enjamber l’arc musical, lorsqu’il est déposé au sol, au risque de « couper son énergie ». Certains rites, tels que brûler des bougies ou de l’encens avant un événement, ou porter un patuá — amulette protectrice — sont fréquents parmi les capoeiristes issus du candomblé. Bien que la religion, généralement le catholicisme ou le candomblé, soit considérée comme une affaire privée, qui n’interfère pas dans la capoeira, des références explicites au religieux apparaissent à travers les gestuelles d’ouverture des jeux. Dans nos observations de terrains, ces rites de protection sont principalement effectués par des Brésiliens, comme le relève ce témoin :

« Dans la roda, eh bien, on a l’habitude d’arriver, de se bénir pour jouer la capoeira. Il va toujours y avoir une certaine chose, au-delà des gens, ici présents. Il faut être attentif, se bénir et tout. Ici, ce n’est pas une chose qui fait partie des habitudes des personnes d’Europe, n’est-ce pas ? Déjà en Italie, un peu plus, mais en Allemagne, personne. Les gars, ils vont dans la roda, entrent, tu sais comment, c’est... peito aberto » (Contremaître brésilien, 34 ans. Fribourg, 2005)

Cette expression de « peito aberto », littéralement poitrine ouverte, autrement dit entrer directement dans la roda — sans prendre de précaution — s’apparente à une forme d’ingénuité. Par opposition, le joueur qui a le « corpo fechado » désigne celui qui se protège par une méfiance constante, ainsi que par des prières ou des rites, ayant « fermé son corps » aux divers dangers [21]. Le rapport à la superstition du capoeiriste est précisé par Bonates (2006 (1999) : 65) :

« Il est un individu plutôt superstitieux et nourri de syncrétisme, mais pas systématiquement adepte du candomblé ou pratiquant de la religion catholique. Même s’il ne met jamais les pieds à l’église ou dans les lieux de culte afro-brésilien, il n’oublie jamais de se signer avant de jouer et trace parfois de mystérieux symboles sur le sol avant de s’en remettre à la providence d’un combat énigmatique. »

Chaque jeu présente un caractère aléatoire : la chute est la situation que le joueur tente d’éviter, tout en essayant de l’appliquer à son compagnon. Perdre ou garder la « face », au sens de Goffman (1974), sous-tend ces rites d’interactions ludiques ; en effet, « tomber sur les fesses » peut altérer un statut symbolique, en fonction du code de l’honneur, qui varie suivant le milieu socioculturel des joueurs [22]. Selon Bonates toujours (2006 (1999) : 65), la « notion singulière de mandinga » contribue à l’« équilibre économique et social » du capoeiriste :

« Etre mandingueiro — qualité suprême que tout capoeiriste essaie de développer, c’est se montrer à la fois respectueux des forces qui nous gouvernent et capable de les utiliser pour assurer sa propre survie. Il se recueille souvent pour demander la protection de telle ou telle divinité, et comme, dans le fond, il n’est sûr de rien, il assure également sa propre protection par une méfiance extrême. »

Au fil des entretiens, deux mondes se dessinent, différenciant les insiders « pratiquants », qui se réfèrent à la matrice Afrique, des outsiders « en récréation », plus rationnels et euro-centrés. Les Brésiliens, qui font partie de la première catégorie, considèrent la capoeira comme une religion. Généralement, ils prennent soin de ne pas imposer cet aspect aux élèves, qui, pour leur part, associent la capoeira à un loisir. Les rites de protection peuvent toutefois basculer rapidement vers l’acte de routine :

« … chaque fois que tu entres, c’est une manie, n’est-ce pas ? Tu entres, tu te signes... Cent fois, cent fois, tu vas... » (Contremaître brésilien, 34 ans. Fribourg, 2005)

Seule la valeur que lui attribue son auteur lui assigne une fonction religieuse. Différencier le religieux du récréatif s’avère par ailleurs délicat, comme le relevait Durkheim (2003 (1912) : 544) au début du siècle passé.

Si les gestuelles mystiques (signes de recueillement sur soi, gestes incantatoires au sol, au ciel ou envers les berimbaus) provoquent de la suspicion parmi nombre d’Européens, pour d’autres, ces rites, au sens fort, ainsi que les aspects culturels de la capoeira, sont une source d’intérêt, les amenant à voyager au Brésil et à s’immerger dans les académies brésiliennes, en quête de « racines », d’expériences « authentiques » ( onclick="window.open(this.href,'annexe4aceti','height=600, width=800,top=100, left=100,toolbar=no, menubar=no, location=no, resizable=yes, scrollbars=yes, status=no'); return false;">Annexe : Souvenir de roda dans la périphérie de Salvador) ou de simulations ludiques et pittoresques. Les allers-retours entre le Brésil et l’« extérieur » induisent des échanges et des adaptations interculturelles, qui brouillent la délimitation entre les insiders « pratiquants », qui se relient à la matrice Afrique et les outsiders « en récréation », qui privilégient le plaisir de pratiquer et un rapport sportif à la capoeira. Le brassage conduit des non-Africains à se « brancher » sur la matrice Afrique. Les Européens blancs qui choisissent de pratiquer la capoeira « angola » illustrent plus particulièrement ce phénomène d’interculturation.

Les rodas de capoeira, terreaux de religiosité syncrétique

Par la circulation mondialisée des individus, différentes références culturelles et cultuelles se côtoient dans l’espace de la roda de capoeira. Ainsi, les chants de capoeira (toujours en portugais), dont les refrains sont répétés par l’ensemble des joueurs, contiennent parfois des références à la religion catholique ou aux orishas du candomblé. Sur le forum du site capoeira.france.com, un internaute s’interroge :

« N’est-ce pas ambigu de chanter des louanges au seigneur lors de rodas, tout en étant athée ou de confessions autres que chrétiennes ? C’est pas que ça m’empêche de dormir, mais bon où commence la danse martiale et où finissent les actes religieux...
(..) j’me posais la question parce qu’on peut aimer la capoeira sans adhérer à toute la panoplie non ? C’est d’ailleurs cela la différence entre assoc’ et secte ! » (Internaute, 30.05.2006)

À la dichotomie des deux mondes, un autre internaute répond que des affinités et des usages religieux variés cohabitent, selon lui, dans les rodas :

« Heureusement, on a le choix. Il y en a qui font la croix et demandent la bénédiction au ciel, d’autres à leurs ‘saints’, d’autres demandent la bénédiction au sol, d’autres aux instruments, d’autres se contentent de saluer..., d’autres ne font rien, lol, du tout et tout le monde respecte. » (internaute, 30.05.2006)

Des registres distincts voisinent dans l’espace-temps de la roda, révélant l’imbrication des domaines profanes, mystiques et religieux [23]. Le terme de religiosité syncrétique peut rendre compte de cette coexistence, « en terme de jeux de composition, bricolage, ‘syncrétisme’ » (Piette, 1990 : 90). Si, dans la capoeira, les références au candomblé et à la religion catholique s’expliquent historiquement, la circulation des pratiques religieuses crée désormais des possibilités d’expressions élargies, comme en témoigne l’emblème du groupe capoeira Narahari, installé en Californie.

L’emblème du groupe capoeira Narahari.
tiré du site [http://www.brazilca.com/capoeira.html]

La pratique du maître de cette structure est influencée par « son héritage brésilien, aussi bien que par ses études et son appréciation de la philosophie spirituelle indienne. » [24]

Trois formes de mobilités sont apparues dans nos terrains. La plus courante s’applique au flux migratoire des Brésiliens, de milieux socioéconomiques défavorisés, motivés par les possibilités d’ascension sociale. Les Européens, quant à eux, effectuent des mobilités spatiales circulaires par les voyages initiatiques. Une troisième forme de trajectoire a été rencontrée, qui se passe cette fois en dehors du Brésil.

Cet extrait filmique de roda effectuée à Damas est représentative de la mondialisation de la capoeira. Cette scène cosmopolite est étroitement liée à des parcours biographiques migratoires ainsi qu’à la circulation touristique des capoeiristes.

Cette situation d’interculturalisme peut-elle être associée au signe d’une révolution culturelle, telle que la définit Wolton (2003 : 12) dans son plaidoyer pour une « autre » mondialisation, à laquelle il associe le « concept de cohabitation culturelle » ? Dans le cas syrien, la roda répondait pragmatiquement à une visée publicitaire. Toutefois, le choix de la quinzaine d’étrangers — pour la plupart des Allemands, ayant connu les organisateurs avant leur départ — d’opter pour un voyage en Syrie, à défaut du Brésil, souligne la ramification du groupe dans une relation de « mondialité » :

« La mondialité est le sentiment imaginaire que l’on ne peut multiplier les diversités qu’en les mettant en relation les unes avec les autres. C’est l’idée que nous avons un lieu qui nous est commun et un lieu qui nous est particulier. Le lieu qui nous est particulier est le lieu où l’on est, où l’on est né, c’est notre pays ; et le lieu qui nous est commun, c’est le Tout-Monde. Si on ne fait pas le lien de l’un à l’autre, on rétrécit et l’un et l’autre. Je pense que nous sommes entrés dans l’ère du monde où le lieu particulier ne peut plus être considéré comme constituant en soi une unité fermée et close, et que ce qui fait la grandeur du lieu particulier, c’est qu’il est en relation. » (Glissant, 2002-2003 : 81 *)

Cette forme de relation dans la « mondialité » aborde l’étranger comme « celui dont j’ai besoin pour changer en échangeant, tout en restant moi-même » (Glissant, 2002-2003 : 81 *). La « mondialité » se distingue de la notion d’universalisme, qui projette un modèle hégémonique, transposable en tout contexte, théoriquement tel que le sport de compétition. Dans le processus d’expansion mondiale de la capoeira, le caractère sportif et séculier — de type universaliste —, conduit à une diffusion homogénéisante. Les formes les plus abouties de cette tendance s’observent dans les compétitions de capoeira, organisée par les « mégagroupes », tels que ABADA (plus de 40’000 membres), Muzenza, Gerais… Par contre, en appréhendant la capoeira du point de vue de la « mondialité », ce sont les enjeux et les différends de la cohabitation, ainsi que la mise en relation de ces diverses cultures qui sont observés. À partir de cette focale, le rituel de la roda de capoeira ne peut se figer. Il devient l’arène d’une négociation entre le local, le global et l’originel (schéma G.O.L.).

Dans le cas syrien et d’un point de vue religieux, la convivialité entre des athées et des pratiquants de religions traditionnelles (musulmans, catholiques, etc.) ou personnalisées (mystiques, adeptes du candomblé, etc.) met à jour un bricolage syncrétique entre des affinités cultuelles divergentes. Lors de la prière musulmane, les rodas qui se déroulent à l’extérieur sont interrompues. Au-delà de ces impératifs religieux, les pratiquants s’ordonnent et s’harmonisent dans leur « micro-monde » ritualisé et spécifique. Dans le cas syrien, le rituel de la roda créait un lien qui peut être qualifié de « religieux » au sens étymologique. Une pratiquante suisse a visité le groupe de Damas, une année après l’événement mentionné :

« Je me suis sentie parfaitement intégrée. Je suis entrée dans la roda et là (montrant une photo sur son appareil digital), je suis au pandeiro. » (Extrait de conversation, pratiquante avec une année de pratique, 27 ans, étudiante. Fribourg, 2010).

La mise en acte du jeu de capoeira requiert une organisation réunificatrice (la ronde et ses rites). La « logique » de la roda est collective par sa structure circulaire unifiante. Les chants dynamisent et forgent le groupe, d’où le sentiment d’inclusion pour la visiteuse qui participait, en jouant d’un instrument (le pandeiro). Un espace d’expression individuelle est également offert à celui qui joue ou qui chante, résultat d’une initiative volontaire du participant. Aussi, le rituel de la roda articule-t-il des aspirations individuelles et une cohésion communautaire [25]. Cette « autonomie encerclée » se distingue clairement des cérémonies comme les fêtes de gymnastique où les « identités individuelles s’effacent derrière l’identité du groupe ainsi constitué » (Mercier, 2005 : 35). Dans la capoeira, les protagonistes entrent en jeu et agissent individuellement, tout en étant soutenus par le groupe qui, au travers des chants et des frappes de mains, donne l’« énergie » à la roda. L’expression individuelle est dépendante de la roda qui assure la cohésion sociale. L’équilibre entre liberté d’expression et injonctions collectives permet la reconnaissance du pratiquant dans son originalité et ses particularités. Dans la mesure où il fait la part belle à la reconnaissance de l’Autre, le fonctionnement de la roda s’apparente à un rituel d’énergie positif, s’inscrivant parmi les variantes new-age de développement personnel des années 70-80 [26].

L’agencement (fermeture du cercle, espace d’accueil, influence du public) et le déroulement de la roda (conduite charismatique, influence des « histoires » antécédentes) sont à chaque fois particuliers, tout en s’ordonnant en une structure rituelle identifiable. La ligne de pratique se perçoit sur les corps (couleur et formes des uniformes, corpulence plus ou moins musclée, postures, etc.) et révèle des « cultures » particulières, auxquelles correspondent des stratégies de légitimation différentes [27]. L’engagement dans un groupe de capoeira, qui résulte d’une initiative libre, révèle une affinité pour le « micro-monde » choisi et, en conséquence, pour les valeurs qu’il porte ( onclick="window.open(this.href,'annexe4aceti','height=600, width=800,top=100, left=100,toolbar=no, menubar=no, location=no, resizable=yes, scrollbars=yes, status=no'); return false;">illustrations de trois « micro-mondes »).

Le choix de sa « ligne » de pratique

L’expérience révélatrice suivante, vécue, en 1984, par un Danois, a marqué le début de sa carrière de capoeiriste dans un « mégagroupe » de capoeira « contemporaine » :

« Alors, la première fois... Une nuit, ils (deux maîtres) apparaissent dans le cours de samba et firent un show. Alors, je ne sais pas, ce n’est pas quelque chose que l’on peut expliquer comme ça… C’est un sentiment qui entre dans le corps (rires). C’est clair que je peux expliquer… En réalité, ce n’est pas ça... J’ai les frissons (ses yeux se mouillent). C’est quelque chose au-delà de la langue et des explications. Ça, c’est la capoeira. »

(Professeur de capoeira et thérapeute, 40 ans. Copenhague, 2006, traduit du portugais)

Son engagement l’a conduit d’un loisir passionné à une activité professionnelle de capoeiriste. Si ce « métier » [28], effectué à temps plein, est usant, « parce que c’est une chose qui force beaucoup le corps », la capoeira est aussi dynamisante, car « elle donne de l’énergie, elle (…) me fortifie beaucoup. » Les termes « force » et « énergie » sont polysémiques, faisant référence au domaine spirituel et physique ou encore au bien-être qui suit la dépense physique :

« C’est quelque chose qui me donne vraiment une poussée d’adrénaline et tu sors de ton cours de capoeira, t’as vidé, bon, le stress du travail, les ennuis, les choses privées. Vraiment, là, pendant une heure et demie de cours, j’oublie tout. Tu sors, enfin moi, je suis rouge écarlate. Je suis en transpiration. Si tu viens de finir la roda, t’as joué. T’as eu un moment de ... voilà. Ça monte en puissance et du coup, tu sors du cours, t’es bien. T’as la pêche... »

(Femme française, entretien. Rio de Janeiro, 2006)

« Dès fois, je rentre, je suis un peu grisouille comme le temps et après, je sors, j’ai un sourire jusque-là. »

(Femme suisse, entretien. Lausanne, 2005)

Au-delà du domaine récréatif de l’exutoire physique et de la convivialité sociale, la légitimité d’une pratique est souvent jugée en fonction de son « authenticité » [29], qui découle des signes d’une « ligne » [30] de pratique, de son rituel et de la confiance accordée à son représentant.

Dans cet extrait d’entretien (ci-dessus), effectué en Syrie, avec un angoleiro, la conversion dans la capoeira « angola » se réfère explicitement au domaine de la « foi » par la « révélation » et l’adhésion à des préceptes [31]. Les rites confirment la croyance (« tout vient se fortifier ») et produisent ce « sentiment de réconfort que le fidèle retire du rite accompli » (Durkheim, 2003 (1912) : 547). Or, selon Scubla, « il se pourrait bien que le rituel (...) soit et demeure le seul fondement possible de toute organisation sociale structurellement stable » (2005 : 17). Dans cette hypothèse, l’instrumentation rituelle des jeux de capoeira est un support d’agrégation des individus, permettant la transmission patrimoniale. Le rituel de la roda, qui donne à voir cette « constitution », produit des « postures » [32] et des « codes » qui stabilisent par la pratique répétitive l’activité du capoeiriste, la survie d’un groupe et la transmission de la pratique - avec sa dynamique de transformations adaptatives – ce qui conduit par extension à la préservation de la capoeira. Les modifications dans les cérémonies de baptêmes ou dans le rituel de la roda de capoeira découlent actuellement des interactions mondialisées (création de workshops, marchandisation, spectacularisation). Des innovations créatives permettent de caractériser un groupe, tel que cette « invention de tradition » au sens d’Hobsbawm et Ranger (2006 (1983)) du « jeu amazona » [33], amenant les capoeiristes à mimer les animaux de leur choix et à interpréter une interaction ludique avec un partenaire (exemple de jeux en Israël) (vidéo extraite du site YouTube : "jeux des animaux"). La référence à la version romantique (Areias, 1983) du mythe d’origine, présentée en introduction, d’une capoeira fondée sur l’imitation des animaux, est ainsi revitalisée, en s’intégrant dans un travail de prise de conscience écologique, développé de façon originale dans le groupe ABADA.

Selon Segalen (2005 : 162), la norme des manifestations des rituels contemporains [34] serait désormais la variété ; ce que confirme Wulf (2005 : 19) en affirmant que l’opposition entre individualité et ritualité n’est plus recevable dans la société actuelle. En effet, l’ « action des individus résulte d’un savoir social pratique dont le développement nécessite des dispositifs rituels (...) les deux éléments se conditionnent réciproquement. » Sans doute, la liberté d’initiative, tel que le fait de décider de son entrée en jeu au sein des rodas [35], donne la possibilité à chaque individu capoeiriste de s’autodéterminer, en expérimentant de nouvelles compétences, tout en étant rassuré par le cadre rituel. Celui-ci ne se manifeste pas comme un rite immobile et stéréotypé, mais il permet d’établir des liens entre le passé, le présent et l’avenir : l’histoire de la colonisation du Brésil et de l’impérialisme postcolonial, le règne actuel du culte des corps, la perception mouvante d’un monde cosmopolite ou des risques écosociaux contemporains peuvent être mis en scène symboliquement. Le théâtre des relations entre les corps est créateur de sens et de transcendance, allant jusqu’à l’héroïsation des capoeiristes en les transformant en légende (Besouro, Bimba, Pastinha). Peut-on ainsi dépasser la nature finie du corps-objet ? Cette hypothèse lie l’éternelle quête d’immortalité aux phénomènes de revivalisme des rituels traditionnels et mystiques.

Conclusion

Après avoir été historiquement confrontée au colonialisme, à l’urbanité post-abolitionniste, puis aux différentes formes de nationalismes – soit dans la version du métissage folklorisant (Freyre, 2003 (1933)) ou de sa sportivisation nationaliste-élitisante – la capoeira se perpétue, parallèlement à sa globalisation marchande, dans des contextes culturels diversifiés, en faisant circuler un rituel de fonctionnement stable et « universel » : la logique du rituel de la roda.

Le succès de sa diffusion hors de son pays d’origine découle essentiellement de sa formule ludico-sportive, récréative et marchande. Les performances des « corps glorieux » et l’instrumentalisation de l’ « exotisme énergétique » de la capoeira sont les pierres de touche de sa mondialisation et de sa médiatisation [36]. Nous avons toutefois montré comme les traits « mystiques » ou parfois mystérieux de son « branchement » avec la matrice Afrique se révèlent essentiels. En effet, ces signes de religiosité (rituels de protection et références mystiques) établissent la permanence d’un rapport à la transcendance. Cette latence du magico-religieux trouve dans le rituel ludique de la capoeira un terreau d’expérimentation. À l’évidence, la capoeira relie des demandes contemporaines à des concepts anciens, permettant d’exprimer des doutes vis-à-vis du progrès et peut-être de gérer des angoisses sociétales. De fait, le jeu de la capoeira implique des performances corporelles et, conjointement, la réalisation de la matérialité et de la vulnérabilité physique. C’est en cela que les rites de protection, ainsi que la réceptivité à l’axé [37] permettent d’ « oser le réenchantement » (Onofrio, 2009 : 179), afin de conjurer la précarité des corps. En ce sens, la diffusion du rituel de la roda transcende les limites du fait sportif. La capoeira se présenterait, dès lors, comme une alternative au modèle sportif impérial anglo-saxon, en dévoilant ça et là des formes de résistances à la sportivisation universelle. Toutefois, en s’intégrant à la culture de la nébuleuse psycho-éco-spirituelle, l’activité pourrait néanmoins ne pas être sans rapport avec le mythe du progrès, comme l’a soulevé Gauthier (2008 *) à propos du revivalisme spirituel contemporain.

Lexique

agogô : instrument de musique religieuse, double cloche métallique.

angoleiro : joueur de capoeira « angola ».

aqui-del’Rei : interjection ancienne implorant le secours du roi, qui seul pouvait assurer une protection (aussi aquinderreis).

atabaque : instrument de percussion, long tambour conique.

 : roue (mouvement corporel).

batucada : orchestre de percussions brésiliennes.

berimbau : instrument en forme d’arc musical, grâce auquel est dirigée la roda de capoeira par des variations d’intensité rythmique. Il est formé d’un bois arqué par une corde de métal sur laquelle on frappe avec une baguette, une calebasse sert de caisse de résonance.

besouro : hanneton.

cabeçada : coup de tête.

camaradagem : camaraderie.

candomblé : religion afro-brésilienne, qui voue un culte aux orishas, avec des danses, des chants et des offrandes.

capoeira « régionale » : style de capoeira moderne, créé par maître Bimba (1900-1974).

capoeira « contemporaine » : style de capoeira actuel, dans la ligne de la capoeira « régionale », mais qui intègre des évolutions diverses suivant les groupes. Des structures organisées en réseaux supranationaux ont formé des « mégagroupes » (tels que ABADA, Brazil, Senzala, Cordão de Ouro, Gerais, etc.), qui se démarquent par un style et qui développent leur ligne par des innovations techniques ou rituelles.

capoeira « angola » : ligne de capoeira, ayant émergé parallèlement à la capoeira « régionale », par l’intermédiaire de maître Pastinha (1889-1981), se référant aux traditions.

caxixis : hochet de rotin rempli de graines.

corrido : chœur.

extérior : extérieur, sous-entendu en dehors du Brésil.

formatura : formation.

ladainha : litanie.

louvação : louange, éloge.

mãe : mère.

malandragem : ruse, roublardise qui correspond dans la capoeira au fait de tromper ou de feinter l’adversaire.

mandinga : magie, sorcellerie ; dans la capoeira, feinte et mouvement de dissimulation.

mandingueiro : un joueur habile et rusé qui parvient à ses fins, grâce à la mandinga.

mundo afora : monde du dehors.

orishas : dieux africains invités à descendre dans le corps des fidèles, pendant les cérémonies du candomblé.

pandeiro : tambourin utilisé dans la capoeira.

patuá : amulette liée au candomblé.

queixada : coup de pied giratoire (traduction littérale : mâchoire).

reco-reco : instrument en bois à gratter.

roda : ronde formée par les participants et les musiciens, à l’intérieur de laquelle se déroule le jeu de capoeira.

add_to_photos Notes

[1Si l’on compte habituellement quelques groupes de capoeira par ville en moyenne, on en trouve plus d’une centaine dans des agglomérations telles que Paris ou Berlin. Selon nos observations, le nombre de structures est en augmentation, mais il faut compter avec l’instabilité des acteurs qui enseignent dans des conditions de travail précaires. L’essor de la capoeira et des structures de transmission se développe de façon informelle, autonome et supranationale par un système de réseaux indépendants.

[2Des joueurs de capoeira « angola », qui pratiquent la ligne de capoeira reconnue comme traditionnelle, par opposition à la capoeira « régionale » ou « contemporaine ».

[3Tel qu’il peut être proposé dans des cadres éducatifs ou sociaux. On citera le cas du projet Bidna capoeira, qui est réalisé dans des camps pour réfugiés palestiniens en Syrie.

[4Le travail de terrain, initié en 2003, s’appuie sur une expérience de capoeiriste remontant à 1994. Le corpus d’analyse provient de terrains diversifiés : Brésil, Suisse, Allemagne, France, Italie, Danemark, Syrie. Il est constitué d’un peu plus d’une centaine d’entretiens et de récits de vie (N127).

[5À remarquer que le même terme s’applique aussi bien à la forme circulaire de l’espace d’interaction qu’au jeu de capoeira dans son ensemble.

[6Se référant au concept d’acculturation antagoniste de Georges Devereux, Demorgon (2000 : 39) décrit l’interculturation comme un « processus antagoniste qui entraîne les cultures à devenir en même temps homogènes et hétérogènes. Il faut être en mesure de définir ce qui circule entre les cultures et peut même, à un moment, s’installer chez toutes. » À la différence du concept d’acculturation qui ramène à l’influence assimilatrice des dominants sur les dominés, l’interculturation pose que « les relations sont souvent antagonistes » (Demorgon, 2000 : 40).

[7Selon l’un des plus anciens disciples de maître Bimba, A. A. Décanio Filho : « la capoeira s’enracine dans le candomblé » (Extrait de table ronde, lors de la rencontre de capoeira : Ginga sem limite III, à Siribinha, Bahia, 2006). Le candomblé est une religion syncrétique qui s’est elle-même développée au Brésil dans une création hybride entre le catholicisme et l’animisme africain. À ce sujet, voir le livre classique de Bastide (1958).

[8Talmon-Chvaicer (2004) défend par exemple l’origine « Bantu-Kongo » de la capoeira, qu’elle oppose à la vision « catholico-portugaise » qui assimile l’origine de la capoeira à une conséquence de l’esclavage.

[9Les « fondamentos » sont les connaissances rituelles, morales, musicales et pratiques de la capoeira. Le terme est également utilisé avec une connotation mystérieuse permettant de mettre en valeur les initiés de ceux qui pratiquent la capoeira « sem fundamentos ».

[10Au début du XXe s., l’influence de la gymnastique européenne transparaît dans la capoeira de maître Sinhozinho (Agenor Sampaio), « tournée vers une efficacité combative » (Gaudin , 2009a : 55) ainsi que chez maître Zuma (Annibal Burlamaqui), ce qu’illustre le titre de son manuel d’enseignement : Gymnastica nacional (capoeiragem) Methodisada e regrada (Burlamaqui, 1928).

[11Dans une optique wébérienne, Vieira (1996 : 134-135) développe cette notion et définit la capoeira « régionale » comme le « produit d’un processus de rationalisation de la capoeira traditionnelle ».

[12En référence au concept de « capital corporel » (Pociello, 1981 : 195) et dans la ligne des travaux bourdieusiens, nous qualifions de « capital anthropologique » les ressources « naturelles » que les individus peuvent mettre en scène en vue de favoriser la légitimation de leurs compétences. L’efficacité de ces ressources de type « exotique » est la naturalisation d’un construit social. Ainsi en est-il du « don inné » des Brésiliens pour le rythme ou le swing corporel.

[13Cette ligne de pratique est hégémonique et s’actualise dans la formule des « mégagroupes » : on peut citer le groupe ABADA, Senzala, capoeira Brazil, capoeira Gerais, Cordão de Ouro, Muzenza, etc. Ces groupes peuvent réunir des dizaines de structures, disséminées de par le monde, mais reliées en réseaux supranationaux. Dirigés par un ou plusieurs maîtres charismatiques, les mégagroupes sont organisés de façon informelle selon un système de hiérarchie, symbolisé par des ceintures, attribuées par les leaders lors de cérémonies rituelles.

[14Première conférence/workshop académique, effectuée en Europe sur la capoeira, Capoeira — from Angonal to Global, organisée par Matthias Röhrig Assunção, Department of History, University of Essex, UK, 18 juin 2009. Trois communications sur la capoeira lors du colloque, Les usages sociaux des pratiques de combat duel, Université Paul Sabatier, Toulouse III, UFR STAPS, 23 & 24 juin 2008.

[15Par « corps glorieux », l’auteur se réfère aux images des corps sveltes, somptueux ou performants qui circulent dans les médias. Les corps de ces mannequins et athlètes semblent en apesanteur, libérés de toute contrainte et évoque les corps des dieux et, dans la religion chrétienne, « le corps glorieux du Christ après sa résurrection » (Augé, 2003 : 64). Le culte du corps est particulièrement développé au Brésil et influence un rapport au corps ostentatoire parmi certains capoeiristes.

[16Maître Itapoan, disciple de maître Bimba, explique que la « festa do calouro » (trad. litt. : la fête du novice, dans le sens de bizutage) se pratiquait dans l’intimité de l’académie, un jour soudainement choisi par Bimba, et aboutissait à l’octroi d’un nom de guerre. (Pendant une table ronde, lors de la rencontre de capoeira : Ginga sem limite III, à Siribinha, Bahia, 2006).

[17Le grade le plus haut est celui de maître et précède, dans l’ordre, ceux de contremaître, de professeur et de moniteur.

[18On pense notamment aux publicités qui ont intégré des capoeiristes en action (Nokia, Ushuaïa, MiniBN, Nike, etc.) ainsi qu’aux jeux vidéos (Tekken 3, etc.).

[19La référence à l’« Afrique » sera utilisée au sens d’Amselle (2001 : 15 ) : « L’Afrique, en tant que signifiant flottant est un concept à géométrie variable qui appartient aussi bien aux banlieues françaises qu’aux ghettos nord-américains, aux favelas brésiliennes aussi bien qu’aux villages africains (…) le concept Afrique appartient à tous ceux qui veulent s’en emparer, se brancher sur elle ».

[20Dans le cadre de l’anthropologie, le terme « sacré » est une « notion composite », qui pose le problème d’une accumulation d’usages (Casajus, 1991). Ce terme a été employé ici par les maîtres à propos du berimbau. Si l’objet est un symbole d’autorité, protégé par quelques interdits, il est aussi vénéré comme un compagnon de route. Il accompagne au jour le jour le travail du capoeiriste comme instrument d’expression musicale et poétique, permettant également de transcender une solitude. On le retrouve parfois, déposé dans le cercueil au côté du capoeiriste défunt.

[21Aux coups objectifs que le joueur peut recevoir dans la roda s’ajoutent les mauvais sorts qui entraîneraient une blessure « accidentelle » ou un quelconque malheur.

[22Le sens de l’honneur est fréquemment apparu dans les discours des Brésiliens des milieux populaires alors que le fair-play ou l’égalitarisme connotent les milieux estudiantins de nos terrains européens (Aceti, 2010 : 119).

[23Nous considérons dans ce propos que le caractère mystique se rattache à des expériences personnelles de religiosité, alors que le religieux renvoie aux grands courants monothéistes.

[25Bell, dans son étude sur une invention d’exercices rituels en Chine, dénommés Falun Gong, propose un point de vue semblable, en se demandant « si l’exercice ritualisé n’est pas un moyen particulièrement efficace, en ce début de XXIe s., d’articuler en même temps les aspirations personnelles et une vision commune. » (2005 : 117).

[26On pense aux pratiques, telles que la bioénergie, l’expression corporelle, le cri primal, etc., étudiées par Perrin (1985).

[27La roda est aussi un espace de mise en scène idéologique et concurrentielle, donnant lieu à des conflits et au cloisonnement des structures, ce qui relativise la notion de rituel d’énergie « positive ».

[28Cette activité est régie selon un système de légitimation informel.

[29À propos du patrimoine culturel immatériel, le critère de l’« authenticité » est relatif et évolutif ; il induit la « recréation continue (…), car il ne saurait être question de formes figées, appréciées en référence à une période ou un style jugé canonique » (Hottin, 2008 : 16). Bien que la patrimonialisation de la capoeira ne soit pas formelle en Europe, les références aux critères qui fondent et légitiment la pratique la plus représentative de ce patrimoine sont sujettes à polémiques.

[30Les « lignes » dans la capoeira « angola » diffèrent selon les écoles (Capoeira angola center, CECA, GCAP, FICA, etc. ).

[31Le renvoi à une citation de maître Pastinha illustre la doctrine suivie. La référence complète est : « Angola, capoeira, mère ! Magie d’esclave en quête de liberté, son principe n’a pas de méthode et sa fin est inconcevable pour le plus sage des capoeiristes. »

[32Le type de postures et de codes dépend de la ligne à laquelle le capoeiriste s’est identifié.

[33Cette forme de jeu est développée dans le groupe ABADA. Effectués au son du rythme « amazona », les mouvements d’animaux sont enseignés lors de stages sous forme de séquences d’interactions, telles que le macaque sautant par-dessus le crocodile ou l’escargot se dissimulant à l’approche du tigre.

[34Elle l’observa dans les goûters d’anniversaires, mariages et enterrements de jeunes filles, qui se doivent de s’imposer comme des fêtes singulières.

[35« Comprar o jogo », littéralement « acheter le jeu » est l’expression employée pour désigner l’acte, conduisant un joueur à « couper » un jeu entre deux capoeiristes, afin d’engager une nouvelle interaction.

[36On pense notamment au récent film d’action brésilien, « Besouro » (Tikhomiroff, 2009) qui présente la légende d’un capoeiriste noir du début du siècle passé. Le film, qui a été accueilli au festival international du film de Berlin (2010), présente une combinaison d’entrées (scènes d’actions martiales et de fictions ésotériques, références historiques et politiques, mysticisme et scénario romancé) qui illustre le bricolage des registres de valeurs.

[37Le rapport à l’énergie (l’axé) dans le rituel de la roda peut être vécu au sens d’un réenchantement mystique, qui s’oppose à la notion wébérienne du « désenchantement du monde ».

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Pour citer cet article :

Monica Aceti, 2010. « Ethnographie multi-située de la capoeira : de la diffusion d’une pratique "sportive" afro-brésilienne à un rituel d’énergie interculturel  ». ethnographiques.org, Numéro 20 - septembre 2010
Aux frontières du sport [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2010/Aceti - consulté le 28.03.2024)
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