Compte-rendu d’ouvrage

Retour à l’essence, Terrain oblige ! (revue Terrain, 2004, 42)

À propos du dossier « Homme/Femme », Terrain (42), 2004, Paris, Maison des Sciences de l’Homme [http://terrain.revues.org/sommaire1490.html]

Ce numéro de la revue Terrain, intitulé « Homme/Femme », correspond à un choix thématique ancré dans l’actualité, comme cela est de coutume dans cette revue depuis sa naissance en 1983. Sur plus de cent soixante pages, il rassemble dix auteurs et une quantité impressionnante d’informations textuelles et visuelles. Je discuterai ici uniquement les articles de la partie thématique [1].

Le thème choisi s’inscrit dans la série « Masculin/Féminin » de différentes publications académiques françaises des vingt dernières années [2]. Cette série se caractérise par une position théorique qui consiste à considérer, explicitement ou implicitement, le genre (gender) comme une traduction culturelle du sexe biologique sans prendre en considération les rapports de pouvoirs qui lui sont constitutifs : les différences (entre hommes et femmes, féminin et masculin) sont présentées sans être expliquées autrement que par la différence elle-même [3], la dualité des sexes est systématiquement envisagée comme « buttoir ultime de la pensée ». Bien que tous les articles n’adoptent pas cette position, la ligne générale du numéro s’y rattache, notamment par le biais du texte introductif de Claudine Vassas (« Accords et désaccords »). Celui-ci pose comme programmatique la question de la différence des sexes, en invoquant en vrac événements actuels, anciennes études anthropologiques chez les Inuits, psychanalyse et art contemporain. Dans leur ensemble, les articles se proposent d’interroger la notion « d’identité sexuée » ou de « genre ». Cependant, la distinction entre sexe et genre n’y est pas claire. Y sont examinées les catégories et les logiques sous-tendant l’identité sexuée, telles qu’elles sont développées par différents (groupes d’) individus et par les institutions.

La plupart des contributions traitent de cette identité de sexe-genre comme émergeant de la bicatégorisation sexuelle et non pas comme une mouvance susceptible d’une construction et d’une déconstruction. Il est significatif à cet égard que Judith Butler, théoricienne postmoderne de l’identité sexuelle, ne soit citée que dans les deux articles qui traitent de la transsexualité (celui de Sébastien Sengenès intitulé « D’un genre à l’autre. Identité refusée, identité abandonnée » et celui de Laurence Hérault intitulé « Constituer des hommes et des femmes. La procédure de la transsexualisation »). Là encore, c’est pour constater, comme chez Sengenès, l’échec de l’argument butlerien selon lequel le genre est une performance (84-85). Les deux articles se remarquent par une description très détaillée et riche du processus de la transsexualisation, tant au niveau de l’imaginaire, des sentiments éprouvés et des pratiques discursives mises en œuvre qu’au niveau des procédures chirurgicales et hormonales parfois hasardeuses. Témoignages des transsexuels, documents photographiques, dessins des techniques chirurgicales à l’appui, l’on comprend que la « réalité » de chacun des deux sexes et de la différence qui les oppose est créée dans une fabrique d’un soi masculin ou féminin. Cette fabrique est en l’occurrence la salle d’opération, la consultation psychiatrique ou la confrontation des sujets transsexuels avec la queer theory [4].

L’article de Simon Baron-Cohen, spécialiste des sciences cognitives, invite à se demander si cette « réalité » ne serait pas tout autant créée dans le travail scientifique du neurobiologiste. Dans « L’autisme : une forme extrême du cerveau masculin ? » l’auteur reprend les résultats de nombreux chercheurs démontrant que le cerveau féminin est incliné à « empathiser » tandis que son homonyme masculin « systémise ». En d’autres termes, les filles obtiennent de meilleurs scores que les garçons aux tests qui impliquent l’intervention de la dimension émotionnelle, tandis que les garçons sont plus performants aux jeux de stratégie, en prédictions, en calcul, etc. Qui plus est, ces différences sont mises sur le compte d’une différence de fonctionnement entre le cerveau féminin et le cerveau masculin. Baron-Cohen soutient sur cette base une théorie de l’autisme comme forme extrême du cerveau masculin — l’autisme équivalant à la systématisation excessive des détails et des règles et au manque total d’empathie. Le résultat est une équation simple : testostérone égale style cognitif masculin. On arrive ainsi, avec les moyens les plus scientifiques, à l’essentialisme le plus trivial [5] : le cerveau féminin représente essentiellement émotion et sociabilité, le cerveau masculin est quant à lui...un peu autiste. À en croire Claudine Vassas, il ne faudrait pas voir là les « dérives idéologiques [sexistes, devrait-on ajouter] du déterminisme en neurobiologie » mais plutôt des « données imparables » (8). Ces données si « imparables » devraient-elles alors, si l’on comprend bien Vassas, réitérer la question chère à certains anthropologues d’un déterminisme biologique des rapports entre les sexes ?

Dans l’esprit de ce numéro de Terrain, il apparaît comme acceptable de considérer le sexe-genre en termes de « performance » lorsqu’il s’agit d’Erving Goffman et du déploiement du genre dans le cadre du couple hétérosexuel. En revanche, cette approche semble devenir moins acceptable lorsqu’il s’agit des Gay Pride d’homosexuels, « cortèges exubérants et burlesques » (Vassas : 6). Il est à noter que le texte de Goffman, repris ici sous le titre « Le déploiement du genre » [6], utilise le terme « parade ». Les « parades de genre » caractérisant la séduction, l’amour, la publicité sont, selon Goffman, des hyper-ritualisations des rapports de genre. Mais selon Vassas, il s’agit « d’autres parades » (13) que les « grandes mascarades rituelles » (11) ou que la « théâtralisation de la féminité à outrance » (Sengenès : 87) des travestis ou transsexuels. L’on se demande dès lors quels sont les arguments qui permettent de formuler une différence entre l’une et l’autre de ces parades.

Si Goffman donne une définition du genre qui correspond à l’état de la réflexion au milieu des années 1970, à savoir un « trait humain des plus ancrés » (123), il démontre aussi que le naturel du genre est une construction dans l’exercice de ces rituels scéniques : « Nous sommes socialisés pour confirmer notre propre hypothèse sur la nature » (126). Même si elle reconnaît cet apport théorique, Vassas met en évidence un autre aspect du texte de Goffman, nettement plus marginal : la différence profonde entre hommes et femmes, l’asymétrie des deux sexes et le pouvoir féminin non quantifiable, subtil, discret (14).

L’article de Valérie Feschet participe indirectement au débat très animé sur le Pacte Civil de Solidarité (PACS) et sur l’homoparentalité. Dans « Nouveau pères et dernières épouses. Les formes de la parenté en France à travers le droit de la famille (1999-2003) », l’auteur examine les transformations juridiques de la famille. A juste titre, Feschet se demande à quoi ressemble, d’un point de vue anthropologique, ce « pacte d’amour et d’amitié » (39). Les modèles de fratries traditionnelles ou de compérages ne semblent pas convenir et il s’agirait, selon elle, d’entreprendre une ethnographie et une analyse des liens du couple. Déplorant l’absence d’une ethnographie du couple, du divorce ou du veuvage, Feschet se contente de passer en revue de nombreux aspects de la juridiction familiale actuelle (tels la succession, le nom, l’autorité parentale, l’accouchement sous X, la prestation compensatoire après le divorce, etc.). Ses conclusions ne sont guère originales : le combat juridique pour l’égalité et pour la liberté ne participe pas d’une redéfinition des rôles des hommes et des femmes ; tout compte fait, « le mariage gagne en puissance » (51) ; néanmoins, les changements juridiques opèrent une rupture entre alliance et filiation et autorisent l’amour libre.

Apparemment peu concerné par les questions d’égalité entre les sexes-genres, le numéro laisse tout de même une place à deux articles qui interrogent le genre comme rapport de pouvoir. Peu soucieuse de savoir si l’alliance est toujours le pilier de l’humanité, Sara Brachet montre dans « L’égalité, une vaine quête ? Hommes, femmes et congé parental en Suède » que cette égalité est encore un idéal. À partir d’une enquête qualitative sur des jeunes couples avec enfants en Suède et de nombreuses informations sur le fonctionnement de la politique familiale suédoise qu’on peut qualifier de féministe, Brachet montre que les pères suédois, bien que participant davantage que les autres pères européens à l’éducation des enfants en bas âge, sont toujours peu disposés à s’engager pour l’égalité. Cette étude aide à comprendre en quoi le genre est une affaire de discours et de pratiques sociétales (les Suédoises allaitent en moyenne neuf mois, les managers « ne se permettent pas » d’interrompre leurs activités professionnelles pour bénéficier du congé parental, etc.). Pour sa part, Lise Gruel-Apert (« Être une veuve dans la Russie traditionnelle ») nous rappelle que l’examen anthropologique d’autres horizons culturels et d’autres époques peut aider à nuancer la prétendue universalité de la domination masculine : dans « un pays officiellement patriarcal, la veuve [...], à travers les siècles et dans toutes les couches de la société » (64) est un personnage de pouvoir : elle a des droits, gouverne, et défie l’hégémonie patriarcale.

En conclusion, bien que les aspects systémiques et construits caractérisant le genre soient relevés dans presque tous les articles (à l’exception de celui de Baron-Cohen), le numéro semble traversé par l’obsession, parfois fort maladroite, de reformuler le rapport nature/culture : « il m’apparaît donc évident que dans les sociétés démocratiques occidentales [sic !] les différences entre les hommes et les femmes ne sont pas tant biologiques que sociales et culturelles » (Sengenès : 92). Devrait-on comprendre que dans les sociétés non occidentales, les femmes sont plus proches de la nature ? À quoi bon alors l’anthropologie de l’après-guerre, vingt ans de féminisme postcolonial et les luttes antiracistes contemporaines ? Certaines contributions tentent tant bien que mal d’évacuer les questions d’égalité (Feschet). Mais de peur de ne pas confondre égalité et identité, devrait-on accepter, comme le propose Claudine Vassas en invoquant le principe féminin de Simmel, « qu’au-delà d’une « sociologie des sexes », il y aurait une « métaphysique des sexes » (8) et que « le couple biologique [est] scellé par l’acte procréatif en dépit des tentatives pour y échapper » (10) ? De sérieux doutes peuvent être émis à ce sujet. En outre, si une métaphysique des deux sexes existe chez les transsexuels en processus de transition, ainsi que dans les rapports de couples hétérosexuels, pourquoi doit-elle nécessairement se retrouver à l’analyse ?

En somme, le thème de la différence des sexes apparaît caduc non pas parce que les différences auraient disparu ou devraient disparaître, mais parce qu’il s’agit, comme l’écrit à juste titre Laurence Hérault, « de déplacer l’analyse d’une interrogation sur la différence des sexes elle-même vers la restitution de moyens qui la composent et la font exister et résister, empêchant qu’on puisse la faire et la défaire à son gré » (107-108). A quand un numéro de Terrain intitulé « Le genre, au-delà des différences » ?

add_to_photos Notes

[1Deux excellents articles hors thème viennent compléter le numéro. L’un et l’autre portent sur des sujets sensibles et ouvertement politisés — la recherche problématique sur la mémoire de l’holocauste, impossible ethnographie de l’horreur (Patrick Bruneteaux, « Obstacle aux recherches sur les camps de la mort. Une pensée scientifique prise entre l’insignifiance et l’offense ») et les questions épineuses du patrimoine dans tous ses états...et pour l’État (Jean-Louis Tornatore, « La difficile politisation du patrimoine ethnologique »).

[2Je fais notamment référence à Héritier (1996), au numéro 84 des Actes de la recherche en sciences sociales (1990), et aux numéros 3-4 de Esprit (2001).

[3Dans un texte classique, Nicole-Claude Mathieu (1971) reproche cela aux ethnologues et sociologues.

[4Mouvance théorique et politique élaborée à partir des années 1990 qui met en évidence les incohérences entre sexe, genre et désir en s’appuyant principalement sur l’idée de la neutralité du sexe et de l’autonomie du sujet, en rejetant la binarité sexuelle vue comme produit du système hétéronormatif.

[5Penser la différence des sexes dans les procédées scientifiques de recherche n’est pas à l’abri des idéologies et des enjeux politiques. L’ouvrage de Gardey et Löwy (2000) montre comment la biologie, la médecine, les sciences du langage, la sociologie ou l’ethnologie "naturalisent" l’appartenance de sexe.

[6Ce texte de Goffman est extrait et traduit de son classique Gender Advertisements (1979) et accompagné d’illustrations inédites (affiches, photos, publicités datant du début du XXe siècle jusqu’aux années 1960).

library_books Bibliographie

GARDEY Delphine, Ilana LÖWY (dir.), 2000. L’invention du naturel. Les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éds. des Archives Contemporaines.

GOFFMAN Erving, 1979, Gender Advertisements, New York, Harper and Row.

HÉRITIER Françoise, 1996. Masculin/féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.

« L’un et l’autre sexe », 2001. Esprit (3-4).

« Masculin/féminin », 1990. Actes de la recherche en sciences sociales (84).

MATHIEU Nicole-Claude, 1971. « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Épistémologies sociologiques (11) : 19-39.

Pour citer cet article :

Iulia Andrea Hasdeu, 2006. « Retour à l’essence, Terrain oblige ! (revue Terrain, 2004, 42) ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/retour-a-l-essence-terrain-oblige-revue-terrain-2004-42 - consulté le 18.04.2024)
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