Muséographie du temps qui passe.
A propos d’une exposition réalisée avec le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel

Résumé

Ce texte présente et analyse l’exposition sur la mémoire réalisée en mai 2005 par le Musée d’ethnographie de Neuchâtel dans l’enceinte du bâtiment des Caves du Palais. Située au centre de la ville et fermée au public depuis une vingtaine d’années, cette ancienne cave à vin est soumise à des projets de transformations. Le Musée d’ethnographie décide de convier la population neuchâteloise à la mise en terre des Caves du Palais, proposant d’éclairer la notion de mémoire à partir de l’idée d’enquête et de retour sur l’histoire. La muséographie est convoquée comme une écriture qui, en venant rendre compte du passage du temps, rend un compte à l’histoire.

Abstract

This paper provides a description and analysis of the exhibition devoted to memory organised by the Musée d’ethnographie of Neuchâtel in May 2005. The event was held in the Caves du Palais, a centrally-located former wine cellar which had been closed to the public for two decades and was about to undergo transformation. The Musée d’ethnographie decided to stage the burial of the Caves du Palais and invite the local population, thus using historical investigation as a means of exploring the concept of memory. This is museography as a form of writing which accounts for the passing of time thereby calling history to account.

Sommaire

Table des matières

Avant-propos

Du 20 au 29 mai 2005, à l’occasion du festival Science & Cité, la Ville de Neuchâtel propose à ses quatre musées, le Musée d’art et d’histoire, le Musée d’archéologie, le Musée d’histoire naturelle et le Musée d’ethnographie, d’investir le 9 rue des terreaux, enceinte des « Caves du Palais ». L’invitation consiste à mettre en lumière le lieu à partir du thème de la « mémoire » en l’exposant aux regards de ces disciplines. La règle du jeu est la même pour tous. Le bâtiment se divise en trois étages : greniers, bureaux et caves. L’espace des greniers ne fait l’objet d’aucune intervention scénographique, les bureaux peuvent être soumis à une installation et enfin, un espace muséographique est réservé à chaque musée dans les caves. Comme de nombreux habitants de Neuchâtel, l’équipe du Musée d’ethnographie (MEN) a déjà entendu parler de l’édifice. Large et haut bâtiment datant de 1721 situé en plein centre de la ville, cette ancienne cave à vin est abandonnée et fermée au public depuis une vingtaine d’années. Devenues propriété municipale, les Caves sont promises à des projets de réaménagements. L’invitation de la ville est interprétée par notre équipe comme une demande de rite d’enterrement : comme s’il fallait faire le deuil du lieu avant de le soumettre à un nouvel avenir. Les Caves seront découvertes à travers la mise en scène des notions de crime, d’enquête et d’enterrement. La muséographie est convoquée comme une écriture du passage. Le Musée d’ethnographie décide de convier la population neuchâteloise à la mise en terre des Caves du Palais.

Cette exposition est le résultat d’un travail collectif mené sous la direction de Jacques Hainard et de Marc-Olivier Gonseth (respectivement conservateur et conservateur adjoint du MEN) en collaboration avec l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel. Un groupe de quatre étudiantes, Magdalena Brand, Sara Cereghetti, Tiana Conlon, Vanessa Merminod, avec l’aide d’Octave Debary (anthropologue), entreprend une recherche ethno-historique pour mettre en scène le paradigme de l’enquête ethnographique comme retour sur l’histoire des Caves du Palais. Un groupe de six étudiants dirigé par Olivier Schinz (anthropologue) et constitué d’Antonio de Almeida, Clara Barrelet, Maya Bauer, Julie Berens, Christelle Hirschi et Michèle Jacot analyse le concept d’enterrement afin de muséographier le deuil des Caves. Durant le festival, les étudiantes du groupe d’Octave Debary présentent leur enquête et leur réflexion sur la notion de mémoire lors d’une conférence prononcée dans les lieux, conjointement à celle de l’historien François Hartog. Cet article [1] est un bilan du temps vécu dans ces caves, une façon de conclure une expérience et peut-être, en écrivant, d’en faire à notre tour le deuil ?

 

Visite

Au sommet de l’édifice, se découpe un fronton saillant orné d’une lucarne ronde. Voilée de papier perforé, elle laisse découvrir la jonction de deux aiguilles suspendant le temps. 9h50. De chaque côté, tournant le dos à ce corps presque recouvert, un ange couronné de laurier, le sein dénudé. Il souffle dans une trompette céleste, tenant un épi de blé en retrait dans sa main droite. Au rez-de-chaussée, au centre du bâtiment, une lourde porte en bois rehaussée par un arc vitré auréolé de rayons. Lorsque la main d’un jeune homme tente de l’ouvrir, deux cadenas condamnent sa tentative et l’obligent à emprunter l’entrée de service transformée à l’occasion du festival en entrée officielle. D’un pas pressé, il rejoint la guide qui l’attend à l’intérieur, au « pichet du ça voir », lui a-t-elle expliqué ce matin. Un « bar à l’ambiance sympa » à proximité du hall où les arrivants sont accueillis. Dans le hall, atmosphère humide, sombre, putride. A droite, en entrant, seule et soumise à un éclairage aveuglant, une table fait office d’accueil. Sur elle, reposent les listes des futurs visiteurs, classés par jours et par heures (pas plus de 20 par visite). Deux gobelets blancs contiennent des badges — destinés à des guides à la mine fatiguée — et les différentes clés qui introduisent aux étages, lieux de convoitise des visiteurs. En face de la table, des images du bâtiment sont projetées, étirées par les recoins du mur et déformées par l’agrandissement. Dans cet espace, le vide règne et tout semble disproportionné, amenuisé. Près de la table d’accueil, la guide, immobile et silencieuse, entièrement vêtue de noir, attend.

Il est 16 heures. Elle se place au milieu du hall et annonce que la visite des Caves du Palais va commencer. Elle invite les gens à se rassembler. Un groupe de sept visiteurs traverse un couloir habillé de trois pans de rideaux noirs puis s’arrête devant une porte verrouillée. La femme en noir sort une clé de sa poche, saisit le cadenas et l’ouvre d’un geste contrôlé. Les visiteurs franchissent le seuil, se rassemblent au pied d’un large escalier. Ils attendent que la guide referme la porte. Cliquetis de verrou. D’un pas lent, la guide contourne le groupe arrêté à la hauteur d’une rangée de boîtes aux lettres en bois, toutes anonymes. Une voix monotone : La visite des lieux commence par les greniers. C’est un vieux bâtiment, je vous prie de faire attention dans vos déplacements. Je vous remercie de garder le silence. La surprise comme l’incompréhension se dessinent sur les visages. Enervé, peut-être inquiet, un homme fait remarquer à son voisin que la guide « a l’air coincé ». Sa parole vient rompre le silence.

 

Un geste d’invitation à suivre la visite. Une, deux, trois, quatre, cinq..., les marches supportent des pas dont la lenteur est imposée par cette silhouette obscure qui ouvre le chemin. Onze. Une dame lève les yeux et admire la rampe d’escalier qui s’entortille et s’échappe vers le haut. Par terre, du crépi blanc tombé du plafond, un mégot de cigarette, un papier de bonbon Ricola froissé, des taches de peinture orange, une carte de visite : Robert Simon-musicien. Vingt. Le pallier. Une imposante porte de bois entrouverte, vitres brisées, « atelier Z décoration, création, pub ». Trente. Depuis la fenêtre prise entre deux étages, on aperçoit le bar Pam-Pam, la ligne de bus numéro 8, quelques passants. Quarante. Mal rasé, lunettes noires, jean et blouson, un individu en carton braque son arme. Quarante-cinq, quarante-six. Des marches de plus en plus sales, souillées par des fientes de pigeons. Cinquante-deux, cinquante-trois. Une vieille dame tousse, la poussière l’insupporte, l’odeur est suffocante. Cinquante-sept, cinquante-huit. Plafond décrépi, peinture écaillée. Soixante. D’un geste calme, la guide conduit les visiteurs au seuil des greniers.

 

Scène de crime

Dans l’espace des greniers que vous allez découvrir... dans un cageot, deux classeurs de correspondance datant de 1962, brisés, gris jaune et noir... Je vous demande de rester groupés et de me suivre strictement... une bande de sécurité rayée blanche et rouge... Je vous demande également d’être attentif dans vos déplacements, de ne rien toucher, ni déplacer... dans un coin, en lettres rouges sur fond blanc, un panneau : « Le pays romand, vins suisses »... Dans cet espace, nous souhaitons qu’aucune parole ne soit prononcée, je vous invite à respecter ce silence... la visite reprend. Une porte béante taguée « Hors Zone » s’ouvre sur une moquette brune, un vieux placard, un paquet de Marlboro Light, des présentoirs d’échantillons de laines : Spightta délavé, Las Vegas, Gram Gala, Cantarre, Eton, Coutou Patik, Bel Star. Sur la gauche, une salle dévoile le cadran de l’horloge arrêtée. Sur une étagère, une moto rouge en plastique et son conducteur. Une deuxième salle. Un plafond blanc immaculé surplombe une moquette crasseuse. Au premier plan, un poste de télévision recouvert de peinture orange. Au fond, les portes éventrées d’une armoire en bois clair, la chute d’une chaise au tissu arc-en-ciel. Sursaut. Une femme évite de justesse d’écraser les restes d’un corps —un pigeon.

 
 

Les suivants contournent avec un mélange de pudeur et de dégoût, le corps rongé, os à l’air, ailes de côté. Lumière poussiéreuse et brunâtre, filtrée par des toiles d’araignées. Odeur humide. De larges poutres suintent en soutenant les hauteurs. Une série de cavités encastrées dans les combles, séparées par des lattes de bois, renferment des décors abandonnés. Sur la droite, une première pièce. Des lettres orange fluo annoncent la venue du cirque Nock du 6 au 8 avril, Place du Port. Les étoiles d’un papier brillant, les restes de la barbe en coton d’un Père Noël dont l’œil est ajusté au stylo, Heidi et sa chèvre. Par terre, au milieu d’un amas de journaux publicitaires, la première page de l’Express Neuchâtelois titré « Sacrilège à la tronçonneuse ». Chuchotements. Un jeune garçon dégoûté par sa trouvaille pointe du doigt un slip prisonnier sous des bandes jaunes de sécurité. Fin du couloir, une fenêtre allongée, opaque. Les visiteurs arrivent un à un, invités par la guide à revenir sur leurs pas pour explorer des tréfonds. Attente. Un sol à nouveau tapissé de fientes. Par endroits sec ; ailleurs, on s’enfonce. Une salle de bain rose. Deux impacts de balles sur le miroir surplombent un lavabo écaillé où gisent des gants en latex roses. A côté, une baignoire jaunie. La cuisine. Une armoire mal fermée, des fleurs séchées punaisées sur une étagère, une table, une chaise par terre. Quelques mètres plus loin. Grenier droit. La guide se met en retrait, sous une poutre rongée. De son bras droit, elle propose de parcourir l’espace. Puis reste figée, les mains croisées. Les visiteurs s’avancent. Ils enjambent la bande de sécurité. Un duvet aux plis creusés, au teint verdâtre, maladif. Un carton de déchets provenant d’un aspirateur cassé, des restes de rouleaux de papier toilette. Plus loin, des débris de tuile et de verre. Une salle remplie d’archives et d’étiquettes de vin, El Caid, Crédit suisse, pièces de caisses, rosé Cossato, San Anton, facture numéro 24957, notes de crédits, vin d’Espagne, vin d’Alger... Un jeune homme, amateur de vieux objets, se dirige vers la guide et lui demande à qui il peut s’adresser afin d’obtenir le vieux radiateur abandonné au fond du grenier. Je ne peux répondre à aucune question, je suis là pour vous indiquer le sens de la visite. Le temps passe. Tout le monde est là ? Nous pouvons poursuivre la visite, veuillez me suivre, nous allons découvrir l’espace des bureaux.

L’enquête

 
 

Descente des escaliers. Une porte vitrée. Passage escarpé entre trois armoires et revirement à gauche. Un couloir. Sur la droite, un mur blanc cassé ; sur la gauche, une fine paroi encastrée de vitres translucides à travers lesquelles on devine cinq portraits d’hommes. Portraits en noir et blanc, pris de face et de profil. Tous suspendus et flous. On peine à les identifier. Le couloir se termine par une porte fendue en son centre. Les visiteurs pénètrent dans une pièce assombrie. La porte se referme. On aperçoit un coin de la salle déchiqueté par un essaim d’impacts de balles. Protestations d’une femme qui explique que l’on aurait pu cacher un tel délabrement ; c’était le bureau de son mari. La guide, après avoir attendu le silence, déclenche une machine. Des photos noir et blanc sont projetées. Retour sur une scène déjà regardée : les greniers. Série de 15 photographies : un cadavre de pigeon, un duvet, des restes d’archives... noir, fin de l’histoire. Veuillez découvrir les trois pièces suivantes. Dans une des pièces, un jeune garçon se penche. Une kyrielle de balles à portée de main. Il les saisit, les glisse dans sa poche et poursuit sa visite. Dans le coin droit de la troisième pièce, un long fil électrique descend du plafond. Au bout, une ampoule dénudée éclaire en surplomb une chaise, laissée vide. « C’est joli ! ». Doutes. Une vieille dame s’avance vers la guide. Elle lui demande à quoi servait ce bâtiment. Elle ajoute que le parquet est beau et que dans son appartement elle aurait aimé avoir le même. La guide esquisse un sourire, je suis là pour vous indiquer le sens de la visite et ne peux répondre à vos questions. La vieille dame se retire en rétorquant qu’ils auraient pu entretenir de si beaux parquets... Le groupe se reforme et défile le long d’un couloir, laissant derrière lui des toilettes délabrées. Au fur et à mesure de sa progression, des voix parviennent aux visiteurs. Voici la deuxième partie de la visite des bureaux, vous êtes invités à découvrir les salles qui suivent. Des groupes de deux à trois personnes se forment. Les voix viennent de quatre pièces qui encadrent le fond du couloir. Lumière blanche, parquet, moquette, radiateurs, armoires vidées, plafond décrépi. Dans chaque pièce, posés à même le sol, deux haut-parleurs et une chaîne stéréo contre le mur : fragments biographiques de la vie des Caves du Palais. Des voix anonymes racontent l’histoire du bâtiment.

 

Dans une autre pièce, un mur recouvert de noms. Colonnes de 184 noms en lettres noires, classés par ordre alphabétique. Des noms apposés sur l’histoire d’un mur qui porte une vieille affiche publicitaire « Perrier » barrée d’un slogan : « désirable dans toutes les positions ». Sur la deuxième colonne, les noms recouvrent l’image d’un homme sur une barque, allumant paisiblement une cigarette. La dernière colonne est amputée par un radiateur qui cache la fin de la liste des noms. Une dame émue s’attarde. Elle recherche un nom, absent. Les visiteurs s’amassent à l’entrée de la dernière salle, haute et exiguë. Trois marches en bois mènent à ce qui constitue la première couche d’un amoncellement d’objets. Impossible d’y pénétrer. Des sacs, des bouts de carton, des poubelles en plastique orange vides, des clous, un paillasson, des briques de verre, des tissus froissés noirs, bleus, un parapluie déchiqueté, du polystyrène, des fiches, des notes de crédit, des bombes de tag vidées, un balai déplumé. Contre le mur de gauche, une tuyauterie orange. Vers le fond de la pièce, voilant une fenêtre étroite, au-dessus de cet entassement, flotte une image. Une reproduction de Neuchâtel datant du XVIIIème siècle est suspendue en transparence. A travers elle, filtre une fine lumière. Attente des derniers visiteurs. La visite des bureaux est terminée, je vais vous accompagner dans l’espace des caves, dernière partie de la visite. Les visiteurs se faufilent jusqu’à l’embrasure d’un escalier étroit. Le groupe se met en file indienne. Quelques démonstrations de politesse. Certaines personnes, malmenées par l’étroitesse des lieux, s’agrippent à la rambarde.

L’enterrement

 
 

La guide attend, tournant le dos à un lourd rideau de velours rouge. Une ouverture voûtée, surmontée d’une enseigne noire où est inscrit en lettres blanches : « Musée d’ethnographie de Neuchâtel ». Les visiteurs soulèvent le pan droit de l’étoffe. Un cercueil, entouré de quatre cierges, occupe le centre d’une haute pièce voûtée. Devant lui, une grande couronne mortuaire de fleurs... en plastique. Une odeur d’encens envahit les lieux. Les murs effrités, moisis, sont enveloppés d’une chaude lumière produite par les tremblements de seize cierges. Dans l’interstice d’un mur, un cadre représente une femme en robe bleue, une couronne dorée sur la tête, les mains jointes. Un enfant chuchote : « c’est la Reine d’Angleterre ? ». Les visiteurs avancent un à un pour se disposer en face du cercueil. Ils inclinent la tête, les mains derrière le dos, muets au-dessus d’objets qui reposent dans leur linceul. Un balai à toilette, un corps de pigeon mort, une étiquette de vin, un sac en plastique, un bout de toile de jute, une bouteille vide, un appareil ménager en métal rouillé, des journaux couverts de fientes de pigeon, un paillasson... Passé le cercueil, les visiteurs longent cinq alvéoles percés dans le mur de la cave au-dessus desquels un écriteau indique : La passion des Caves du Palais. Un fond jaune, Les Caves du Palais sont condamnées. Une clé sous le paillasson de la porte principale des Caves du Palais. Un fond vert cramoisi, Les Caves du Palais se dégradent. Du lierre grimpant, une horloge en bois. Un pigeon en plastique trône au-dessus d’une bouteille de bière encore fermée et d’une bombe de peinture bleue. Suspendu, un revolver au canon rouge plastique. Un fond rouge orangé, Des projets tentent de sauver les Caves du Palais. Une machine à écrire, des bouteilles de vin, un masque blanc, trois dinosaures, une boule de disco. Un fond gris, Les Caves du Palais sont mises au tombeau. Un miroir renvoie le reflet du visage d’un visiteur qui s’approche. Apparition surexposée par la présence de deux cornes noires, d’une auréole dorée et d’un labyrinthe sur son front. Une lumière aveuglante souligne le mot de la fin : Résurrection ?

Les visiteurs se dirigent vers la sortie. Une lumière chaude et éblouissante transparaît dehors. La guide interpelle un enfant dont les poches pleines laissent entendre un bruit d’entrechoquements métalliques. Elle l’oblige à vider ses poches : des dizaines de douilles. Il négocie. La guide lui en cède une. L’enfant insiste, il lui en faut une de chaque couleur. Elle accepte. Une rouge, une bleue, une verte, une jaune. Une collection ? Des preuves ? Demain, à l’école, ils le croiront.

L’ethnographie et la mise en mémoire de l’histoire

Que faire des restes des Caves du Palais ? Que faire des restes de l’histoire ? Pour répondre à cette question, notre travail a pris comme point de départ la question posée par François Hartog : comment une société traite-t-elle de son passé (Hartog, 2003) [2003)." id="nh2-2">2] ? Nous nous sommes attachés à comprendre en quoi tout rapport à l’histoire, tout « régime d’historicité », est régi par la construction d’un ordre et d’un système culturel. Notre hypothèse est que le rapport à l’histoire peut se comprendre à partir de ce qu’une société s’interdit de détruire et de sacrifier, à partir de ce qui reste et de ce qu’elle conserve. Dans cette perspective, interroger l’art d’accommoder les restes d’une société revient à envisager le reste comme le lieu de la représentation qu’une société se fait de son histoire. Le reste est ce qui tient lieu de témoignage [3].

Alors reprenons notre question de départ : que faire des restes de l’histoire ? Que faire des restes des Caves du Palais ? Voilà l’invitation muséographique lancée au MEN et aux musées de Neuchâtel : décorer un bâtiment mort, décorer un corps mort avant de le transformer, de le vouer à une autre vie. Jacques Hainard a souvent rappelé le rôle de calmant que notre société assigne aux musées (1983, 2005). Repartant de l’idée d’un comprimé qui détend un corps, un corps social en souffrance, nous avons décidé de décréter que l’intervention muséale était ici trop tardive. C’est en tout cas la question que le MEN souhaite poser : le corps en question est bien mort, l’histoire des Caves du Palais est sur le point d’être mise en terre. Que reste-t-il à l’anthropologie, à la muséographie ? Nous aurions pu suturer la perte en remplissant les Caves du Palais d’objets divers, recouvrant ainsi l’absence et l’abandon du lieu. Nous aurions pu le remplir de corps compensatoires, voire étrangers, animer le lieu à défaut de pouvoir le réanimer le temps d’une exposition qui aurait permis aux visiteurs de voir quelque chose sans oser regarder l’absence. Nous avons choisi la sobriété, celle d’une installation qui prend acte de la perte et qui engage le visiteur dans un questionnement sur la notion de mémoire comme retour et comme enquête sur l’histoire. L’objet de notre installation était d’exposer le prétexte de cette manifestation, découvrir un lieu abandonné en attente de résurrection depuis plus de vingt années. Il s’agissait donc pour nous de proposer une installation qui expose le lieu et l’idée de sa requalification programmée.

Cette opération rejoint celle du devoir de mémoire : quel destin donner aux lieux ainsi qu’aux objets en fin de vie [4] ? Le travail de requalification d’un lieu, comme les Caves du Palais, engage un dispositif de tri et de séparation par lequel la valeur « d’enchantement » du lieu, liée à sa force de « captation de vie », doit être respectée. Le moment de deuil implique de savoir accompagner et reconduire, selon des règles, cet enchantement et cette valeur sociale attachés à la vie et à l’histoire d’un lieu (Hoskins, 1998). En ce sens, notre installation peut se comparer à une écriture du deuil, une oraison funéraire qui répond à la définition que Michel de Certeau (1975) donnait à l’écriture de l’histoire, comme écriture de la séparation, écriture de la mort où l’histoire ne se raconte que pour s’oublier.

Le parti pris de cette écriture consiste à congédier la notion même d’objet. Nous nous sommes refusé à rapporter, voire donner, un corps muséal de substitution aux Caves du Palais. Nous avons préféré déconstruire le paradigme de la vérité historique et appuyer notre enquête sur le travail de décomposition. Décomposition du mort rappelant celle d’un objet définitivement perdu. Nous avons montré des visages imperceptibles, des photographies du lieu sans acteurs, une salle de témoignages sans témoins. Dans notre installation, on peut entendre des témoins sans noms ni visages. Il y a aussi une liste de noms sans paroles et, enfin, une seule image pleine et entière des Caves du Palais, sa première représentation (son image primitive datant de 1726). Elle est suspendue en transparence au-dessus des restes de cette histoire devenus déchets.

Le principe de notre intervention est au cœur de la rencontre entre un lieu (les Caves du Palais) et un dispositif disciplinaire (l’anthropologie). C’est la découverte du lieu et sa rencontre avec le travail anthropologique qui nous ont conduit à fonder le paradigme de notre intervention sur la notion d’un retour sur l’histoire synonyme d’enquête sur l’histoire. Le travail de mémoire s’inscrit dans une tension entre un temps perdu et un temps retrouvé où s’inscrivent les prémices d’un récit fondé sur la notion de voyage. La mémoire voyage dans le temps et revient sur l’histoire pour constituer ce que l’on appelle le passé. La notion de mémoire des lieux est convoquée à partir de ce qui reste présent. Une présence ici fantomatique dont l’invitation à enterrer les restes appelle à la fois à une cérémonie d’accompagnement du mort et à une enquête sur le mort. Que s’est-il passé dans les Caves du Palais ? De quelle histoire s’agit-il ?

Aujourd’hui, le lieu peut être regardé comme une scène de crime dont les restes qui subsistent sont soumis à un débarras. Débarras des derniers indices que l’efficacité des services de nettoyages municipaux de Neuchâtel a failli condamner à une disparition complète et embarrassante pour des muséographes. Pouvions-nous décemment enterrer les Caves du Palais sans corps ? Notre premier réflexe a été de réparer cette absence. Face à la disparition, nous avons tenté de redonner une matérialité à cette histoire, redonner une chair au cadavre. Nous nous sommes ainsi tournés vers un complice historien que l’engouement pour le lieu avait amené à travailler, quelques années auparavant, sur l’histoire des Caves du Palais et à en sauver des objets. Nous avons passé un après-midi en compagnie de Patrice Allanfranchini dans les réserves de son Musée du vin à Boudry, cherchant des objets et des documents dignes d’être regardés et exposés. Porté par sa générosité, il a eu beau déployer tous ses efforts, faire travailler sa mémoire, se plier et se glisser au milieu de l’accumulation de ses réserves..., nous sommes rentrés avec un seul carton, des fragments, des croquis, quelques étiquettes, quelques restes, aucune bouteille de vin, même vide. Comment faire le deuil sans corps ?

Paradoxalement, cette absence nous a permis d’accueillir la dimension construite, fictive, de toute enquête ethnographique. Affranchis d’une servitude à des objets matériels absents, nous avons tenté de constituer l’histoire des Caves du Palais en objet de recherche, en objet ethnographique. Nous avons ainsi décidé de ne pas faire de ce lieu un lieu de mémoire mais de l’investir pour prendre la mémoire comme objet. Nous avons relancé notre enquête afin de comprendre comment les acteurs — du passé comme du présent — s’en faisaient des objets de souvenirs, aussi réels que rêvés. Pendant six mois, nous avons sillonné la Suisse de Neuchâtel à Genève, en passant par Cormondrèche, Colombier et Boudry. Postés dans les lieux principaux de la ville, quadrillant le quartier, par groupe de deux enquêteurs, nous avons questionné une rue amnésique, multiple, confuse :

— « C’était une belle horloge dorée, quand je descendais avec le tram depuis la gare, je regardais l’heure. »
— « Les Caves du Palais ? Non, je ne connais pas... Attendez ! ah oui, ils vendaient du vin et puis il n’y a plus rien eu, ils ont fermé. Mais je ne me rappelle plus, je sais pas. »
— « Une éternité qu’il est abandonné. Un bâtiment comme ça, en centre, on se demande ce qu’ils vont en faire ! »
— « Il y a dix ans peut-être, je voyais de la lumière et des têtes par les fenêtres. »
— « Je vous confie ça comme ça... Mais il y a eu un conflit entre l’ancien propriétaire et la ville. »
— « Mais ce n’est pas là qu’il y avait le Musée d’ethno ? »
— « Les décors ont brûlé, c’était un incendie provoqué. »
— « Il est abandonné depuis des années... 15 ans... Que ce soit une chiotte à pigeons, c’est la seule chose véridique. Il faut demander aux voisins. »
— « Sûrement qu’il s’y passe des choses dont on ne sait rien. C’est un bâtiment acoustiquement fermé, caché et délabré. C’est très propice pour des sociétés, pour des choses étranges. »

Etrangeté du lieu qui résonne dans l’histoire même de sa fermeture précédant les négociations de sa reprise par la Ville de Neuchâtel. Ainsi, l’un de nos informateurs, un des derniers gérants du lieu, nous confia au téléphone qu’il ne pouvait rien nous dire de plus, que lui « savait » et que pour cette raison, il préférait « garder le silence » !
Si les archives nous permettaient un travail d’autopsie, en établissant les différents moments de vie du lieu à travers ses affectations (passant de grenier à blé, de caserne, de menuiserie, de fabrique d’horlogerie et de télégraphes, à celui de caves à vin) ou la liste de ses propriétaires successifs de 1719 à 2005 (de 1719 à 1863 la Ville de Neuchâtel, de 1863 à 1889 Mathias Hipp, de 1889 à 1973 deux générations de Schelling, de 1973 à 1995 Mayor et Piémontesi et depuis 2003 la Ville à nouveau), quasiment rien ne nous permettait de comprendre comment le lieu avait été abandonné et fermé depuis si longtemps. Si notre mandat consistait à rouvrir les lieux pendant dix jours dans le cadre des manifestations du festival Science & Cité, il fallait se rendre à l’évidence : du lieu ne subsiste que l’enveloppe, le bâtiment. A la recherche de son histoire, de son corps, notre enquête ethnographique s’est transformée en véritable enquête policière. Un roman policier à la Agatha Christie dont le titre aurait pu être Un meurtre sans cadavre, réunissant les éléments de base : une scène de crime, des douilles de balles (dont la quantité — plus d’une centaine — laisse penser qu’il s’agit d’une tentative grossière pour nous mettre sur une fausse piste). Quelques indices sauvés permettaient de témoigner de l’occupation et de nombreux passages dans les lieux. Un bâtiment au centre de la ville dont on ne cessait de nous répéter : « Ah, les Caves du Palais, on ne peut pas les rater... ». Nous avions également des témoins dont la multiplicité des mobiles suffisait à les rendre suspects : un patron à la retraite, des actionnaires, des voisins, des artistes, un couple de metteurs en scène, des squatters, un organisateur de fêtes, des policiers, des conservateurs de musées, des hommes politiques. Fallait-il suspecter tout le monde ? En tout cas, chacun de nos informateurs avait quelque chose à dire, chacun nous racontait sa version de l’histoire.

Histoires

Le patron d’une drôle de boîte. Il nous raconte son affrontement avec le vieillissement d’une société soumise à la crise. Il nous montre du doigt des facteurs face auxquels il était impuissant, comme s’il se défendait d’une quelconque responsabilité. Il n’était pas du métier et tout jeune père de famille. Pourtant, en 1965, il reprend l’affaire des Caves du Palais SA, entreprise alors proche de la faillite. Il endosse le costume de directeur pour s’attaquer à une meilleure gestion des comptes et renverser le destin de ce commerce viticole. Il ne méprise pas la blouse du travailleur : nous ignorons si c’est une manière de surveiller ou de soulager ses employés. Pendant douze ans, il lutte contre la vétusté du conseil d’administration, des représentants, des vendeurs, des véhicules et des moyens d’exploitation et se rend compte de l’existence d’opérations frauduleuses. Tout lui résiste, jusqu’aux murs, propriétés de la dynastie Schelling, que la veuve Suzanne-Madeleine refuse de lui vendre. En 1977, il renonce... Aujourd’hui, il conserve encore des comptes qu’il refuse de nous présenter. De son histoire, il accepte de nous montrer une image exposée dans sa cave sur laquelle une inscription s’impose : « J’avais trente ans, qu’est-ce que t’en penses ? ».

Faillite inévitable, il a bien fallu qu’un des membres du conseil d’administration incarne le rôle du liquidateur. Qui, mieux que ce personnage, aurait su nous apporter la preuve du dernier soupir d’une société anonyme dont le nom persiste sur la façade du bâtiment. Un nom fantôme... Au décès du dernier défenseur du droit de vie des Caves, le conseil d’administration décide de mettre fin à l’agonie. Notre homme nous confie que c’est en 1982 qu’il lui incombe de liquider les parts. Il fouille, il retrouve et rachète enfin des actions dispersées dans tout le pays, comme pour les enterrer définitivement. Sa mission est d’autant plus laborieuse qu’un certain nombre d’entre elles se soustraient à ce processus d’ensevelissement. Quinze ans plus tard, la société est radiée. Avant de le quitter, comme un chef fier de ses trésors de guerre, il fait l’éloge de sa panoplie d’instruments de tonnelier payés chers... trop chers, dit-il. Des gouges, des pointes à tracer, des robinets, un éthylomètre, des vrilles, des douves : objets qui habitent sa cave et racontent leur absence dans les Caves du Palais.

En entrant dans le hall d’un immeuble surplombant les Caves du Palais, nous nous heurtons à un couple de personnes âgées, panier à lessive dans la main. Voilà comment le hasard transforme un couple occupé à une tâche ménagère en témoins oculaires. L’épouse se soucie de tranquilliser un chien perturbateur, le mari commence à nous raconter ce qu’il observe depuis plus de 50 ans. Son souvenir le plus lointain se rapporte à ses yeux d’enfant qui, jusqu’alors habitués aux allées et venues des ouvriers chargés de transporter le raisin, s’étonnent de l’apparition de la fouleuse mécanique. Il avoue ses aventures enfantines... pénétrer dans les Caves pour voler du raisin. Ses images plus récentes témoignent de la présence d’une serrurerie et d’un balcon animé par une vie familiale. Aujourd’hui, l’infaillibilité de son regard lui prouve que plus personne n’occupe les lieux, ce qu’il trouve étrange... Son récit s’arrête là. La frustration d’assister à l’histoire depuis son balcon amène notre témoin à prendre le rôle d’enquêteur : à nous de combler son désir de mémoire.

Par l’intermédiaire d’un informateur, dont la bonne connaissance du monde neuchâtelois ne fait aucun doute, nous sommes mis sur la piste de quatre personnes ayant occupé un étage des Caves du Palais durant les années 1980-1990. Lors de notre investigation, une seule de ces figures est retrouvée. Dans un bar bruyant de Genève, entre deux nuages de fumée, une bière à la main, elle avoue avoir mené dans sa jeunesse aux Caves du Palais une opération qui lui tenait à cœur : la création d’un atelier de coiffure, lieu d’une atmosphère unique. Une décoration à son goût, accueillant une clientèle nombreuse et diverse qui a fait de cet espace un endroit informel de détente et de discussion, en particulier autour d’une boisson achetée deux étages plus bas... A son arrivée, un objet l’accueille, un énorme coffre-fort enraciné au milieu de la pièce. Elle pense s’en débarrasser mais il résiste. Elle décide de lui donner âme et couleur en le peignant en rose et en lui confiant la recette du jour. Elle ignorait qu’il allait devenir son souvenir le plus prégnant. Par ses paroles et son émotion, cette femme nous ouvre une porte de son passé.

Des restes de décors entreposés, qui en est le propriétaire ? Un couple de metteurs en scène de Neuchâtel semble être tout désigné. Leur retour sur cette histoire va permettre de pallier au désordre temporel. Les affiches de leurs différentes représentations tapissent les murs d’un appartement bourgeois et réordonnent le passé. Dans les années 1990, la troupe de théâtre amateur cherche un lieu pour entreposer un matériel scénographique de taille. Le metteur en scène, avocat de surcroît, recourt à ses relations pour occuper un espace vide, un bâtiment abandonné. Le froid, l’humidité, les rats et les fientes de pigeons des Caves du Palais deviennent le scénario récurrent imposé aux décors mis au repos. Un nouveau destin se dessine pour les Caves du Palais, des projets de réaffectation sont examinés, les metteurs en scène sont dans l’obligation de quitter les lieux. Ils laisseront derrière eux les décors de leur dernière représentation, transformant l’abri en tombeau. Pendant toutes ces années, le couple à la retraite a conservé la clé du sanctuaire. Il décide de nous y emmener, mais plus aucune de leur clé ne leur ouvre la porte de cette histoire.

Tous nous les désignaient du doigt comme des suspects idéaux ! Mais personne ne pouvait les nommer ! Mais qu’ont-ils fait ? La fiabilité d’un de nos informateurs et d’une bibliothécaire étonnamment mêlée à l’affaire, nous ont relancé sur une bonne piste. Notre source nous donne rendez-vous dans un lieu public neuchâtelois comme s’il n’avait rien à cacher et voulait répondre à ceux qui l’accusaient d’avoir participé à la dégradation d’un bâtiment estimé. Il nous parle d’une histoire officielle : celle d’une demande faite aux autorités, d’un groupe de jeunes à la recherche d’un espace à occuper. La voie légale leur est refusée. Ils insistent. Il nous raconte une tentative de fête sauvage avortée après l’émission de quelques sons. Une cinquantaine de personnes s’infiltre dans les lieux prohibés. La fête est à peine commencée qu’une descente de police stoppe la soirée. D’un ton résigné, notre témoin regrette que ces tentatives d’occupations ne se soient pas répétées. Par manque de courage, pense-t-il. Le souvenir de ces occupations s’incarne aujourd’hui dans l’âme d’une génératrice dont le corps a disparu.

Des guirlandes, des drapeaux, un petit nettoyage... ça change tout. Dans les années 1990, une commune libre de Neuchâtel investit les lieux à plusieurs reprises. C’est en évoquant cette image que le président de cette commune se métamorphose en organisateur de fêtes. Un simple coup de téléphone au propriétaire du bâtiment et plus de cent personnes, parmi lesquelles des hommes politiques, obtiennent le droit d’occuper un lieu vide et fermé au public. Notre informateur, par des mots allusifs, laisse entendre qu’un promoteur immobilier se souciait de limiter le nombre de ces soirées. Trop d’animation aurait alimenté un débat public qui pouvait affecter le projet qu’il réservait aux Caves : la destruction. L’insalubrité des lieux, les pigeons et les rats qui migraient dans les bistrots du coin amplifiaient la volonté de rayer le bâtiment de la topographie citadine. Notre témoin va même jusqu’à regretter que les pompiers n’aient pas laissé brûler l’édifice lors d’un début d’incendie. Accidentel ? La réponse est peut-être à trouver dans le dernier des aveux de notre interlocuteur : « Vous savez, ça aurait arrangé beaucoup de monde ».

Paradoxalement, ceux qui travaillent un peu comme nous, les policiers de Neuchâtel, ne nous racontent presque rien. Faut-il y voir la peur d’une concurrence ou une déformation professionnelle ? Des gens qui passent leur temps à exiger des autres ce qui semble difficile à exiger d’eux-mêmes, préférant raconter l’histoire des autres que la leur. Nous n’avons pas eu le droit de les enregistrer, ni de les photographier, mais la collaboration n’en a pas moins été fructueuse... L’instructeur nous accueille sur son territoire. Protégé par son uniforme et par le protocole, il nous prévient : « Ici, c’est plus facile d’entrer que de sortir ! ». Il nous avoue comment, au cours des dix dernières années, ils ont été acteurs d’activités secrètes dans ce lieu désert et acoustiquement fermé. Les Caves du Palais ont été élues comme scène d’entraînement. La police impose à cet espace un scénario : prendre le bâtiment d’assaut en moins de deux minutes ! Autodéfense, rapidité, vigilance, agilité sont les mots d’ordre. Stratégiquement, ils s’introduisent avec discrétion dans l’édifice pour ne pas éveiller les soupçons et ne pas avoir à se justifier face à la population. Aujourd’hui, les preuves de leurs agissements sont ancrées dans les murs et jonchent le sol. Nous repartons rassurés, la Ville de Neuchâtel est bien gardée.

En 1863, une préoccupation esthétique mêlée à un souci de profit amènent le propriétaire d’une fabrique de télégraphes à signer un compromis avec la Ville. L’autorité communale renonce à placer des échelles à incendie sur le bâtiment et l’entreprise établit un grand cadrant transparent au fronton du bâtiment. Commence alors l’histoire d’un symbole qui rythme la vie urbaine. Pour les enfants dans la cour de recréation, pour les passants qui descendent l’avenue de la Gare ou pour les retraités qui prennent leur café au Pam-Pam, regarder l’horloge est un réflexe. Les Caves du Palais deviennent un repère. Un jour, les aiguilles se sont immobilisées à dix heures moins dix... Depuis, le regard sur un temps arrêté vient dire l’abandon des lieux. Le pays de l’horlogerie s’indigne et recouvre d’un drap blanc un corps qui a perdu sa valeur d’usage. L’horloge a disparu : qui en est le responsable ? La population est troublée. Les rumeurs surgissent : elle a été volée..., elle a été récupérée par un antiquaire..., elle est déposée dans un lieu sûr..., elle a peut-être été jetée..., on ne sait plus ! Elle survit dans les mémoires, l’objet perdu devient objet de mémoire. Selon nos informations, cet objet d’histoire serait conservé en sécurité par un conservateur de la Ville de Neuchâtel.

Elle est fascinée par un château hanté qui cache des lacs souterrains. Les Caves du Palais, condamnées à l’abandon, comme si personne, sauf elle, ne savait que c’était un château. En juin 2004, on lui donne le pouvoir de changer le destin de ce bâtiment imposant et mystérieux. Ouvrir ses portes, libérer son âme et nous permettre d’en voir le corps, en pénétrer les entrailles. Désir de résurrection, désir de le sentir vivre. Son regard est émerveillé... Son rêve fera-t-il ressusciter les lieux...?

Ethnographie, enquête et mémoire

Où nous a conduit notre enquête ? Comme nous l’avons dit, chaque informateur, chaque témoin, nous a raconté sa version de l’histoire des Caves du Palais. Mais alors qui croire, quelle histoire choisir ? A la recherche d’un corps et d’une histoire nous nous sommes posé ces questions : quelle histoire sommes-nous en train d’enterrer ? Quelle mémoire construire pour les Caves du Palais ? Quel est l’objet perdu des Caves du Palais ? Sommes-nous en train d’enterrer un cadavre de pigeon ou de bouteille, des étiquettes de vins, des archives transformées en déchets, une photo de nos 30 ans, du matériel viticole, un coffre rose, une clé, une génératrice, des guirlandes, des douilles vides, une horloge...? Faut-il espérer qu’en trouvant cet objet nous trouverons notre coupable ? La suspicion radicale nietzschéenne selon laquelle « tout passé vaut d’être condamné » (1990 : 113) [5] semble guetter tous les acteurs de cette histoire. De ce point de vue, la mémoire fonctionne bien comme un tribunal de l’histoire qui sélectionne, trie et juge l’histoire. C’est ici que l’ethnographie se sépare de cette métaphore judiciaire [6]. Elle s’en sépare dans le verdict qu’elle rend à la question du jugement de l’histoire. Car, de quoi les acteurs de cette histoire sont-ils coupables ? Simplement d’avoir fait l’histoire. S’ils sont coupables, ce n’est pas du meurtre de l’histoire mais bien de son écriture, ils en sont les responsables, responsables et auteurs de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils sont venus construire, chercher, prendre et donner aux Caves du Palais et dont l’ethnographie se propose de rendre compte. En rendant ce compte à l’histoire, nous souhaitions montrer comment la légitimité d’un projet de transformation des Caves du Palais se pose aussi au regard du passé des lieux. Passé que le Musée d’ethnographie de Neuchâtel a été mandaté d’exposer, de mettre en scène, de mettre en terre. Le MEN a pris acte de l’invitation et de cette opération rituelle en disant la mort du lieu et invitant la population à son enterrement.

Si, en tant qu’institution muséale, le MEN s’est refusé à trancher la question du passé (celle de la mémoire officielle à reconnaître à ce lieu) comme celle de l’avenir (celle du choix de la transformation du lieu), c’est parce que nous avons déplacé, plus exactement remis en place, l’enjeu de notre questionnement. Face à l’absence d’un corps identifiable, notre installation est devenue l’objet du deuil. De ce point de vue, notre questionnement, comme notre enquête, visent à poser publiquement la question de l’avenir des Caves du Palais, à en faire une question publique. Proposer à la population de participer à cet enterrement vise à interpeller sa responsabilité : a-t-elle une histoire commune avec les Caves du Palais ?

Epilogue

Dernier jour du Festival, fin d’après-midi. Durant la semaine, près de 1500 visiteurs se sont rendus à l’exposition. Le programme promet une fête de clôture autour d’un verre et d’un débat sur le futur des Caves du Palais. Séduit par cette perspective, quelques citoyens curieux franchissent le seuil. Déception. Le débat tant attendu n’aura pas lieu. La Ville de Neuchâtel se retire de la confrontation. Les décideurs de l’avenir du bâtiment ne se présenteront pas au rendez-vous. Le futur de cet édifice n’est pour l’instant qu’une aspiration. Les quatre musées refusent de jouer une officialité simulée. Dans le hall sombre et humide, aucune table ronde, aucune proposition, aucun souhait. A la place, un écran rempli de données scientifiques, de calculs indéchiffrables, d’images de satellites qui ont marqué l’histoire des études planétaires. Une vingtaine de personnes rangées diligemment regardent le spectacle. L’Observatoire d’astronomie de Neuchâtel présente son activité et ses ambitions futures alors qu’au sein d’un public aussi enthousiaste que perplexe, un individu interpelle le conférencier : « Monsieur l’Astronome, dans quelle orbite vous situez-vous face aux Caves du Palais ? ».

Annonce d’un verre offert au « Pichet du ça-voir ». Les satellites et le globe terrestre s’arrêtent de tourner et la scène se transforme en table conviviale. Les gens partagent leurs émotions, leurs souvenirs. Le vin vivifie l’ambiance, certains s’abandonnent, d’autres résistent. Avant de partir, le restaurateur distribue les restes. La nuit avance. Les cinq derniers occupants des lieux lèvent une dernière fois leurs verres. Il se fait tard. En partant, ils oublient de fermer le bâtiment, laissent les fenêtres ouvertes. Un orage estival éclatera dans la nuit.

add_to_photos Notes

[1Les photographies ont été réalisées par Alain Germond, photographe au Musée d’ethnographie de Neuchâtel.

[2Voir également G. Lenclud (2003).

[3Pour une analyse des liens entre restes et mémoire, voir G. Agamben (1999) et O. Debary (2002).

[4Pour une approche de la notion de « biographie des objets » voir I. Kopytoff (1986).

[5Car, poursuit Nietzsche, « tout ce qui relève de l’homme a toujours été soumis à la puissance et à la faiblesse humaine ». Voir l’analyse de P. Ricoeur, 2000 : 377 et sqq..

[6On pourra se référer aux fameuses “Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques” rédigées pour la Mission Dakar-Djibouti de 1931. Pour une présentation de cette histoire voir J. Jamin (1989 ; 1996), également O. Debary (2004).

library_books Bibliographie

AGAMBEN Giorgio, 1999, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, Payot.

De CERTEAU Michel, 1975, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard.

DEBARY Octave, 2002, La fin du Creusot ou l’art d’accommoder les restes, Paris, CTHS.

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HAINARD Jacques, 1983, « Le musée comme enjeu », in Quels musées pour quelles fins aujourd’hui ?, Séminaires de l’Ecole du Louvre, Paris, La Documentation française : 75-83.

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HARTOG François, 2003, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil.

HOSKINS Janet, 1998, Biographical Objects, How things Tell the Stories of People’s Lives, New York and London, Routledge.

“Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques », 1931, Paris, Musée d’ethnographie du Trocadéro (Mission Dakar-Djibouti).

JAMIN Jean, 1989, « Le musée d’ethnographie en 1930 : l’ethnologie comme science et comme politique », in G.-H. Rivière, La muséologie selon G.-H. Rivière, Paris, Dunod : 110-121.

JAMIN Jean, 1996, « Introduction à Miroir de l’Afrique », in M. Leiris, Miroir de l’Afrique, Paris, Gallimard : 9-59.

KOPYTOFF Igor, (1986), « The cultural biography of things : commoditization as process », in A. Appadurai (ed.), The social life of things, Cambridge, Cambridge University Press : 64-91.

LENCLUD Gérard, 2003, « L’usine au musée, ou le passé consommé », Critique, (679) : 899-916.

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RICOEUR Paul, 2000, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil.

Pour citer cet article :

Magdalena Brand, Sara Cereghetti, Tiana Conlon, Octave Debary, Vanessa Merminod, 2006. « Muséographie du temps qui passe. A propos d’une exposition réalisée avec le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel ». ethnographiques.org, Numéro 9 - février 2006 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2006/Cereghetti-et-al - consulté le 19.04.2024)
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