L’ethnographie au musée : valeur des objets et science sociale

Résumé

Ce texte propose une réflexion sur les pratiques de l’ethnographie au musée, à partir de l’exemple d’une enquête menée à l’écomusée du Creusot-Montceau (Saône-et-Loire, France) sur le statut social d’un ensemble d’objets céramiques. Cette tentative d’étudier les rapports complexes que les habitants d’un territoire entretiennent avec des objets (échange, collection, transmission, utilisation pratique, etc.) qui sont par ailleurs collectés par le musée en tant qu’objets de patrimoine a mis en évidence la nécessité du travail réflexif pour l’institution écomuséale. En effet, s’intéresser aux parcours biographiques des objets singuliers donne accès à la constitution de leur statut d’objets de patrimoine et permet de saisir sur la durée les effets produits par le discours de l’écomusée. Comment prétendre enrichir la connaissance des objets en négligeant la polysémie des valeurs qu’ils recèlent, valeurs partiellement générées par le musée ?

Abstract

This text draws our attention on the procedures of the ethnography in the museum, starting from the example of a research in eco-museum of Le Creusot-Montceau (Saône-et-Loire, France) on the social status of pieces of pottery. This attempt to study the complex relations that the inhabitants of a territory maintain with objects (exchange, collection, transmission, practical use, etc.), which are moreover collected by the museum as objects of cultural heritage, highlighted the need for a reflexive thought by the eco-museum. Indeed, being interested in the particular biographical itinerary of the objects gives access to the constitution of their statute as objects of cultural heritage and makes it possible to study the effects produced by the eco-museum’s work . How can one claim to enrich our knowledge of the objects if one neglects their numerous different values which they conceal, values which were partially generated by the museum ?

Sommaire

Table des matières

Introduction

Ce texte aura une coloration autobiographique certaine ; il s’agit en fait pour moi d’évoquer une expérience de terrain qui a constitué un tournant dans mon parcours personnel et professionnel. Je voudrais tenter d’en tirer quelques enseignements sur la pratique ethnographique dans un écomusée ou un musée de société en France et sur la façon dont elle fait apparaître, sinon certaines contradictions, du moins quelques flottements méthodologiques de ce type d’institution. Sans prétendre aborder dans sa généralité l’institution écomuséale ou muséale, je souhaite montrer à travers l’exemple concret d’une recherche effectuée à la fin des années 1990 comment se fait l’ethnographie au quotidien dans le cadre de l’activité d’un musée de territoire.

 

Une recherche ethno-historique

L’écomusée de la communauté Le Creusot-Montceau est installé depuis 1972 au cœur du bassin industriel né au milieu du 19e siècle autour des usines sidérurgiques du Creusot et du bassin minier de Blanzy et Montceau-les-Mines. Selon ses statuts, cette institution culturelle doit concentrer ses recherches et son travail de protection et de valorisation du patrimoine sur un ensemble de 16 communes et 90 000 habitants regroupés en Communauté Urbaine depuis 1970 au cœur du département de Saône-et-Loire, en Bourgogne (Varine, 1973). L’écomusée du Creusot-Montceau est un de ceux où a été expérimenté le concept d’écomusée dans les années 1970, mouvement lancé par Georges-Henri Rivière, fondateur du Musée National des Arts et Traditions Populaires (MNATP) (Segalen, 2005), et Hugues de Varine, directeur de l’ICOM (International Council of Museums) de 1967 à 1974.

J’ai été embauché par cette institution en 1995, année de mutation pour l’écomusée, qui consacrait en collaboration avec le musée d’Orsay une grandiose exposition à la famille Schneider, dynastie patronale des aciéries du Creusot de 1836 à 1960 ; alors que cette institution culturelle d’un genre nouveau s’était créée en opposition au paternalisme industriel pesant sur la ville, en refusant de devenir « le musée du Creusot », donc le musée de l’usine du Creusot [1], l’écomusée rendait vingt-cinq ans plus tard un hommage sans partage, plutôt nostalgique, à la famille Schneider, avec le concours proclamé des derniers descendants directs de celle-ci, réinstallant même ses meubles dans les murs de leur résidence d’antan — le château de la Verrerie, siège de l’écomusée.

Autre mutation, épistémologique pourrait-on dire, cette époque est celle de l’arrivée à la présidence de l’association écomusée de Louis Bergeron [2], historien de l’industrie renommé, d’où une évolution marquée des thématiques de recherche vers l’histoire des entreprises et des techniques, s’écartant de plus en plus des enquêtes ethnologiques menées dans les années 1970-1980, en milieu rural et dans la population ouvrière. J’entrais donc avec le statut d’historien — ma formation universitaire initiale — dans un écomusée de référence, mais bien loin des principes novateurs et pionniers de ses débuts, en passe de devenir un musée de territoire comme les autres, consacré à une région bien délimitée, et un musée de société thématique ordinaire, spécialisé dans l’histoire et le patrimoine industriels. Qu’on ne se méprenne pas : je ne chercherai pas ici à régler des comptes ni à critiquer radicalement l’association pour laquelle j’ai travaillé 8 ans et où j’ai beaucoup appris. La mutation que je souligne ici n’est pas propre à cet écomusée, mais concerne la plupart d’entre eux, dans des modalités différentes (Chaumier, 2003).

 

Du fait de l’évolution de cet écomusée que j’ai évoquée, l’orientation donnée à ma recherche sur l’industrie céramique des XIXe et XXe siècles autour du Creusot et Montceau-les-Mines se trouva tout naturellement centrée sur les entreprises — inventaire, repérage et programme de réhabilitation pour un cas précis — sur les techniques de production et sur les produits industriels. Comment intègre-t-on l’ethnologie à une recherche aussi imprégnée d’histoire des techniques et d’une vision très classique du patrimoine industriel ? Il faut tenir compte du contexte administratif et financier dans lequel a été engagé ce travail : le principal référent des écomusées et musées de société à l’échelle régionale — dans les DRAC où le poste existe [3] — est le conseiller à l’ethnologie, directement lié à la Mission du Patrimoine Ethnologique devenue en 2003 Mission à l’Ethnologie [4]. C’est sous cette tutelle, en sollicitant les crédits et subventions émanant de cette mission, que ma recherche a commencé, appelée « enquête ethnohistorique ». Je ne veux pas suggérer qu’il y eu une “coloration” ethnologique artificielle donnée à un sujet d’histoire des techniques, mais c’était bien une orientation délibérée donnée à une recherche empirique, ce qui s’est traduit par une problématique ethnologiquement en vogue à l’époque, articulant l’étude des savoir-faire de l’industrie céramique et celle des usages de ses produits. Savoir-faire et usages datés d’ustensiles anciens, deux thèmes en phases avec l’ethnographie pratiquée par les musées de société.

Au passage, et puisqu’on s’interroge ici sur la fabrique de l’ethnographie, il serait intéressant d’étudier de plus près les pratiques quotidiennes des écomusées et musées de société, leurs liens avec les institutions de tutelles et la manière dont leur interlocuteur privilégié à l’échelon régional, en fonction de sa formation, de ses travaux précédents, influence leur discours et leur mode d’acquisition des connaissances. Ainsi un ethnologue dit « ruraliste » ne proposera pas les mêmes projets de recherche qu’un ethnologue des mondes urbains. Ces choix auront une résonance directe sur les productions du musée, et sur les effets produits sur son public.

Concernant spécialement les produits de l’industrie céramique locale — active entre le milieu du 19e siècle et les années 1960 — l’objectif était de collecter des objets — donc d’enrichir les collections —, de les identifier — de savoir où, comment et à quelle époque ils avaient été fabriqués —, et de savoir — question rituelle — « à quoi ça servait ». Provenance, technique de production et fonction étaient les trois piliers de la connaissance des objets, tels qu’on les retrouve dans la plupart des musées de société, et aussi dans beaucoup de musées d’ethnographie consacrés aux sociétés non européennes.

Le statut social des objets

 

Mais en m’intéressant à ces objets céramiques, une autre dimension m’est rapidement apparue, celle des représentations, des discours et des pratiques actuelles au cœur desquels les objets sont impliqués. Car, initialement destinés au conditionnement alimentaire et chimique, ces pots, bocaux, cruchons, bouteilles sont aujourd’hui vendus chez les brocanteurs, recherchés pour leurs qualités esthétiques, collectionnés et exposés dans les musées. C’est en partant de cette idée, assez ténue, que nous nous sommes engagés, avec la direction de l’écomusée et le conseiller à l’ethnologie, dans une recherche sur le statut social des objets. Celle-ci s’inscrivit dans le cadre d’une thèse à l’EHESS [5] sous la direction de Jean Bazin, pour qui cette thématique était alors centrale, mais dans une perspective évidemment très éloignée du discours traditionnel de la plupart des musées de société héritiers plus ou moins direct du Musée National des Arts et Traditions Populaires. Dans tous ses articles sur cette thématique [6], la réflexion de Jean Bazin a tendu à dépouiller les objets des a priori culturels et sociaux pesant sur eux, des dispositifs de représentation qui nous cachent la complexité réelle du statut des objets dans la société. Il s’agit pour les sciences sociales, et plus principalement pour l’ethnologie, de ne pas réduire les choses à l’état de signe. Ainsi au sujet des boli maliens, son approche s’oppose à celle qui prétend soumettre ce type d’objet à une interprétation, qui cherche à comprendre ce que représente un boli : « que représentent ces boli, à quoi renvoient-ils ? Comme s’il nous était impossible d’admettre qu’étant des dieux ils ne renvoient qu’à eux-mêmes. (...) un boli ne signifie rien, il est. Il tient sa place unique de chose unique. Il peut être objet de discours, d’exégèses, de croyances (...) Le principe qui préside à sa production est d’individuation, pas de représentation. » (Bazin, 2003 (1986) : 368)

L’originalité de cette démarche intellectuelle s’inscrit dans un mouvement plus large de renouvellement de ce que les anglo-saxons — très présents dans ce domaine — appellent material culture studies — mais qu’il m’apparaît difficile de traduire littéralement par « études en culture matérielle » (Julien et Rosselin, 2005 : 4-5). Qu’il s’agisse de l’ouvrage fondateur d’Appadurai (1986) ou des travaux de Miller (1987, 1998), en passant par les études plus spécifiquement consacrées à l’aire Pacifique (Thomas, 1991 ; Weiner, 1992), on a assisté il y a quelques années à une réévaluation profonde par les ethnologues et les sociologues de la dimension matérielle des sociétés, à la fois environnement et partie prenante des pratiques et des rapports sociaux. Etudiant les accessoires de la vie courante, les vêtements, le mobilier, l’habitat, les objets souvenirs ou patrimoniaux, les auteurs se sont demandés pourquoi certains objets ont de l’importance — « why some things matter » pour paraphraser le sous-titre d’un livre dirigé par Daniel Miller (1998) — et comment les choses interfèrent dans les interactions sociales et politiques. Le pendant muséologique le plus direct de ce renouvellement scientifique est sans aucun doute fourni par le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel et les publications du directeur jusqu’à 2005, Jacques Hainard, et de son équipe (Hainard et Kaehr, 1984 ; Gonseth, Hainard et Kaehr, 2002). Toutefois, si « le travail de Jacques Hainard [est] salué par tous » (Segalen, 2005 : 309), force est de constater que ses options muséographiques sont loin d’être adoptées, en théorie comme en pratique, par tous les musées de société en France.

 

Appliqués à mon terrain, ces développements théoriques mettaient à mal les discours traditionnels assez fixistes sur les objets “anciens“ et “authentiques“, au principe de la collecte des musées de société. La conception du Patrimoine comme un tout hérité plutôt que comme une construction en perpétuel mouvement y domine en effet encore. Nous en sommes restés à ce que Serge Chaumier appelle le deuxième stade — ou deuxième temps — de la muséographie (Chaumier, 2003 : 74-81), venant après le stade de l’accumulation et de la mise en série du type cabinet de curiosité. C’est la muséographie positiviste du MNATP, qui ne correspond plus depuis de nombreuses années à la réalité scientifique de la discipline ethnologique, comme l’a bien montré Martine Segalen : elle voit d’ailleurs dans la « coupure entre le musée et l’anthropologie sociale » (Segalen, 2005 : 168) une des causes principales de l’échec final de ce musée.

L’esthétisation du quotidien

Dans cette doctrine traditionnelle du musée de société — largement admise par les écomusées malgré leur originalité conceptuelle (Rivière, 1985) — les objets tiennent évidemment une position centrale, comme l’atteste, par exemple, l’argumentaire d’un document de 1998 : « [Dans les écomusées] Chacun peut découvrir, à sa façon, d’autres cultures ou redécouvrir, sous un nouveau jour, celle qui est la sienne. Parfois, des meubles rares, de la vaisselle précieuse et même des œuvres d’art voisinent avec les outils et les objets de tous les jours ou bien encore avec la simple parole de ceux qui les ont fabriqués ou utilisés. Tous témoignent des différentes manières de vivre et de travailler, d’hier et d’aujourd’hui ». [7]

Les objets témoignent, qu’ils soient rares, précieux ou « de tous les jours ». Les objets détiennent un sens, une signification propre. On retrouve ce discours dominant et ces thématiques privilégiées dans les revues destinées au grand public, comme ce numéro du magazine Bourgogne consacré à « la mémoire des objets » [8], dans lequel des conservateurs de musées bourguignons sont cités à plusieurs reprises. Y émergent de façon particulièrement évidente les constructions de catégories intangibles, surtout fonctionnelles, visant à classer et à hiérarchiser les objets : « “Maintenant, l’objet qui ne sert plus devient objet de décoration, affirme [la conservatrice du musée de la vie bourguignonne] Il y a un nouveau rapport à l’objet : l’usuel devient élément esthétique”. Tous les objets n’ont pas connu des hauts et des bas. Ainsi, la vaisselle semble avoir traversé le siècle sans subir les caprices des modes » (Bourgogne, 2003 : 30-34).

Nouveau rapport à l’objet ? Usuel contre esthétique ? Mais la vaisselle, précisément, est bien la preuve que tout objet peut être à la fois considéré pour ses qualités usuelles et pour ses caractéristiques esthétiques. Cette idée selon laquelle un objet verrait sa trajectoire courir de façon linéaire de l’usuel à l’esthétique est l’une de celles que mon travail m’a amené à fortement nuancer. Ce que nous montre parfaitement la description de la situation effective des objets saisie par l’observation ethnographique, c’est comment la notion d’objet esthétique est tributaire de la configuration par laquelle elle est produite. Cette notion « donne indûment à penser que certains objets seraient “esthétiques“ (c’est-à-dire comporteraient la propriété objective, permanente et apparemment positive d’“être esthétiques“), tandis que d’autres ne le seraient pas (ne la comporteraient pas), ce qui pour moi n’a tout bonnement aucun sens (...) : ce n’est pas l’objet qui rend la relation esthétique, c’est la relation qui rend l’objet esthétique » (Genette, 1994 : 18). La relation esthétique aux objets considérés comme utilitaires dans un autre contexte était un élément majeur du statut social contemporain des poteries de grès que j’étudiais [9], mais la catégorie esthétique n’était qu’un critère de classement parmi d’autres, non exclusif.

 

La polysémie de l’objet

L’argument central de cet article ne consistant pas à résumer ma thèse, mais à décrire des pratiques ethnographiques au musée et les relations enquêteur/enquêtés dans ce cadre, je ne m’étendrai pas longuement sur les idées développées par ailleurs (Bonnot, 2002). C’est en partant de l’article d’Igor Kopytoff, « The cultural biography of things : commoditization as process » (Appadurai, 1986 : 64-91), que je me suis attaché à suivre des parcours d’objets à travers le discours de mes interlocuteurs, l’examen d’archives d’entreprises et de manuels techniques, et la description topographique d’intérieurs domestiques, de cours d’usines ou d’étals de brocanteurs. L’hypothèse de Kopytoff, à partir du modèle de l’esclavage [10], est qu’il est fécond d’adopter un point de vue biographique pour étudier le statut des objets matériels dans les sociétés, celui-ci étant tributaire du contexte dans lequel les objets sont considérés et de leur histoire préalable. Ce point de vue ouvre d’intéressantes perspectives à l’anthropologie économique lorsqu’elle étudie l’évaluation des marchandises, mais également à l’anthropologie culturelle et sociale. Dans le même ordre d’idée, Nicholas Thomas a montré que « les objets ne sont pas ce pour quoi ils ont été produits mais ce qu’ils sont devenus » [11] (Thomas, 1991 : 4). Pour mettre en évidence l’adéquation de ces hypothèses à mon terrain, prenons un exemple concret : soit une bouteille en céramique, fabriquée au 19e siècle pour contenir de la liqueur ; son actuel propriétaire, chez qui je la découvre, me raconte ce qu’il sait de son histoire — lieux et modes de fabrication, histoire de l’entreprise et de ses ouvriers, données à recouper avec des documents d’archives — ; il me dit où et quand il l’a acquise (ou de qui il en a hérité), et ce qu’il en fait aujourd’hui en pratique ; je note quant à moi le lieu où elle est installée (exposée sur un meuble, ou caché à la cave, ou dans un vaisselier en vue d’être utilisée). Donc ce que le musée désignerait en première approche comme « bouteille à liqueur, grès cérame glaçuré, fabriquée vers 1880 par l’entreprise Langeron, Pont-des-Vernes, commune de Pouilloux » ne peut être réduit à cette identité exclusive si je tiens compte scrupuleusement de la parole de mon interlocuteur, parole constituant le matériau premier de l’anthropologie.

Dans le cadre d’un entretien avec le détenteur d’un objet susceptible d’intégrer les collections du musée, l’ethnologue est confronté à la fois à des informations d’ordre général sur la fabrication et la commercialisation de l’objet en tant que produit, et à des éléments biographiques concernant son parcours en tant que chose singulière. Tel vase est à la fois le produit d’une usine du bassin industriel local et, pour reprendre une formule de Jean Bazin, « le vase de tante Agathe » (Bazin, 1997 : 11). L’objet est porteur de charges collectives et individuelles, son identité s’inscrit sur différentes échelles, ce qui peut faire d’un ustensile céramique à la fois un élément d’une histoire partagée et un objet-personne (Heinich, 1993) attaché à une lignée familiale : le pot à tabac que conserve monsieur T., fabriqué par son grand-père en dehors de ses heures de travail, que le MNATP aurait intégré à la catégorie art populaire puisqu’il s’agit d’une pièce unique et signée, hors série industrielle, est aujourd’hui exposé sur un meuble. Objet de décor, il fut également un objet utilitaire ; il est aussi, et peut-être même avant tout, un souvenir familial, une relique (le pot tourné par grand-père), et lorsqu’il se retrouve temporairement dans une vitrine du musée, il acquiert le statut d’objet de patrimoine collectif, représentant une activité industrielle locale, témoin [12] d’une époque et/ou d’une étape spécifique de la production céramique.

 

Cette double valeur mémorielle des objets a depuis longtemps été caractérisée par Maurice Halbwachs : « Dans un magasin d’antiquités, toutes les époques et toutes les classes s’affrontent ainsi, dans les membres épars et hors d’usage des mobiliers dispersés ; et certes, l’on se demande : à quelle personne ont pu appartenir ce fauteuil, ces tapisseries, ce nécessaire, cette coupe ? mais on songe en même temps (et c’est au fond la même chose) au monde qui se reconnaissait en tout cela, comme si le style d’un mobilier, le goût d’un aménagement étaient pour lui l’équivalent d’un langage qu’il comprenait » (Halbwachs, 1997 : 194).

Toutes ces notions s’enchevêtrent et s’accumulent, et l’objet s’identifie de façon « exclusive et cumulative à une succession de détenteurs et d’usagers » (Weiner 1992 : 32) [13]. C’est donc bien le statut actuel de l’objet dans la société dans toute sa polysémie qui doit retenir l’attention des sciences sociales. D’où l’écart entre les catégories stables, malgré tout indispensables à l’établissement par le musée d’un inventaire raisonné des objets collectés, et la réalité du traitement social des objets.

L’ethnologue garant de l’authentique

Mais en quoi les rapports entre les informateurs, donateurs, visiteurs du musée — et très souvent ces trois statuts recouvrent une seule et même personne — et l’ethnologue sont-ils différents de ceux entretenus avec les autres acteurs du musée — conservateurs et historiens par exemple ? En ce que ces interactions constituent pour l’ethnologue la part essentielle de son objet de recherche, avant même les objets matériels qu’il collecte et documente pour le musée. Les ethnologues de musée sont comme les agents de la Mission du Patrimoine Ethnologique décrits par Jean-Louis Tornatore (2004 :154) : « agents sans objets durs, [ils] sont à même d’en délaisser la connaissance positive pour s’intéresser aux pratiques dont ils sont justement l’objet », assumant une réflexivité parfois délicate à mettre en œuvre. Sur le terrain, il convenait dans ma pratique ethnographique de prendre en compte les catégories construites autour des céramiques non comme des données informatives mais comme des objets d’étude. Ainsi des catégories fonctionnelles : pour les musées de société, l’objet-témoin, c’est souvent l’objet-fonction : je l’ai dit, savoir « à quoi ça servait » est une question-clé de la didactique muséale. L’ustensile est très étroitement et très exclusivement associé à son ustensilité : l’objet est identifié en tant que bouteille à encre, cruchon à liqueur, pot à moutarde, etc. Les musées et écomusées, dans une logique de préservation de la mémoire de pratiques supposées désuètes, s’appuient sur cette corrélation pour identifier l’objet et lui donner son authenticité. Les collectionneurs vont jusqu’à stigmatiser tout “détournement“, toute “dérive fonctionnelle” qui transforme par exemple le saloir de grès en pot de fleur. Un de mes interlocuteurs m’a parlé un jour d’un pot à couvercle en ces termes : « Ce modèle était bouché avec ce type de couvercle ; donc, mettre cet autre bouchon dessus, c’est une hérésie ». L’ethnologue considérant la totalité de la biographie de la chose ne saurait évidemment voir là aucune hérésie, mais une pratique correspondant à la situation dans laquelle est inscrit temporairement l’objet. Reste qu’il y a bien un souci du véridique, de l’authenticité fonctionnelle chez les possesseurs d’objets.

 

Ainsi de la bouteille à encre ou du cruchon à liqueur, aujourd’hui posé sur une cheminée dans une salle à manger moderne, exposé dans une collection privée après avoir été achetée en brocante : il y a là deux étapes dans la vie de la chose, l’étape où elle est commercialisée pour contenir de l’encre ou de la liqueur, et l’étape où elle est utilisée pour décorer un salon. La destination fonctionnelle initiale (celle en vue de laquelle l’objet a été produit par l’industriel) n’est qu’un moyen d’identification, qui permet de nommer l’objet, de façon moins évasive que « récipient en céramique ». Ces “détournements“ fonctionnels, stigmatisés notamment par Jean Cuisenier en tant que conservateur du MNATP [14], ne sont finalement qu’un moyen pour les usagers actuels de l’objet de se l’approprier, de le doter d’une identité singulière. Mais lorsque Roger B. m’a montré la bouteille qu’il a lui-même transformée en pied de lampe, munie d’une douille et d’un abat-jour, il a tenu à préciser qu’il avait respecté l’intégrité physique de l’objet : « C’est moi qui l’ai équipé. Mais je ne les perce pas, moi : le fil apparent, c’est peut-être pas joli, joli, mais le cruchon reste ce qu’il est ». Face à l’ethnologue représentant le musée, perçu comme garant de l’authenticité des objets et de la défense de la fonction véritable, celui qui a osé transgresser les lois implicites de la tradition tient à se justifier, comme s’il était pris en flagrant délit de falsification patrimoniale. Nous rencontrons là une donnée importante du travail de terrain de l’ethnologue dans le champ muséal : il incarne le musée, et à ce titre est porteur de principes incorporés depuis les années 1970 et 1980 par tout amateur — en l’occurrence un bénévole d’un petit musée d’art et traditions populaires — sensibilisé à ce que doit être le “Patrimoine“. Et de fait, tandis que mon travail de thèse visait entre autres choses à s’affranchir de l’univocité de la fonction de l’objet dit utilitaire, mon travail à l’écomusée, en vue de la restitution d’un savoir au public, consistait à retrouver la “véritable“ fonction des choses, en parfaite adéquation avec une représentation du rôle du musée partagée par la majorité des habitants.

L’expertise

Le rôle d’expert attribué au chercheur et, à travers lui, au musée, résulte de la succession d’expositions et de publications sur une thématique donnée. Autour d’objets auparavant sans autre intérêt qu’utilitaire, le travail de l’écomusée a produit de multiples valeurs. Une première exposition organisée à Pouilloux en 1974 avait déjà suscité l’intérêt pour les céramiques fabriquées dans ce village, qui arrivèrent progressivement sur le marché de la brocante dans les années 1980-1990. La mise en vitrine documentée permit avant tout de définir une catégorie d’objets auparavant englobée dans l’ensemble flou des poteries anciennes. Aujourd’hui, les « Pont des Vernes » — du nom du site de production — sont recherchés en tant que tels. L’exposition et le livre consacrés en 2000 à ces objets n’ont fait qu’accentuer la tendance, rendant une part d’identité à ce village aujourd’hui habité par des rurbains qui n’avaient pas précédemment connaissance de cette activité interrompue en 1957, et offrant aux collectionneurs des outils d’identification des objets comme les marques de fabrique successives de l’entreprise. Dans ce contexte, ceux que les ethnologues qualifient habituellement d’informateurs deviennent parfois des informés, puisque c’est en fonction des indications qui leur sont fournies sur la provenance, la datation, la destination fonctionnelle des objets qu’ils parviennent à l’identifier comme « pièce de musée » ou « objet de patrimoine » et l’investissent ainsi d’une valeur symbolique - voire marchande - sans commune mesure avec celle qu’ils lui accordaient précédemment - sorte de valeur routinière, par défaut, « on garde ça parce que ça a toujours été là, et qu’on ne veut pas le jeter ».

 

La logique d’acquisition des écomusées et des musées de société tend — au moins théoriquement — à privilégier la banalité au détriment de l’exceptionnel, partant du principe que plus l’objet est commun — au sens de courant, répandu, non rare — mieux il est à même de représenter le commun — au sens de collectif, ce qui est le bien commun d’un groupe humain. Ce choix revient à prendre un parti délibérément anti-élitiste et à privilégier les objets les plus humbles, ce qui n’empêche pas de les valoriser par une rhétorique nostalgique et esthétisante s’appuyant sur des notions comme l’amour du travail bien fait ou la “noblesse“ naturelle des matériaux : la céramique conserve une sorte d’aura dans l’univers des musées, elle est considérée comme un de ces matériaux vénérables, traditionnels, et privilégiés au détriment des matières emblématiques de l’industrialisation. Revenons brièvement au magazine Bourgogne : « Dans les années 1960, l’explosion du plastique, des nouveaux matériaux et de la standardisation donne le coup de grâce aux vétérans du quotidien [...] Le déclin de ces objets avait commencé plus tôt. Dès l’entre-deux-guerres, le formica fait une entrée fracassante dans les fermes, où l’on balance sans émotion le mobilier transmis pendant des générations » (Bourgogne, 2003 : 28). On perçoit facilement l’orientation générale, qui en l’occurrence est un effet de style journalistique, mais cautionné par le discours savant des musées : l’opposition entre matériaux nobles et plastiques ignobles, entre les « vétérans du quotidien » et le formica. Selon cette logique, l’objet ancien est une valeur en soi, et sa contre-valeur est l’objet plastique moderne et a priori inesthétique. Se met en place une sémantique de l’authenticité, de la tradition, de la sauvegarde, voire du sauvetage des objets typiques, qui fut un moteur essentiel de la collecte des ATP, et qui demeure une motivation centrale des “petits musées“ (Chaumier, 2003). Et c’est précisément la construction de ce système de valeur qui est l’objet des sciences sociales, plutôt que la défense de valeurs soi-disant immuables.

La requalification des objets et ses enjeux marchands

Les effets produits par l’écomusée du Creusot-Montceau-les-Mines présent sur ce même territoire depuis trente années sont indiscutablement constitutifs du statut contemporain de certains objets, qu’ils revalorisent ou requalifient. Des vocations de collectionneurs naissent, et des objets relégués sortent de la cave ou du grenier pour être mis en vitrine dans le salon trouvant ainsi une place définitive dans le décor. Les habitants de la région s’approprient également un mode de production du savoir. Autour des objets que le musée, à un moment ou à un autre, a mis en exergue, se développe un travail de muséographie domestique, d’étiquetage, de réalisation de mini-musées privés. Monsieur D., adhérent de l’association Ecomusée, se sent investi d’une mission de sauvegarde d’un patrimoine par cette appartenance. La transmission d’un héritage a pour lui un double sens : « Je vais faire des petites étiquettes pour mes enfants, pour qu’ils sachent et qu’ils ne jettent pas quand je ne serai plus là. De toute façon, je leur ai dit, donnez plutôt à l’écomusée plutôt que de jeter ».

Le savoir acquis par le musée et transmis au propriétaire des objets les requalifie à ses yeux, comme dans le cas de Paul B., fils du dernier directeur d’une usine de fabrication céramique plus que centenaire. Il s’est retrouvé propriétaire des bâtiments et des équipements industriels, ainsi que d’une énorme quantité de produits invendus, inachevés ou invendables, sédimentés sur le terrain de l’entreprise ou dispersés sur les planchers poussiéreux de l’usine. A plusieurs reprises, il a vendu à des brocanteurs une partie de ces stocks, puis a accepté d’en céder à l’écomusée. Celui-ci, grâce aux recherches menées sur l’entreprise et ses propriétaires successifs, a pu informer Paul sur la datation de certaines productions grâce à leur marque de fabrique, et attirer ainsi son attention sur l’ancienneté de telle bouteille et la rareté de telle marque. Fort de ces renseignements, Paul B. a sélectionné quelques pièces qu’il a écarté du circuit marchand et muséal, soit qu’il veuille les conserver dans le patrimoine familial, soit qu’il envisage de les monnayer individuellement — et non plus par lot — et plus avantageusement auprès de collectionneurs. Dans ce cas précis, la transmission de savoir dessert paradoxalement les intérêts du musée, qui se voit privé de l’acquisition d’objets intéressants. Le chercheur a parfois intérêt à se faire discret sur ce qu’il sait.

Si l’on en croit les collectionneurs, une des conséquences les plus concrètes de l’intérêt montré par le musée pour un type d’objets est de faire quasi automatiquement « monter les prix ». D’une part , le fait qu’il soit susceptible d’être acheté par une institution identifiée à l’Etat ou à une collectivité locale, donc supposé disposer de moyens financiers importants, autorise le marchand à exiger le prix fort pour l’objet en question. Ainsi de cet antiquaire qui m’annonçait un prix mirobolant pour une paire de vase de grès, avec cet argument : « Vous, l’écomusée, vous pouvez y mettre 2000 francs, je vous ai vu monter les enchères pour la petite loco, 10 briques, alors 2000 balles ! ». Il faisait référence à l’achat par l’écomusée d’une maquette de locomotive Crampton, acquise en salle des ventes grâce à une subvention exceptionnelle du Fonds Régional d’Acquisition des Musées en 1998. Mais le fait que le musée ne dispose d’aucune subvention pour l’acquisition de petites pièces, ni d’aucun fonds dédié à la collecte, et que par conséquent l’achat d’une céramique n’est en aucune façon comparable avec celui d’une maquette exceptionnelle, est une donnée qui n’intervient pas dans les négociations avec l’antiquaire ; il a sa propre perception des choses et ne saurait être convaincu par des explications budgétaires circonstanciées. D’autre part, le marchand joue sur deux tableaux, musée et collectionneur, en mettant en concurrence les acheteurs potentiels : « Si vous ne me prenez pas cet objet, ça ne fait rien, il ira à l’écomusée » ou de l’autre côté « Si vous ne me le prenez pas, j’ai un collectionneur qui est intéressé ». La référence à une institution culturelle reconnue localement est utilisée à la fois comme un argument de vente — c’est un mode de valorisation par la reconnaissance patrimoniale du musée — et comme une arme dans les négociations commerciales toujours plus ou moins âpres sur ce type de marché. Ainsi, les collectionneurs peuvent considérer que l’intérêt du musée pour un type d’objet est un handicap dans leur quête, puisque cela va à la fois le faire sur-coter et attirer l’attention d’amateurs, donc provoquer la pénurie [15]. Un collectionneur pourtant très efficace reconnaît : « Des céramiques, on n’en trouve plus guère, on n’en trouve plus parce que c’est Pont-des-Vernes, c’est ça qui est recherché ». Et qui dit pénurie dit hausse des prix : « Ils en viennent à vendre des pots « Géo » [16] 100 balles, c’est un peu abusif ». Selon un autre amateur de brocante, les publications de l’écomusée sont directement en cause : « Le pot à tabac, je ne l’ai pas payé cher, 10 francs, mais attention, c’était il y a longtemps, c’était avant qu’on en parle, maintenant il ne serait plus à ce prix là. Parce que maintenant, depuis que les livres sont publiés, les gens disent “Ah, mais ça a quand même de la valeur !“, j’ai fait des beaux coups, avant. Ce sont vos livres qui ont fait monter la cote ». C’est pourquoi monsieur V., collectionneur de pots de yaourt, ne tient pas à organiser d’exposition : « Parce que d’abord, pour vivre heureux, vivons cachés. Tant qu’on a la chance de trouver des pots de yaourt à deux euros, il ne faut pas trop attirer l’attention là-dessus ! ».

 

La transmission du savoir par la publication ou l’exposition des résultats de la recherche, mission fondamentale du musée de société, paraît donc incompatible avec les exigences du jeu du marché, et contrarie les visées des collectionneurs et amateurs sur qui l’ethnologue doit pourtant pouvoir compter. Ce qui constituait pour moi un très intéressant thème de réflexion sociologique était également dans ma pratique de collecte et de recherche d’informations historiques et techniques, une donnée incontournable. Dans ce cadre, les liens avec certains de mes interlocuteurs étaient ambivalents ; ils m’apportaient sur les objets des connaissances indispensables à la production d’un discours destiné au grand public ; ils étaient également des acteurs de la biographie des choses que je me proposais d’étudier.

 

Connaissance de l’objet et marchandisation de la culture

Les deux modes de traitement des objets matériels auxquels j’ai été confronté, le travail sur les objets toujours et encore considérés comme témoins, et le travail réflexif sur les objets en société par l’étude de leur biographie sociale, ne sont pas deux approches absolument inconciliables ; il n’y avait là, dans la pratique, ni contradiction, ni dualité radicale, ni schizophrénie insurmontable, mais acquisition de deux types de connaissance, ce qui illustre bien la réalité polymorphe de la recherche dans un musée.

Je ne cherche pas à démontrer que toute restitution de ce travail réflexif est impossible au musée. Plusieurs expériences en France et à l’étranger prouvent le contraire : outre le Musée d’Ethnographie de Neuchâtel déjà mentionné, citons le Musée de la Civilisation de Québec, l’écomusée de Fresnes, ou l’expérience intéressante menée en 2003 par le musée d’archéologie du Jura intitulée Patrimoines singuliers [17]. Toutefois, force est de constater qu’il existe encore une distance parfois importante entre les pratiques et les discours des musées de société et les développements épistémologiques récent de l’ethnologie. Cet écart se retrouve également du côté des musées consacrés aux sociétés non européennes (Bensa, 2003 ; de L’Estoile 2004, 2005).

La question de fond est peut-être celle-ci : comment acquérir une connaissance de l’objet aussi complète que possible ? Peut-être la dualité mise en évidence par mon travail sur les céramiques correspond-elle à deux types de muséographie. On peut noter que l’enquête ethnologique sur le statut social des objets devait à l’origine déboucher sur une exposition de l’écomusée — du moins était-ce le vœu de l’ethnologue régional. Une exposition qui aurait notamment montré les effets du travail de l’écomusée sur les objets présents sur son territoire de compétence... mais qui n’a jamais vu le jour.

La problématique de la réflexivité pose la question des publics de l’écomusée, et de son évolution : musée de territoire, initialement défini comme l’outil d’une population, ses productions s’adressent aux habitants dudit territoire et leur permettent de s’approprier leur histoire, de se construire une « identité ». En s’intéressant, trente ans plus tard, aux effets produits par le travail de l’écomusée sur cette population, s’adresserait-on au même public, ou à un public extérieur, plus ou moins savant, auquel on servirait un discours quasi indigéniste sur les mœurs culturelles de la population locale — « voyez ce que font les gens d’ici de leur patrimoine... » ?

 

Travailler sur la complexité du statut social des objets matériels pris dans leur contemporanéité et dans leur historicité, tout en étant aux prises avec la réalité pratique de la vulgarisation muséographique, m’a peut-être fait mieux comprendre, immédiatement en quelque sorte, certaines contradictions fondamentales du projet écomuséal. J’ai pu saisir, en particulier, combien l’objet est demeuré au cœur du système muséographique, malgré la prépondérance théorique du discours. Selon les fondateurs de la théorie des écomusées, ces institutions n’ont pas de collection au sens traditionnel : leurs collections, c’est l’ensemble du territoire dont elles s’occupent, « La communauté toute entière constitue un musée vivant dont le public se trouve en permanence à l’intérieur. Le musée n’a pas de visiteurs, il a des habitants » (Varine, 1973 : 244). Mais aujourd’hui, l’utopie n’est plus de mise. Les écomusées et musées de société sont directement soumis à la tentation de la marchandisation de la culture, ce qui n’est évidemment pas sans retentissement sur les objets, leur collecte et leur traitement. Sous la pression des collectivités locales, essentielles sources de subventions, dont le principal critère d’évaluation — outre le coût de fonctionnement — est la fréquentation, les écomusées considèrent leur public comme des clients, et s’efforcent de répondre à leur demande, sans que celle-ci soit d’ailleurs toujours soumise à une étude sérieuse.

Localement, s’ajoute à ce contexte un cadre mémoriel compliqué, qui se traduit dans les demandes des élus locaux : d’un côté ceux du Creusot, en quête à la fois d’une glorification de l’ex-« plus grande usine du monde », et d’une certaine normalité ; de l’autre les élus de Montceau-les-Mines, véritablement obsédés par le changement d’image, qui n’ont de cesse de faire oublier que la ville a été créée par l’exploitation houillère. Mais encore une fois, cette dérive n’est pas propre au Creusot et à sa région, elle concerne l’ensemble du territoire français : « Le règne de la communication publicitaire semble succéder à celui de l’exigence culturelle. Deux travers se développent à l’excès : l’exposition promotionnelle ou de commandite et la dilution des contenus dans le prêt à penser, sous prétexte d’accessibilité. » (Chaumier, 2003 : 251-252). Dans cette optique, la présentation des collections passe au second plan au profit des animations. C’est particulièrement clair au Creusot, où un adjoint au maire, membre du Conseil d’Administration de l’écomusée, fait bien sentir dès que l’occasion se présente que son association consacrée à la mémoire du chemin de fer attire un public bien plus nombreux grâce à sa luge d’été, à son petit train à vapeur et à sa fête de l’Amérique — des indiens attaquent le train, défendu par des cow-boys. On pourrait en rire, si cela n’aboutissait pas à une véritable crise d’identité et à une crise économique assez dramatique (cinq suppressions de postes, dont trois licenciements à l’automne 2004) pour l’écomusée. Le problème est peut-être que ce dernier soit entré dans ce jeu, plutôt que de résister à ce type de dérive, en visant l’accroissement de sa fréquentation par l’introduction du « ludique » [18] dans ses actions, au détriment d’un approfondissement scientifique et notamment d’une attention plus aiguë aux sciences sociales contemporaines.

add_to_photos Notes

[1Sur l’historique de l’écomusée du Creusot Montceau, voir principalement DEBARY, Octave, 2003, La fin du Creusot ou l’art d’accommoder les restes, Paris, éd. du CTHS.

[2Il succédait à ce poste à Hugues de Varine, un des fondateurs revenu au Creusot au début des années 1990.

[3A noter qu’il n’y a plus aujourd’hui que deux ethnologues régionaux et huit conseillers à l’ethnologie pour toute la France, et que la DRAC Bourgogne en est dépourvue.

[4Sur le rôle joué par la Mission du Patrimoine Ethnologique et ce qu’il appelle « l’échec de la politisation par l’Etat d’un patrimoine ethnologique », voir Tornatore (2004).

[5Soutenue en 2000 sous le titre « Trajectoires d’objets entre industrie et collections : les poteries de grès de la vallée de la Bourbince en Saône-et-Loire ». Cette thèse a été publiée deux ans plus tard (Bonnot, 2002).

[6On doit ajouter aux références données en bibliographie le dernier texte de Jean Bazin, inachevé et paru après son décès en décembre 2001 : « N’importe quoi » (Gonseth, Hainard & Kaehr, 2002 : 273-287).

[7Fédération des écomusées et des musées de société, 1998 : A la rencontre des musées d’aujourd’hui. Guide des écomusées et des musées de société. Dépliant diffusé gratuitement.

[8Bourgogne. Le magazine du patrimoine, de l’histoire et de l’art de vivre, n°52, octobre/novembre 2003. Dossier « Le temps retrouvé des objets », pages 24 à 39.

[9Voir ma contribution à l’ouvrage dirigé par Odile Vincent et Véronique Nahoum-Grappe, 2004, Le goût des belles choses, Paris, éditions de la MSH et Mission du Patrimoine Ethnologique : « Objets de série/œuvres hors série. Une esthétique du processus technique », pp. 127-138.

[10Kopytoff envisage l’esclavage dans une perspective processuelle, le statut d’esclave n’étant pas définitif et uniforme, mais relèvant d’un processus social fait d’une succession de phases et de mutations.

[11Je traduis « ...objects are not what they were made to be but what they have become ».

[12Sur la notion d’objet-témoin, la bibliographie est abondante. Je ne mentionnerai ici qu’un bref texte, peu connu, mais important : Jean Gabus, 1965, « Principes esthétiques et préparation d’expositions didactiques I. L’objet-témoin », Museum, XVIII, 1. pp. 41-42.

[13Ma traduction partielle de “What makes a possession inalienable is its exclusive and cumulative identity with a particular series of owners through time”.

[14Jean Cuisenier, 1975, L’art populaire en France, Fribourg, Office du Livre. Voir aussi, sur « l’utilité falsifiée, détournée de la finalité première », Raymonde Moulin, 1978, « La genèse de la rareté artistique », Ethnologie Française, VIII, 2-3, p. 245.

[15Depuis la fin de mon travail de thèse toutefois, Internet et les sites de ventes au enchères en ligne ont changé la donne, et les collectionneurs peuvent facilement prospecter hors du territoire où les objets qu’ils recherchent sont trop connus.

[16Le « pot Géo » est un récipient de grès fabriqué par l’usine Langeron du Pont-des-Vernes pour la marque d’agroalimentaire Géo, spécialisée dans la charcuterie et renommée pour son cassoulet.

[17Patrimoines singuliers. Inventaire intime des jurassiens du début du XXIe siècle. Journal de l’exposition édité par le Centre Jurassien du Patrimoine, mars 2003. L’exposition présentée à Lons-le-Saunier s’appuyait sur une enquête ethnologique menée par Noël Barbe et Jean-Christophe Sevin. Ce travail a également donné lieu à la réalisation d’un film réalisé par Jean-Luc Bouvret : « Votre patrimoine nous intéresse », coproduction IRIMM/Le Miroir.

[18Sur les conséquences de la spectacularisation et de la marchandisation de la culture, voir le numéro 5 de la revue Culture et Musées (2005) : « Du musée au parc d’attraction », Avignon, Actes Sud.

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Pour citer cet article :

Thierry Bonnot, 2006. « L’ethnographie au musée : valeur des objets et science sociale ». ethnographiques.org, Numéro 11 - octobre 2006 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2006/Bonnot - consulté le 18.04.2024)
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