Compte-rendu d’ouvrage

LAHIRE Bernard, 2002, Portraits sociologiques

LAHIRE Bernard, 2002, Portraits sociologiques, Paris, Nathan.

Pour les lecteurs attentifs aux productions de Bernard Lahire, Portraits sociologiques semble être la version « appliquée » de L’homme pluriel [1], ouvrage dans lequel l’auteur militait pour un décloisonnement de l’unidimensionnalité de l’habitus au profit d’une « sociologie psychologique » s’inscrivant dans le prolongement de l’épistémè bourdieusienne. Pourtant, cette « mise en pratique » que propose son nouvel opus soulève de nombreux problèmes et renvoie plus largement à la difficulté du dépassement de la théorie de Bourdieu.

L’ouvrage s’ouvre sur une déclaration : cette recherche se réclame d’un haut degré d’exigence empirique (p.2) et se propose de lutter contre « des asiles d’ignorances », fruit de la généralisation qu’opère le travail sociologique classique lorsqu’il homogénéise des caractéristiques individuelles. A contrario, l’hypothèse de départ pose, elle, que l’individu a une possible complexité dispositionnelle (divers domaines de pratiques ou schèmes d’action). L’auteur adopte à ce propos l’image des « pliures », développées par Jean-Claude Passeron [2], lesquelles proposent une densification et une singularisation des propriétés contextuelles et dispositionnelles des acteurs. Pour l’enquête, démontrer cette complexité signifie avoir au moins deux comportements de la même personne à comparer, dans des contextes différents. Donner un peu de corps aux notions dispositionnalistes comme « schèmes » ou « habitus » ou observer la variabilité du transfert de dispositions d’un univers à un autre chez le même acteur, tels sont les objectifs affichés de cette problématique résolument théorique. Aussi, l’auteur pose la nécessité d’une contextualisation des comportements et, donc, d’un dispositif méthodologique permettant le recueil d’une importante masse de données individuelles. C’est ainsi qu’il propose six entretiens avec chacun des huit individus retenus dans un cercle de connaissances de moyenne proximité. Pourquoi six entretiens ? Probablement parce que l’auteur décèle six matrices principales de socialisation : l’école, le travail, la famille, la sociabilité, les loisirs et pratiques culturelles et le corps (santé/sport).

Mais, prévient-il, le concept de « disposition » impose une série de contraintes empiriques, théoriques et méthodologiques : l’enquêteur se doit d’observer la durée, l’intensité et les aires de pertinence des dispositions. Il se doit également d’être attentif aux variations synchroniques et diachroniques afin de cerner les combinaisons de la pluralité des dispositions et des contextes. Enfin, il doit prendre en compte les tensions et crises révélatrices de décalages entre dispositions personnelles et dispositions requises par une situation spécifique. En outre, Bernard Lahire précise que la disposition n’est pas une compétence, c’est-à-dire une ressource, car, contrairement à cette dernière, la disposition est « un penchant, une inclination, une propension » qui peut s’accompagner d’appétence ou de dégoût. C’est à ce stade de l’argumentaire - sans que l’on en sache davantage sur la consistance empirique de ces dispositions - que l’on accède au corps central de l’ouvrage : les entretiens.

Ceux-ci composent l’essentiel du volume. D’une certaine longueur - une quarantaine de pages en moyenne pour chaque interlocuteur -, chaque interview suit le même canevas thématique, alliant propos d’acteurs et interprétation de l’enquêteur, et se termine par un bref résumé des principales dispositions relevées, leur contexte et leurs enjeux. Par le biais de la vie d’Aline, une des enquêtées, on y apprend ainsi l’importante transférabilité d’une disposition spontanéiste du fait d’une très forte et précoce incorporation de celle-ci, ou, chez Paul, qu’une disposition peut exister indépendamment de toute appétence, ou encore que les dispositions à agir sont plus fortes que les « croyances » (en la minceur, en l’alimentation équilibrée p.ex.) et conduisent, pour plusieurs des enquêtés, à des luttes contre soi-même et parfois à une auto-correction pour se forger une nouvelle disposition.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage se borne à répéter quelques points soulevés au début (les buts de la recherche, ce que n’est pas une disposition) et à tirer quelques très brèves conclusions de ces entretiens. Ces derniers, dit l’auteur, ont démontré l’impossibilité de rapporter l’habitus à une formule génératrice. Pour lui, cette simplification est due au fait que le chercheur privilégie la position sociale et la trajectoire des acteurs dans son modèle interprétatif (p.405). Ayant ainsi empiriquement battu en brèche l’idée d’un moi unique, Bernard Lahire termine son explication sur les modalités de constitution des dispositions. Trois formes de socialisations seraient à leur principe : une socialisation par entraînement ou pratique directe ; une socialisation dite « silencieuse » constituée par l’univers social, ses règles, normes et classements ; enfin, une socialisation par inculcation « idéologique-symbolique » de croyances (valeurs, modèles).

En refermant l’ouvrage, le lecteur pourrait bien avoir l’impression d’un manque et ce malgré le plaisir éprouvé à la lecture de ces portraits. Probablement parce que l’auteur laisse sans réponses plusieurs éléments ; peut-être aussi parce que l’écart entre les effets d’annonce et le résultat est trop grand. À nos yeux, cet écart, c’est-à-dire ce qui est resté « en creux » du raisonnement, est repérable à plusieurs niveaux.

Il y a d’abord le niveau méthodologique. Ce n’est pas tant le dispositif lui-même qui surprend que son contenu et ce au plus près des individus : celui des observables. Ni dans les entretiens ni dans la partie finale, l’auteur n’explique la substance repérable et concrète de ce qu’il entend, par exemple, par « spontanéisme », « ascétisme » ou « remise de soi ». Le souci empirique trouve là une limite : comment les différents enquêteurs passent des paroles d’acteurs aux interprétations, c’est-à-dire à l’imputation de l’enquêté dans une catégorie dispositionnelle ? Cette absence d’indices concrets pose ensuite le problème de la clé de lecture commune d’une disposition. En d’autres termes, on se demande si tous les enquêteurs parlent de la même chose lorsqu’ils utilisent les mêmes notions...

Cette aporie introduit un second niveau de problèmes, davantage théoriques. L’auteur ayant substitué les dispositions et le contexte au couple « habitus » et « champ », reste à savoir comment il articule le spécifique au général. La « déglobalisation » pratiquée dans cette recherche peut-elle permettre de dire quelque chose de général ? En quoi la pluralité dispositionnelle aide-t-elle à formuler des propositions générales à propos d’un groupe ? Sur ce terrain, l’auteur reste peu convaincant car il ne donne aucun élément de réponse et, de surcroît, ne permet pas d’en déduire quelques-uns dans la mesure où il n’opère pas de reconstruction afin de penser théoriquement le « contexte », en lieu et place du « champ », dans son interaction avec les dispositions. Enfin, Bernard Lahire élude complètement la question des problématiques d’enquête qui, très différentes d’un chercheur à un autre, définissent ce qui est recherché et de ce fait peuvent avoir comme base une disposition (culturelle, de classe, de genre, etc.) et non pas toutes les dispositions. Il aurait donc été nécessaire de montrer plus profondément le degré d’intrication entre dispositions afin de pouvoir légitimer une enquête en « portraits sociologiques » lorsqu’on a affaire à une problématique autre que théorique.

Enfin, au niveau épistémologique, le postulat d’un individu pareillement éclaté et pluriel, avec comme corollaire, on l’a vu, la recherche du spécifique, amène à se demander comment il est possible de continuer à faire de la sociologie sur la base de ce qui est différent, c’est-à-dire de ce qui sépare, surtout lorsqu’on connaît la grande réticence de l’auteur à l’égard de l’individualisme méthodologique. On se prend alors à douter que la sociologie ait pour mission de questionner ce qui se passe à l’intérieur de chaque individu, comme le soutien l’auteur [3], à fortiori lorsqu’on s’accorde à penser qu’il n’y a de science que du général...

Cette ultime contradiction tendrait à montrer que le dépassement de Bourdieu par le côté de l’individu que tente Bernard Lahire n’a pas encore trouvé l’assise théorique suffisante pour convaincre. Qui plus est, il participe d’un « air du temps sociologique » comme le dit Philippe Corcuff [4], une mode qui vise à s’intéresser à la diversité du moi plutôt qu’à son unité. C’est dire que la dimension réflexive sur les conditions de production d’un questionnement théorique n’est pas vraiment à l’ordre du jour. Reste qu’avec ses Portraits sociologiques, Bernard Lahire poursuit une intuition forte et bien problématisée [5] quant à l’impossibilité de continuer à raisonner en terme de « disposition générale », ouvrant ainsi la porte à une spécification de ce qui est observé, une différenciation entre dispositions et, ce faisant, à une relativisation des déterminations que certaines structures peuvent exercer sur les individus. Mais au fond, comme le dit l’auteur, « qui conteste (encore) cette pluralité ? » (p.6)

add_to_photos Notes

[1Lahire Bernard, L’homme pluriel, Paris, Nathan, 1998, coll. « Essais et recherches ».

[2Passeron Jean-Claude, « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue française de sociologie, vol. XXXI, 1989, pp. 3-22.

[3B.Lahire dit explicitement que l’enquête à été conçue pour « mettre au jour et interpréter les variations contextuelles des comportements et attitudes d’individus singuliers (variations intra-individuelles) » (p.9)

[4Cf. chapitre 4 in Corcuff Philippe, Bourdieu autrement, Paris, Textuel, 2003, coll. « La Discorde ».

[5Pour une critique théorique de l’habitus, et notamment de la pluralité que révèle l’individualisation de l’histoire faite corps cf. Lahire Bernard, « De la théorie de l’habitus à une sociologie psychologique », in Lahire Bernard (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999, pp. 121-152.

Pour citer cet article :

Daniel Meier, 2003. « LAHIRE Bernard, 2002, Portraits sociologiques ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/LAHIRE-Bernard-2002-Portraits-sociologiques - consulté le 29.03.2024)
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