Un coup d’Etat à Fidji,
ou les enjeux d’un terrain bouleversé par l’événement

Résumé

Le 19 mai 2000, un coup d’Etat a profondément bouleversé la société fidjienne parmi laquelle j’évoluais. La crise socio-politique qui suivit a fortement questionné ma pratique d’anthropologue et la construction de mon objet. C’est de ce bouleversement, à la fois empirique et épistémologique, dont je parle dans cet article. En suivant le fil de mon propre positionnement, avant et après le 19 mai 2000, j’esquisse les enjeux du conflit fidjien de mai 2000 en révélant ceux d’un terrain perturbé par l’événement. En effet, la violence sociale et politique à laquelle j’ai été confrontée a exacerbé successivement des implications et des difficultés dont je n’avais pas conscience auparavant, - tant sur le plan de la récolte de données que sur le plan de la construction de l’objet.

Sommaire

Table des matières

Vendredi 19 mai 2000, Suva, Fiji Islands

J’ai quitté la maison ce matin comme d’habitude. Il est huit heures passé. J’attends le bus pour aller en ville, l’humeur plutôt râleuse. Je suis fatiguée de trouver les tensions existantes intéressantes, au nom de mon travail de thèse en anthropologie [1]. Mais bon, la marche du mouvement Taukei [2] va démarrer vers neuf heures et je dois y aller.
Je descends du bus en face du Flea Market où la manifestation devrait commencer. Quelques manifestants attendent déjà sur les marches principales de ce lieu populaire, mais ils sont peu nombreux et tout est calme en comparaison de la marche précédente à laquelle j’ai participé, trois semaines plutôt. La circulation n’est pas encore déviée et la manifestation ne semble pas près de démarrer. Pour patienter, j’effectue un repérage d’atmosphère dans mes rues préférées de Suva, la capitale. Les commerces sont ouverts et tout est normal, sauf que les devantures des bijouteries indiennes [3] de Cumming Street sont vidées de leurs marchandises et protégées par des grilles de sécurité. J’achète les journaux à un vendeur placé derrière son petit étal au coin de la rue. Un bref article mentionne que la marche devrait partir vers 11 heures. Je suis en avance.
Je me dirige lentement vers le bureau de poste pour envoyer une lettre et quand je reviens vers le Flea Market, de nombreux Fidjiens attendent le long de la route. Il fait chaud. J’ai soif et besoin de manger quelque chose. De l’ombre me ferait du bien. Je traverse la ville dans la direction opposée avant d’entrer dans un petit café donnant sur la rue. Je commande un jus de fruit, un petit pain au poulet et commence à lire le journal, en m’installant à une table près de l’entrée ouverte. Peu après que j’aie reçu ma boisson et mon petit pain, des voix de foule se font entendre au loin. Et soudain, de la place à laquelle je suis assise, je peux voir les manifestants déambuler. Je me dirige aussitôt dans la rue et me retrouve dans un flot humain qui crie et marche vite. Bousculée par un manifestant, puis par un autre, je me colle contre le mur du bâtiment avant de rejoindre la fin de la marche. La chaleur est mortelle et les gens avancent rapidement. Des groupes d’habitants nous regardent depuis les fenêtres de leurs bureaux, depuis leurs balcons, depuis leurs toits. Devant le principal bâtiment gouvernemental du tribunal, de nombreux officiels en chemises blanches, cravates et sulu [4], se tiennent sur les marches attenantes, mais les supporters ne s’arrêtent pas. Je les suis sur la route longeant l’océan. Le temps est splendide et l’eau très bleue.
J’essaie de marcher plus vite mais avec la robe en tissu local vert pomme que je porte, je ne peux faire que de petits pas. Un Fidjien portant le sulu me demande ce que je fais là. Il vient de Nausori et s’est spécialement déplacé à Suva pour la marche. C’est la première fois qu’il participe à ce genre de manifestation. Les supporters devraient s’arrêter devant la résidence présidentielle, mais nous continuons d’avancer. Nous sommes maintenant sur la route qui mène au Parlement. L’homme de Nausori revient vers moi. “Je vous le dis pour votre information personnelle. Le gouvernement a été renversé.” Je ne comprends pas ce qu’il veut dire et il répète : “Le gouvernement a été renversé. Il y a un coup d’Etat.” Ne sachant pas s’il plaisante ou fabule, je frissonne malgré la chaleur et continue de marcher. Les vitrines de deux petits commerces situés sur le chemin sont brisées et le sol est jonché de débris de verres. Quelques manifestants rigolent. Je continue de marcher. Devant le Parlement, quelques supporters poursuivent leur route et d’autres attendent, devant la grille d’entrée principale. Je ne comprends toujours pas ce qui se passe ni ce que je fais là. Il y a des femmes, des policiers, des jeunes, des aînés, assis, debout, certains sont collés contre le grillage encerclant le complexe parlementaire. Je m’avance vers eux et ne réalise pas tout de suite que de jeunes Fidjiens de l’autre côté de la clôture sont armés, mais je peux réaliser que quelque chose est en train de se passer. Sous le soleil et dans cette végétation luxuriante, la situation semble irréelle. Je prends des photos à travers le treillis, tout en étant impressionnée par ces quelques jeunes portant jeans, t-shirts et armes à feu. L’un d’entre eux porte un bonnet de laine et des lunettes de soleil métalliques. En sulu et sandales, il ressemble davantage à un chanteur de rap qu’à un leader de coup d’Etat. Les gens autour de moi sourient. Une camionnette traverse la route en diffusant du reggae par ses fenêtres ouvertes. Le ciel est très bleu et la verdure très verte.
Un aîné me raconte que l’armée est derrière le coup d’Etat, ces gens sont des militaires et détiennent le Premier Ministre en otage à l’intérieur. Mais ces jeunes n’ont rien de soldats et je ne comprends pas ce qui se passe. A côté de moi, quelques adolescents m’apprennent que les gens du Taukei sont derrière le renversement de pouvoir. J’ai de la peine à croire ce que je suis en train de vivre. Je suis prise malgré moi dans un coup d’Etat organisé par les manifestants du mouvement nationaliste Taukei, que je suis en train de vivre en direct devant le Parlement. De l’autre côté de la barrière, deux jeunes, armés, marchent de long en large le long de la pelouse verte du jardin parlementaire, s’arrêtant parfois contre la clôture métallique pour parler avec quelques manifestants, avant de reprendre leur marche, de long en large. A un moment donné, d’autres preneurs de pouvoir armés se dirigent vers la grille d’entrée, ils encadrent un homme dont les mains sont menottées. “Un parlementaire”, d’après quelqu’un. “Est-ce Chaudhry ?”, demande quelqu’un d’autre. Les manifestants à l’extérieur du Parlement attendent. Je suis en train d’attendre. Nous ne savons pas ce que nous attendons ainsi. Un autre Fidjien m’explique qu’Apisei Tora, leader du Taukei, est entré dans le Parlement pour discuter avec les parlementaires et les preneurs d’otages et qu’ils attendent son retour pour savoir ce qu’il se passe, avant de rentrer à la maison. D’après lui, ils vont garder le Premier Ministre et les membres du cabinet en lieu sûr durant quelques jours, sinon, en ville, ils pourraient se faire tuer. Il affirme que “trop de choses ne vont pas avec ce gouvernement”, principalement la question de la terre . “Le Taukei n’est pas d’accord avec LUC (Land Use Commission) [5] et ALTA (Agricultural Landlords and Tenants Act) [6]. Mais tout n’est pas mauvais avec ce gouvernement, il fait aussi de bonnes choses, mais ça ne va pas. Nous n’avons rien contre les Européens, nous les aimons parce qu’ils ont apporté de bonnes choses à Fidji, ils ont apporté la paix, ils ont apporté l’Eglise, ils ont apporté le développement, mais les Indiens, non. C’est pour ça que ces gens font ça maintenant. Je suis content.” Lorsque je lui demande s’il était au courant d’un tel déroulement de situation, il me répond “non”.

Les jeunes à côté de moi écoutent la radio à travers un mini walkman. Le leader du coup d’Etat est en train de parler. J’entends la revendication de son action “au nom des Fidjiens indigènes de ce pays.” Il m’est difficile de réaliser ce qui se passe, particulièrement lorsque je tourne la tête et rencontre les sourires de quelques policiers attendant debout contre une voiture. Des femmes, assises à l’ombre, chantent et frappent des mains. D’autres personnes parlent. De nombreux véhicules descendent la route s’arrêtant parfois pour échanger quelques mots avec quelques manifestants. Le ciel est trop bleu et la verdure trop verte. Je suis saisie d’un malaise. La chaleur probablement.

Je décide de partir pour aller à l’Université. J’ai besoin de boire et commence à me diriger vers le centre ville. La plupart des gens partent aussi. La route est envahie de groupuscules qui marchent en direction de l’océan. En bas de la route, j’ai la chance de pouvoir héler un taxi. Le chauffeur indo-fidjien urge de me dépêcher. En sautant dans sa voiture, j’entre dans une autre perspective et réalise à peine que les événements auxquels je viens d’assister ont déjà exacerbé les tensions ethniques existantes. L’espace de quelques secondes, je panique en comprenant la frayeur du chauffeur. “C’est pas bien. Nous, les Indiens, nous allons devoir quitter le pays.” Il me dépose en toute hâte devant le Bad Dog café avant de poursuivre sa course. La porte vitrée est fermée mais je peux voir des gens à l’intérieur. Un sommelier m’ouvre la porte pour me dire que je ferais mieux de rentrer chez moi. “Des choses se passent”.

L’anthropologue face à l’événement

“L’événement, ce n’est pas qu’il se passe quelque chose, quelque important que soit ce fait, mais plutôt que quelque chose se passe - un devenir.” (Bensa et Fassin, 2002  : 8). Le jour du 19 mai 2000, des choses se sont passé qui ont profondément bouleversé la société fidjienne parmi laquelle j’évoluais, acteurs et institutions compris. Des choses se sont passé qui ont également profondément questionné ma pratique d’anthropologue et la construction de mon objet. C’est de ce bouleversement, à la fois empirique et épistémologique, dont je veux parler dans cet article.

Mon propos n’est pas de montrer que l’événement n’en était finalement pas un, ce que “nos disciplines (les sciences sociales) préféreront le plus souvent montrer ” (Bensa et Fassin, 2002  : 6). Je ne cherche pas à ravaler la nouveauté de ce qui s’est passé pour les habitants de Fidji à quelque chose de prévisible dans une perspective historique ; ceci minimiserait la singularité de l’événement. Le fait que, dans l’événement, acteurs et anthropologue ne comprennent pas ce qui se passe constitue à mon sens un universel. La perception et la signification de l’événement ne surgissent qu’a posteriori au fil des informations recueillies et reconstruites, sous l’influence notamment du travail incontournable des médias. Ces derniers étant devenus à la fois interprètes et acteurs cruciaux du drame fidjien, j’ai plongé dans une frénétique collecte de “news” qui tourna rapidement en une obsessionnelle chasse à l’information. Ma pratique d’anthropologue s’est ainsi construite en interdépendance avec la diffusion médiatique du coup d’Etat. Mais il ne s’agit pas non plus ici de nier la réalité propre de l’événement en le réduisant à une construction médiatique. Dans la perspective que je défends, les médias ont seulement transmis son existence, car l’événement a existé (Houdart cité par Bensa et Fassin, 2002 : 8).

Le jour du 19 mai, une conjoncture nouvelle a fait irruption dans mon terrain et j’ai plongé avec lui “dans le régime extraordinaire de ce qui ne sait plus se dire, ou du moins n’en est plus si sûr” (Bensa et Fassin, 2002 : 8). Fidji a basculé dans un conflit civil dont les conséquences ne sont pas encore résolues et ma “présence” sur le terrain s’est révélée dans toute son ambiguïté. Le statut de l’anthropologue, son rôle sur le terrain et les négociations qu’elle [7] entretient avec les personnes qu’elle espère décrire (Watson, 1999 :1) s’insèrent dans un contexte mouvant, que son terrain soit dit exotique ou proche. C’est l’interpénétration entre un contexte événementiel et ma pratique de terrain que je vais reconstruire dans cet article. En suivant le fil de mon propre positionnement, avant et après le 19 mai 2000, je vais esquisser les enjeux du conflit fidjien de mai 2000 en révélant ceux d’un terrain bouleversé par l’événement. En effet, la situation de violence sociale et politique à laquelle j’ai été confrontée a exacerbé successivement des implications et des difficultés dont je n’avais pas conscience auparavant, —tant sur le plan de la récolte de données que sur le plan de la construction de l’objet.

L’anthropologue invitée, un statut privilégié

J’avais débarqué à Fidji trois mois plus tôt en souhaitant étudier un objet plutôt “classique” de l’anthropologie. Je m’intéressais aux chefs fidjiens et à leur rôle politique [8]. Pendant trois mois, j’avais séjourné sur l’île de Moturiki, à l’Est de Fidji, dans le village du chef de l’île tout en louant une chambre dans une famille à Suva. Mon immersion aussi s’avérait plutôt “classique” : séjour au village et vie dans une famille urbaine, apprentissage de la langue, récolte d’histoires des ancêtres et de mana [9]. Je m’étais familiarisée aux normes de comportements à respecter dans un village fidjien, en fonction du statut, du genre et de l’ancienneté. J’étais également partie à la recherche des récits généalogiques de Moturiki. Je m’initiais tranquillement à la Fijian way of life [10], en découvrant les règles de partage et d’accueil autour des rituels de yaqona [11], les villageois m’avait donné un prénom fidjien se rapprochant de mon prénom français, Viniana. J’avais l’impression d’avoir réussi mon “immersion”. Je bénéficiais d’un statut privilégié, à la fois valagi (blanche, européenne) [12] et vulagi (invitée). Ceci ne signifie pas que j’ai été “invitée” à séjourner à Fidji, mais en tant qu’étrangère résidant à Fidji, j’étais de fait “accueillie” dans le pays. J’étais la bienvenue, celle que l’on accueillait avec chaleur, abondance de nourritures et de kava. Le statut d’invité est très important dans l’archipel et le sens de l’accueil est volontiers présenté comme faisant partie de la “culture fidjienne” et de la Fijian way of life, soit de la façon fidjienne de se comporter socialement.

Il faut savoir qu’à Fidji, en tout lieu, une personne est soit taukei (indigène, propriétaire), soit vulagi (visiteur ou étranger) (Ravuvu, 1991 : 58). En suivant Ravuvu (1991), la meilleure analogie pour illustrer la relation existante entre taukei et vulagi est celle de l’hôte et de l’invité, une relation qui implique des obligations mutuelles. L’invité est généralement bienvenu, accueilli avec soin et attention par le taukei. Il est protégé et autorisé à accéder à certaines ressources de ce dernier. En retour, le protocole traditionnel, du moins selon Ravuvu (1991 : 58-59), requiert du vulagi de témoigner une certaine humilité et du respect à l’égard de l’habitant originel. C’est dire que la relation qui s’établit entre taukei et vulagi se définit idéalement telle une relation d’obligations réciproques et de respect mutuel entre hôte et invité. Autant dire que mon statut d’invitée se présentait à mon avantage, les gens que je rencontrais me proposaient de m’emmener dans leur village, ici pour entendre telle histoire, là pour aller pêcher. En prévision de l’accueil que j’allais recevoir, j’offrais également des cadeaux : du kava, des provisions, des tissus.

Le terrain qui bascule

Puis, le jour du 19 mai, quelque chose s’est passé. Bien que je n’aie jamais vécu de coup d’Etat, j’ai trouvé, en rentrant dans la famille chez qui je logeais ce jour-là, que les personnes que je côtoyais n’avaient pas les réactions que j’aurais escomptées. Maraia [13] parlait normalement. Elle avait appris le coup d’Etat par la radio et était en train d’écouter de la musique. Dewa était là, elle m’a demandée ce que j’avais été faire en ville. Rosalia était inquiète pour moi. Kelera travaillait encore et Lakema était déjà rentré pour aller chercher les enfants à l’école. Lakema s’avéra satisfait des événements. “Pour nous les hommes, c’est différent, parce que nous sommes propriétaires terriens, alors nous sommes d’accord avec ce qu’il s’est passé. Pour les femmes, c’est différent, parce qu’elles n’ont pas de terre.” Kelera était inquiète et pensait au désastre économique que cela allait engendrer. Tutu, le grand-père, ne disait rien. Assis à la table de la cuisine, il écoutait les nouvelles fidjiennes d’un petit poste de radio collé contre son oreille. Nous avons passé la soirée à écouter la radio et regarder les informations à la télévision. Luisa, la fille d’un leader du Taukei que j’avais vu à la manifestation, restait avec nous. Elle avait peur de rentrer chez elle. Nous avons passé le reste de la soirée à boire du kava tous ensemble et du gin avec Maraia, sous prétexte que cela m’aiderait à oublier les événements. Pour Dewa, Rabuka [14] était un traître, il est celui qui a mis sur pied la Constitution 1997 en faisant l’erreur de mettre Fidjiens et Indiens à égalité [15]. “Maintenant, il y a le même nombre d’Indiens que de Fidjiens représentés au Cabinet. Ce n’est pas juste.” Le mari de Dewa n’aimait ni Rabuka ni le président Ratu Mara [16]. Elle pensait que le Grand Conseil des Chefs allait soutenir George Speight, le leader du coup d’Etat.

Les jours suivants, nous avons suivi les informations d’heure en heure. Les bus ne circulaient plus. La famille indo-fidjienne d’à côté avait quitté les lieux pour aller se réfugier chez quelques parents, à Nausori. Ils se sentaient plus en sécurité là-bas, dans leur famille. Les supermarchés du voisinage étaient envahis de clients paniqués par les sanctions internationales. Les caddies débordaient de sucre, de farine, de lait et d’autres produits. Le chiffre d’affaires était meilleur que celui réalisé à Noël passé, nous apprit une collègue de Maraia. Nous n’étions pas retournés en ville. J’avais vu les images sur la chaîne de TV locale, Fiji One, et dans le quotidien Fiji Times. 167 magasins pillés, 15 brûlés. Le couvre-feu était fixé pour 18 heures.

Etre affectée par la violence

Suite au coup d’Etat de mai 2000, le Parlement fidjien a été assiégé pendant 56 jours par les preneurs d’otages ; le 29 mai, l’armée a décidé de renverser la situation en abolissant la Constitution et en imposant la loi martiale sur tout le pays ; plusieurs altercations entre “rebelles” et militaires ont été fatales aux uns et aux autres ; plus d’une centaine de familles indo-fidjiennes ont été violentées (viols, agressions, fermes incendiées) au nom des “intérêts indigènes ” et déportées dans le premier camp de réfugiés de l’histoire de Fidji ; les revendications concernant la question de la terre [17] ont émergé dans tout le pays, donnant lieu à diverses prises d’otages ; une mutinerie dans le baraquement militaire de Nabua à Suva a provoqué 8 morts et une vingtaine de blessés, etc. Si la violence d’un conflit devait se chiffrer au nombre de morts et de blessés provoqués, la crise fidjienne ferait piètre figure au palmarès mondial (une vingtaine de morts et plusieurs dizaines de blessés). Mais la violence d’une situation ne se mesure pas à des effectifs. Le conflit armé qui a eu lieu suite au coup d’Etat de mai 2000 fut le premier conflit civil depuis l’indépendance de Fidji, en 1970 [18]. C’est dire que la violence qui s’est déversée durant cette période a été nouvelle et en quelque sorte extraordinaire, spécialement pour les insulaires qui aiment bien définir leur pays comme étant “pacifique” où “les gens ne se font pas la guerre”, mais “s’asseyent et discutent pour résoudre les problèmes”.

Si la pratique anthropologique du terrain est un travail de construction de sens, dans le cadre d’une négociation des points de vue entre l’anthropologue et ses informateurs (Kilani, 1994 : 41), elle n’en demeure pas moins confrontée, dans le cadre d’un conflit, à des données aussi déterminantes que pernicieuses. Dans le contexte de la crise fidjienne, et celui vraisemblablement de toute crise, le danger réel et quotidien (agressions, couvre-feu) s’est présenté tel un frein à la liberté d’action de l’observatrice étrangère comme de l’ensemble de la population. A ce danger physique s’est ajouté un malaise plus éthique, lié au positionnement de l’anthropologue. Ce sentiment, né du statut ambigu d’être à la fois “dans” et “hors” la situation vécue, se situe au cœur de l’exercice de terrain, quel qu’il soit. Traitée par des auteurs tels que Lee Raymond (1995) ou les anthropologues réunis par Nordstrom et Robben (1995) sous le titre de Fieldwork under fire, la pratique de l’anthropologie en situation de violence et de conflit socio-politique peut se révéler traumatisante. J’ai personnellement été profondément affectée par les événements de l’année 2000 à Fidji, comme le fut l’ensemble de la population fidjienne. Il est effectivement impressionnant pour quelqu’un qui vient d’un pays aussi socialement pacifique que la Suisse de se retrouver dans un pays qui risque de basculer dans une guerre civile. Comme il fut impressionnant pour l’ensemble des habitants de Fidji de voir leur petit pays pacifique basculer dans un conflit armé.

Dans ce contexte, la question de l’objectivation nécessaire au discours anthropologique s’est trouvée exacerbée. Comment pouvais-je analyser un événement que je ne comprenais pas et dont personne ne connaissait l’issue ? Comment pouvais-je me concentrer sur la chefferie alors que toute la société fidjienne était en ébullition ? La simple question de ma “présence” en ces événements auxquels je participais tout en en étant exclue (de par ma position d’étrangère) est devenue problématique.

“J’étais là” à apprendre une langue fidjienne que certains partis nationalistes voulaient ériger en langue nationale [19] au nom des “intérêts indigènes”. “J’étais là” à tenter d’effectuer une ethnographie de la chefferie fidjienne pendant que des familles indo-fidjiennes violentées étaient déportées dans le premier camp de réfugiés de l’histoire de Fidji et pendant que des militaires fidjiens ouvraient le feu sur des civils indigènes. D’une part, oui, “j’étais là”, mais cette légitimité fondée sur la “présence” de l’observatrice parmi ceux et celles qu’elle observe avait perdu son sens pour basculer vers un sentiment d’absurde (Camus cité dans Nordstrom and Robben 1995). Comme le disent Bensa et Fassin (2002 : 8), l’événement manifeste à lui seul une rupture d’intelligibilité. “L’évidence habituelle de la compréhension est soudain suspendue : à un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus, on ne s’entend plus.” Oui “j’étais là”, mais mon regard sur la société fidjienne avait changé. L’événement avait exacerbé des dimensions que j’avais occultées préalablement, comme le racisme, la violence ou le nationalisme. Qu’était-il advenu de la fameuse Fijian way of life -ses valeurs de partage et d’hospitalité, ses normes de respect- dans le contexte de violence déclenchée ? Je découvrais la dimension idéologique des discours que mes interlocuteurs se plaisaient à répéter concernant la vie idéalisée au village, je réalisai que le partage était une règle que l’on n’appliquait pas envers n’importe qui et j’étais perplexe devant les litanies de la plupart des personnes rencontrées qui m’avaient assurée qu’ “à Fidji, il n’y a pas de violence. Ailleurs, en Afrique, en Palestine, les gens font la guerre pour leur terre, ici c’est différent.” Au fil des semaines, le choc du 19 mai 2000 passé, ces discours se sont mis à véhiculer l’idée qu’ “à Fidji, même un coup d’Etat restait pacifique”, en comparaison de la violence diffusée sur la chaîne de TV, Fiji One, au Zimbabwe notamment. En quelques semaines, la violence déclenchée avait en quelque sorte été indigénéisée pour devenir “non violente” et pacifique. En parallèle, le statut d’invitée, que l’on m’avait octroyé et dans lequel je m’étais positionnée, révéla par contre la violence symbolique qui s’établit entre l’hôte et son invité, au cœur de la Fijian way of life...

L’anthropologue invitée, un statut ambivalent

Le statut de vulagi (invitée) est également celui qui me fut implicitement octroyé à l’institut auquel j’étais affiliée à l’Université du Pacifique Sud à Suva. Cet institut, par l’intermédiaire de son directeur, me prêta un bureau et je pus bénéficier de son infrastructure durant le temps de mon terrain. En échange, il fut prévu que je présente un séminaire sur mon travail, ce qui était une façon de remercier mon “hôte” pour les ressources mises à ma disposition. Cette présentation que j’aurais dû fournir en échange de mon affiliation n’a cependant jamais eu lieu, en raison de la situation estimée trop délicate. Mon sujet touchant à la chefferie et les chefs se révélant particulièrement impliqués dans la crise, une intervention sur le sujet aurait pu susciter des dissensions au sein de l’auditoire, en me faisant prendre le risque de ne plus pouvoir revenir dans le pays. C’est du moins les raisons qui furent évoquées par le directeur ad interim de l’institut (qui succédait au directeur qui m’avait accueillie). L’annulation de cette présentation fut particulièrement déstabilisante. D’un côté, elle m’empêchait de satisfaire ma “dette” à l’égard de l’institut, en brisant la relation réciproque entre taukei (indigène) et vulagi (je ne pouvais pas “rendre” ce qu’on m’avait donné). De l’autre, je découvrais les enjeux de mon intérêt pour la chefferie fidjienne, puisqu’en d’autres termes, à ce moment-là, il n’appartenait pas à une étrangère de s’exprimer sur un sujet indigène.

La relation entre taukei et vulagi permet d’autre part de comprendre les enjeux liés à la question de l’indigénéité fidjienne et ses répercussions sur les populations indo-fidjiennes, dans le cadre d’un ethos fidjien. Les Indo-Fidjiens, établis à Fidji depuis 4 voire 5 générations sont encore dotés par certains du statut de vulagi. Pour Ravuvu (1991) notamment, les Indiens sont arrivés à Fidji en tant qu’ “invités”. Pour le dire rapidement, ce statut les autorisent à vivre sur la terre des Fidjiens en respectant leurs “hôtes”, mais il ne les autorise pas à “se mêler des affaires fidjiennes” (principalement la gestion de la terre). Depuis 1998, avec l’entrée en vigueur d’une nouvelle Constitution démocratique, les Indo-Fidjiens purent légalement sortir de ce statut et accéder notamment à des postes tels que celui de Premier ministre. C’est ce qui se passa avec l’élection de Mahendra Chaudhry en 1999. Mais ce dernier fut renversé le 19 mai 2000. Parmi les raisons invoquées par le Taukei à ce renversement, celle notamment d’empêcher Chaudhry de toucher à la question foncière (en voulant relancer la Land Use Commission que j’ai précédemment citée).

Dans le cadre d’un ethos fidjien, l’anthropologue comme l’Indo-Fidjien sont des invités. Ce statut que j’ai assumé a déterminé mon regard et mes actions sur le terrain, en m’excluant peu à peu de mon objet d’étude. D’une part, en tant qu’invitée, je me suis posée éthiquement dans une situation de réciprocité à l’égard du taukei, m’imposant de respecter les conseils de mon entourage (rester en dehors du conflit, ne pas m’impliquer). D’autre part, ce statut m’associait de fait aux Indo-Fidjiens et à l’ensemble des non-Fidjiens, auxquels il n’appartient pas de se mêler des “affaires fidjiennes”. Simultanément, les violences physiques qui eurent lieu contre des familles indo-fidjiennes ont en quelque sorte exacerbé la violence symbolique inhérente à la relation existante entre taukei et vulagi, une relation qui se base sur des “obligations” réciproques tout en respectant la hiérarchie existante entre “invité” et “habitant originel” (Ravuvu, 1991). Comme le dit Ravuvu (1991 : 60), cette relation entre “hôte et invité” a été remise en cause “avec l’introduction des Droits de l’Homme qui considèrent que tous les hommes sont égaux”. La relation “traditionnellement” définie entre taukei et vulagi a été questionnée durant ces dernières décennies, spécialement sous l’influence des revendications indo-fidjiennes pour un égalitarisme politique. Ces dernières furent perçues par certaines élites fidjiennes comme de “l’arrogance”, car elles manifestaient “un manque de respect et de sensibilité à l’égard des droits des Fidjiens indigènes ” (Ravuvu, 1991 : 61). La notion de respect étant par ailleurs privilégiée à Fidji, elle s’actualise par des pratiques comportementales et discursives différenciées par le genre, l’ancienneté et la spécificité du lien de parenté. Dans cette perspective, les revendications indo-fidjiennes brisaient le lien de réciprocité et de respect mutuel qui les unissaient à leurs “hôtes”. Durant la colonisation, les “intérêts indigènes” se sont consolidés sur l’idée d’une “menace” que pourraient représenter les populations indo-fidjiennes (et toute autre population) à l’encontre de ces intérêts [20]. Cette “menace” fut particulièrement réactivée durant le coup d’Etat de mai 2000, notamment par la diffusion de divers plans de “propagande” anti-indienne par les “rebelles” à l’intérieur du Parlement assiégé (Cretton, 2002).

L’anthropologue politisée, un statut déterminant

Par intérêt anthropologique, je m’étais investie dans la compréhension des “ intérêts indigènes” défendus principalement par des groupes de tendance nationaliste, tel le Taukei. Néanmoins, en regard de la violence qui s’est exercée contre les populations d’origine indienne installées à Fidji depuis plus d’un siècle, j’ai été tiraillée entre deux perspectives. D’un côté, mon intérêt pour la défense des “droits indigènes”, qui avait basculé dans des pratiques de violence ; de l’autre, ma croyance en des valeurs telles que l’égalité des citoyens ou la paix. Lorsque des actes violents se sont manifestés de façon systématique contre des familles indo-fidjiennes, j’ai rallié certaines ONG locales (principalement des associations de défense des droits des femmes) [21] militant pour le maintien de la démocratie à Fidji. Un petit ruban bleu fut distribué en signe de soutien à la paix. Bien que de façon discrète [22], j’ai néanmoins affiché ce symbole, par nécessité de me positionner et de dire “non” à la violence déclenchée. Mon comportement n’a fait qu’accroître l’ambiguïté de mon positionnement sur le terrain en questionnant la neutralité de l’observatrice étrangère. D’une part, en tant qu’anthropologue, je n’étais pas “là” pour prendre parti. En tant qu’étrangère “invitée”, de surcroît, il ne m’appartenait pas de me prononcer politiquement sur les événements en cours. Mais d’autre part, à partir du moment ou des groupuscules minoritaires militaient pour le maintien de la paix à Fidji, leur existence s’avérait non seulement représentative de l’hétérogénéité de la population fidjienne politiquement divisée, mais également de la possibilité de prendre position contre le discours dominant à ce moment-là, spécialement celui de l’armée. De la même façon que l’anthropologue se questionne sur les codes vestimentaires qu’elle va respecter pour mieux “réussir” son immersion (ce qui est une façon de prendre position), je me suis questionnée sur les implications de mon comportement politique, si discret fut-il, pour finalement rallier celui d’une minorité active.

Tant sur le plan empirique que sur le plan épistémologique, j’ai effectivement été confrontée à des dimensions que je n’aurais peut-être pas perçues en situation plus ordinaire. J’ai pu identifier la construction de l’indigénéité fidjienne contre la menace d’une domination indo-fidjienne, dans ses spécificités extrêmes. Cette construction repose, notamment, sur la violence symbolique inhérente à la relation qui s’établit entre l’habitant originel, propriétaire de la terre de ses ancêtres, et l’invité, vulagi, dans le cadre d’un ethos fidjien. Une violence symbolique que mon propre positionnement sur le terrain m’a permis de percevoir.

L’événement du terrain ou le terrain de l’événement ?

A posteriori, l’événement du 19 mai m’a permis de déconstruire l’anthropologie que je croyais naïvement pouvoir “faire” en m’intéressant aux chefs fidjiens. Car il m’est possible de dire a posteriori, que les choses qui se sont passées suite au 19 mai se sont mises à dicter ma pratique de terrain en m’interdisant mon “objet”. Les leaders coutumiers fidjiens ont été chargés de “résoudre la crise” par l’intermédiaire du Grand Conseil des Chefs. Pourtant, je n’y avais pas accès personnellement. A la radio, j’entendais les chefs des différentes provinces de Fidji prendre position pour ou contre le coup d’Etat et je pouvais suivre leurs négociations à la télévision. J’étais freinée dans ma liberté d’action, pour des questions de sécurité, mais surtout, je perdais peu à peu mes grilles de lectures (Bensa et Fassin, 2002) en me demandant ce que les chefs auraient bien pu me dire de plus qu’ils n’avaient déjà dit dans les médias ? Le sens de l’événement était devenu incertain et mon “objet” anthropologique avait lui aussi basculé dans l’incertitude. La plupart des chefs impliqués dans la crise n’étaient pas accessibles et ceux que j’ai pu rencontrer se plaisaient à me dire qu’ils soutenaient l’armée ou George Speight, l’auteur du coup d’Etat. Ratu Moturiki alla jusqu’à s’afficher devant moi en revêtant sa veste de camouflage militaire pour me prouver son soutien aux forces militaires fidjiennes. Mais au-delà de ces prises de position, il m’était difficile d’obtenir quoi que ce soit, parce qu’à ce moment-là, d’une part, je ne savais plus quelles questions je devais poser sans déranger mes interlocuteurs et d’autre part, ces derniers ne savaient pas forcément quoi me répondre. “The country is dead. There is nothing else to say”.

Les violences et mésaventures de mon terrain à Fidji entrent dans l’objectivation de mon travail telle une composante active. Plusieurs auteurs qui se sont retrouvés malgré eux en situations de danger commencent à parler d’ “inconfort ethnographique” pour qualifier les terrains contemporains qui recèlent une série de mines méthodologiques et épistémologiques (Albera, 2001 : 5). Incontestablement, à lire les revues et les ouvrages qui se sont penchées sur la question d’exercer une anthropologie en situation de violence (Nordstrom and Robben, 1995, Agier, 1997, Journal des anthropologues, 1999, Ethnologie française, 2001), la croyance en la pratique anthropologique et plus spécifiquement la foi en ses méthodes sont remises en cause. A la suite d’Agier (1997), Albera (2001) questionne également le positionnement du chercheur qui devient de plus en plus problématique. C. Bromberger l’a mis en lumière, les terrains “se métamorphosent” et les thèmes “évoluent” (Albera, 2001 : 11). A mon sens, dans ces nouvelles conjonctures, “les remises en question les plus fondamentales viennent d’abord des terrains eux-mêmes, des situations nouvelles auxquelles sont confrontées les populations, et qui transforment le regard des anthropologues.” (Copans et Genest, 2000 : 5).

Dans cette perspective, ce n’est pas tant l’anthropologue qui construit son terrain que le terrain qui la construit. D’un côté, les “objets” de l’anthropologie s’inscrivent dans une dynamique culturelle et historique particulière que l’événement peut modifier. De l’autre, l’expérience du terrain participe à la construction socio-historique des “objets” et “sujets” que l’anthropologue étudie. Dans la continuité du courant réflexif instauré par Clifford (1988), cette dimension performative du terrain semble avoir été occultée. Sous l’influence de Clifford, le terrain perçu dans sa dimension mythique s’est simultanément consolidé dans sa dimension fictive. Dans cette conception, le terrain serait avant tout une fiction, une reconstruction partielle et partiale d’une réalité métamorphosée sous l’emprise du travail d’écriture et de distanciation (Kilani, 1994). Pour le dire autrement, le terrain serait avant tout un exercice d’écriture. Il me semble cependant que trop insister sur l’effet de fiction de l’exercice d’objectivation conduit à occulter la dimension performative de cet exercice, ainsi que les réalités du terrain. Dans le contexte particulier de la crise fidjienne, mon “objet” s’est métamorphosé, sous l’emprise de l’événement. Il est devenu l’événement, dans lequel je n’ai pas pu mettre en jeu des “trucs” méthodologiques (Martin, 2001 : 81), mais uniquement mes émotions, mon vécu et mes doutes. Ce n’est qu’a posteriori que je peux reconstruire la caractéristique de mon terrain-événement : “à la fois l’évidence d’une rupture et l’incertitude quant à sa signification” (Bensa et Fassin, 2002  : 17) Ce n’est qu’a postériori que je peux reconstruire son sens et écrire ce qu’il a voulu dire, non seulement pour moi l’anthropologue ou l’institution qui consacrera peut-être mon expérience, mais surtout pour Lakema, Kelera, Mere, Salesh, Gina, Rajnesh, Mahendra et tous ceux et celles qui ont été confrontés de près ou de loin à la violence qui s’est déversée durant l’année 2000 à Fidji.

add_to_photos Notes

[1Dans le cadre de mon enquête de terrain, j’ai séjourné à Fidji de février 2000 à février 2001. J’étudiais alors le rôle politique de la chefferie fidjienne.

[2Le terme taukei, signifie le peuple habitant de la terre. Doté d’une majuscule, le terme réfère au mouvement Taukei, défenseur des droits indigènes ; doté d’une minuscule, il réfère de façon générique aux indigènes Fidjiens. Le 19 mai 2000, le mouvement Taukei manifestait contre la politique du Premier ministre, Mahendra Chaudhry. Ce dernier, élu depuis une année, parlait d’instaurer une commission spéciale d’exploitation de la terre non utilisée, appelée Land Use Commission. Les propriétaires indigènes craignaient que ce projet ne les dépossède de leurs droits fonciers.

[3A Fidji, 44% de la population est d’origine indienne. Les Indiens sont arrivés à Fidji durant la colonie (dès 1876) pour travailler dans les plantations de canne à sucre, sur volonté de l’administration coloniale.

[4Dans la situation précise, jupe ‘traditionnelle’ fidjienne, portée par les hommes.

[5Un projet gouvernemental qui prévoit d’exploiter les parcelles de terre non utilisée. Ce projet, jamais appliqué, a été relancé par le Premier Ministre Mahendra Chaudhry, premier Indo-fidjien à occuper cette position dans l’histoire de Fidji.

[6Un traité de location de la terre soumis à modifications.

[7Pour éviter les doublons de genre, mon texte est rédigé au féminin.

[8A l’indépendance de Fidji en 1970, le Grand Conseil des Chefs - un conseil constitué de chefs représentant les 14 provinces de Fidji, mis en place durant la colonie - est entré en politique gouvernementale. Il constitue à mon sens une médiation entre le local et le global, le village et la nation.

[9Compris ici comme le “pouvoir sacré” des chefs.

[10Expression insulaire qui sert à désigner l’habitus fidjien.

[11Kava, Piper Methysticum, boisson répandue dans plusieurs Etats du Pacifique.

[12Le terme valagi vient de vavalagi qui signifie littéralement “le pays de l’homme blanc”. A l’origine, le terme valagi signifie l’Européen et sert essentiellement à désigner le Blanc. Une collègue eurasienne a été surnommée durant son terrain “ l’Européenne différente”, en raison de la couleur de sa peau. Le valagi est celui qui vient du ciel, de “derrière l’horizon”. Sur le sujet, cf. Sahlins (1989).

[13Les prénoms sont fictifs.

[14Sitiveni Rabuka, président du Grand Conseil des Chefs, au moment des faits, auteur des coups d’états de 1987 et ancien Premier Ministre de Fidji.

[15Entrée en vigueur en juillet 1998, la constitution 1997 est la première constitution démocratique de Fidji.

[16Ratu Sir Kamisese Mara, président de la République de Fidji, au moment des faits. ‘Ratu’ est l’une des particules signifiant le titre de chef.

[17Actuellement, environ 83% de la terre fidjienne (native land) est propriété de 14’000 mataqali (famille élargie), en vertu de l’inaliénabilité de la terre octroyée par la reine Victoria lors de la cession de Fidji à la Grande-Bretagne. Environ 9 % est propriété du gouvernement (state land) et 8% est sous réserve (freehold land), selon des transactions d’avant la cession (Ward, 1998 : 92). La terre étant inaliénable, des contrats de location furent mis sur pied durant la colonie, pour permettre aux Indo-fidjiens de louer des parcelles de terre aux Fidjiens pour la travailler. Pour le dire vite, les conflits actuels sont exacerbés du fait que ces contrats, établis durant la colonie sur une longue durée, arrivent bientôt à terme. Or, les familles fidjiennes s’étant depuis agrandies, les propriétaires ne veulent pas forcément renouveler les contrats, invoquant un besoin supplémentaire de terre cultivable. Cette situation risque de priver les familles indo-fidjiennes de leurs revenus. Sous la Constitution de 1997, les droits des propriétaires fidjiens sont préservés dans le chapitre 2 appelé Compact (Constitution, 1998  : 11).

[18Fidji a connu deux coups d’état militaires en 1987, mais ces derniers ne débouchèrent pas sur un conflit civil, comme ce fut le cas en 2000. Le discours dominant endogène a parlé de “premier conflit civil de l’histoire de Fidji”. Le dernier conflit intra-fidjien durant la colonie remonte à 1894 (Ravuvu, 1974).

[19A Fidji, la langue nationale est l’anglais. Entre eux, les Fidjiens parlent fidjien et les Indo-fidjiens hindi.

[20Dès les débuts de la colonie, les administrateurs britanniques “ ethnicisèrent” les deux populations, l’une contre l’autre. Les tensions ethniques actuelles s’inscrivent en continuité de la politique mise en place durant la colonie. Sur le sujet, cf : Lal, 1992, Lawson, 1991.

[21Organisation Non Gouvernementale telle Fiji Women’s rights.

[22Il n’était pas conseillé de se promener en affichant le ruban bleu. Les manifestions de soutien pour la paix à Fidji ont été interdites par l’armée, sous prétexte de ne pas “envenimer” la situation.

library_books Bibliographie

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Pour citer cet article :

Viviane Cretton, 2002. « Un coup d’Etat à Fidji, ou les enjeux d’un terrain bouleversé par l’événement ». ethnographiques.org, Numéro 2 - novembre 2002 [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2002/Cretton - consulté le 28.03.2024)
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