Compte-rendu du site internet de l’exposition virtuelle "Crossroads of Continents"

Ce site, mis en place par l’ "Arctic Studies Center", est une adaptation en ligne de l’exposition ethnographique itinérante "crossroads of Continents".

(Les modifications ultérieures à la date de parution ne sont pas prises en compte. Certains liens peuvent être brisés.)

Les sites en rapport avec l’anthropologie sont très nombreux et il y en a de toutes sortes : des sites de recherches générales, ceux d’anthropologues sur un terrain particulier, certains écrits par un collectif sur un thème spécifique ou encore d’autres, souvent inintéressants, qui utilisent le terme d’anthropologie ou d’ethnologie de façon abusive.
Le site http://www.mnh.si.edu/arctic/featur... fait partie de ceux exposés par "l’Arctic Studies Center", fondé en 1988 et rattaché au département d’anthropologie du American Museum of National History (AMNH, Washington D.C.). Ce Centre, dirigé par l’anthropologue William W. Fitzhugh, réunit de nombreux chercheurs (anthropologues, ethnobotanistes, archéologues,...) spécialistes de l’arctique (http://www.mnh.si.edu/arctic/html/a...). Outre une présentation des différents travaux et programmes du Centre, celui-ci propose sur son site une série d’expositions spécifiquement conçues pour le web dont les thèmes ont fait l’objet d’expositions originales au MNH (http://www.mnh.si.edu/arctic/html/f...). Prendre "Crossroads of Continents" (1996) comme exemple permet de réfléchir à l’utilisation d’un média comme Internet pour la présentation de collections et d’archives anthropologiques.

http://www.mnh.si.edu/arctic/featur... met en scène deux régions, la Sibérie extrême-orientale et l’Alaska, qui ont eu un passé commun riche en échanges multiples (culturel, économique, technologique, mythologique...) avant d’être séparées et isolées l’une de l’autre pendant la Guerre Froide. Au-delà de cette volonté réunificatrice apparaît aussi celle de faire connaître à un large public anglophone une région, la Sibérie, peu sujette jusqu’alors à des expositions ethnographiques. Le site expose donc, à travers trois salles virtuelles, des objets sortis des caves des musées américains et russes ainsi que des extraits de films et des photographies plus ou moins récents. La plupart des objets ont été ramenés lors de la "Jesup North Pacific Expedition" dirigé par Franz Boas entre la fin du 19ème et le début du 20ème siècle.

Du point de vue de la navigabilité, ce site est simple à utiliser. Les informations qui concernent, par exemple, la progression dans l’exposition apparaissent clairement et le visiteur ne se fait ni envahir par trop de nouvelles fenêtres ni facilement déporté sur une autre adresse du web.
La présentation à l’écran de l’exposition fonctionne toujours selon le même modèle graphique : une page en deux parties (dont la première est entièrement visible à l’écran) située sous un bandeau qui permet de naviguer sur le site du Centre (home, features, research, exhibition, ressources, about, search).

La première partie comporte sur la gauche un petit cadran dans lequel l’internaute voit le lieu d’exposition tel qu’il a été imaginé au niveau architectural par les concepteurs du site : l’internaute passe, page après page, d’une vue externe de ce musée virtuel jusqu’à l’intérieur des salles où il peut se rapprocher, à la manière d’un zoom, des divers objets présentés. Ce cadre correspond ainsi au champ de vision du visiteur virtuel que nous devenons. A côté de cet espace muséographique se trouve une brève description de l’objet ou de la salle en question ainsi qu’une instruction pour continuer la visite.
Les déplacements se font soit en cliquant directement sur l’image présentée dans le cadran, soit en cliquant sur les informations écrites situées sur un ruban en dessous de celui-ci. Si le visiteur souhaite recevoir des informations plus précises sur le sujet amené par l’objet présenté, il est amené à descendre sur le deuxième espace de la page qui comprend un texte plus développé (mais néanmoins loin de l’exhaustivité...) accompagné d’une illustration (photo, carte, dessin).

En ce qui concerne le contenu de l’exposition, la première salle informe de manière très générale (situation géographique, traits culturels, langues, parcours migratoires...) sur huit populations autochtones, quatre en Sibérie et quatre en Alaska. Ceci permet de les situer géographiquement et de s’en faire une certaine image grâce aux costumes et aux illustrations : pour chaque population, un mannequin portant un habit "traditionnel" et placé devant une vieille photographie du groupe en question paraît dans le cadre de gauche. Par exemple, les Koriak sont représentés par un mannequin portant un habit de chamane sur fond photographique où l’on voit un "vrai" chamane danser devant une petite assemblée (comme nous l’explique le petit texte). Ce montage visuel porte le titre général de "koriak dancer" (http://www.mnh.si.edu/arctic/featur...). Ces populations sont ainsi très rapidement définies par un slogan générique (comme "Even reindeers herders" ou "Eskimo dancer") et par une mise en scène statique qui les figent dans un cadre culturel spécifique.
A cet aspect "traditionnel" fait écho, sur une autre page, une version "moderne". Celle-ci apparaît lorsque l’on souhaite savoir ce que sont devenu, par exemple, les "Aleut today" (http://www.mnh.si.edu/arctic/featur...). On ne voit à nouveau qu’une seule illustration photographique, prise dans les années quatre-vingt-dix et accompagnée d’un texte qui présente principalement l’économie du groupe en soulevant rapidement les divers problèmes que rencontrent ces communautés (acculturation, etc...), et leurs revendications politiques.

Les cartes géographiques qui accompagnent le texte sont un autre exemple d’images qui ont tendance à reproduire et à fixer un certain sens commun d’une "réalité culturelle" beaucoup plus complexe. C’est le cas, par exemple, des cartes utilisées pour situer les peuples de Sibérie, qui dévoilent les divisions départementales imposées par les Soviétiques et dont les frontières ont souvent été dessinées arbitrairement.

Dans la deuxième salle (http://www.mnh.si.edu/arctic/featur...), appelée le "hall des masques", huit de ces objets sont exposés (toujours selon le même principe à l’écran). Ils permettent d’aborder plus particulièrement le domaine des croyances, de la mythologie et des rituels de chaque peuple. Ces masques sont exposés "à nu", comme des objets d’art : posés contre un mur, hors de tout contexte qui leur donnerait sens et mouvement, ils sont réduits à leur seule dimension matérielle. Quant aux textes ils restent vagues, cherchant toujours à établir des liens entre les croyances des uns et des autres et sont, de plus, tous écrits au passé. Ceci est problématique puisque certains de ces objets, même si des changements ont pu survenir, sont toujours utilisés en contexte rituel comme, par exemple, les figurines anthropomorphes des peuples sibériens.

La troisième salle expose la culture matérielle esquimau à partir d’objets retrouvés près d’un squelette de femme dans un cimetière "Ekven" en Tchoukotka (Sibérie extrême-orientale) (http://www.mnh.si.edu/arctic/featur...). Les archéologues datent cette découverte du début de notre ère, ce qui permet aux concepteurs de l’exposition de faire de cette tombe la preuve formelle de l’ancienneté de la présence d’Esquimaux des deux côtés du détroit. C’est principalement l’aspect "mystique" de cette salle qui est à souligner : une salle sombre avec, au centre, une tombe entourée d’énormes côtes de baleines et éclairée par un faisceau de lumière qui descend du toit. Une mise en scène qui insiste sur le côté sensationnel, mystérieux, presque sauvage de la sépulture. Bien que des éléments tels que les os de baleines sont présents dans le traitement que les Eskimo réservent traditionnellement à leurs morts, cette présentation-là ressemble probablement plus à un tombeau imaginé dans des jeux d’arcade vidéo qu’à celui d’un cimetière eskimo.

Outre les photos, les cartes et les dessins, l’internaute a la possibilité de télécharger puis d’écouter des chants à certains moments de la visite mais le programme nécessaire n’est plus en fonction et n’a pas été remis à jour par le Centre. En revanche, lorsque le visiteur entre dans chacune des salles, une brève séquence de film peut être visionnée. Seules images animées de l’exposition, nous pouvons regretter qu’il n’y en ait pas plus et qu’elles soient si courtes (respectivement 12, 33 et 31 secondes). La rapidité des séquences et la mauvaise qualité sonore des commentaires obligent les visiteurs à les visionner plusieurs fois avant d’en saisir entièrement le sens.

La première séquence présente, dans l’ordre : une femme qui fait sécher du poisson, des morses sur le rivage et un groupe de femmes qui dansent dans la nature en jouant du tambour. Cette suite de plans crée l’image d’une société de chasseurs-pêcheurs qui "chamanise" encore dans la toundra en habits traditionnels. Cette vision est renforcée par le commentaire qui donne une définition quelque peu réductrice et généralisante d’une société animiste : "The native people developed complex cultures based on ressources. They came to believe that a spiritual relationship existed between the people and their environment".

Ce seul exemple suffirait à montrer les limites d’une telle démarche. En effet, comme pour les deux séquences suivantes, des informations importantes font défaut et aucune source n’est indiquée : on ignore le lieu et la date du tournage (si même une concordance de lieu et de temps est respectée) ainsi que l’identité des personnes. Il est aussi regrettable que la qualité de l’image ne permette pas de mieux discerner certaines actions que le commentaire n’explicite pas. Ceci, ajouté à la brièveté des séquences qui ne permet aucun développement, favorise la reproduction d’une représentation stéréotypée de ces sociétés.
A ce titre, la séquence de film qui se trouve dans la salle du tombeau est un exemple particulièrement explicite. Celle-ci dévoile une nouvelle fois, la propension à insister sur le chamanisme comme un spectacle susceptible d’attirer les faveurs d’un public intéressé par les sociétés animistes : "this sequence shows a chamanic ritual of the Uligat people which has never been seen in the west".
Cet extrait commence par la remontée d’une rivière en bateau à moteur sur lequel se trouvent des personnes désignées comme Uligat, que le visiteur ne peut même pas situer géographiquement (Sibérie ? Alaska ?). Des femmes revêtent ensuite leurs robes traditionnelles dans une clairière où des tentes sont montées : "the group has come to a place in the wilderness and the women prepared themselves to converse with the spirits"...
Les images qui suivent dévoilent en condensé les étapes d’un rituel jusqu’à son point ultime, présenté comme tel par le montage, de la fameuse (et problématique) "transe chamanique" : une femme récolte des cendres (cette partie manque de clarté), un homme danse et joue du tambour à ses côtés ; une femme boit un liquide soi-disant hallucinogène et un dernier plan la montre jouant du tambour en état de "transe" : "with the use of the hallucinogens the participants go into a chamanic trance, one of the worlds oldest known spiritual experiences".

En trente secondes on assiste à un patchwork qui présente simultanément : l’importance de l’inédit, la recherche de l’"authenticité" et du "traditionnel", l’image naïve d’une "bonne" sauvagerie naturelle, le caractère soi-disant inébranlable du lien entre la prise de substances hallucinogènes, la transe et l’expérience spirituelle, etc... Autant d’éléments qui reprennent certaines descriptions du chamanisme qui perdurent, prolongeant ainsi un mythe pourtant remis en cause par certains anthropologues.

En conclusion, ce site ouvre une réflexion sur les possibilités qu’offre le virtuel dans la présentation des objets ethnographiques. La plupart des expositions que nous pouvons voir dans des musées ethnographiques sont assez statiques : les salles correspondent généralement à de vastes aires géographiques dans lesquelles se trouvent des objets de collection de toutes sortes, exposés hors de tout contexte expliquatif. Un lieu d’exposition virtuel peut permettre d’explorer de nouvelles perspectives : comme les conditions de "lectures" ne sont pas les même que dans un espace fixe, l’internaute peut "visiter" l’exposition en plusieurs fois, prendre son temps, revenir sur certains éléments, etc... Cette interactivité pourrait être développée, soit en rendant accessible, pour le visiteur virtuel, une somme d’information plus approfondie, soit en offrant au lecteur plus averti la possibilité d’établir des liens avec d’autres sites complémentaires.
Or http://www.mnh.si.edu/arctic/featur... peint un vaste tableau (huit populations dans deux immenses régions) intéressant mais trop général sans proposer aucune source exploitable ni aucun lien qui permette de dépasser ces premières informations. Toutefois, le contenu dépasse déjà largement les seuls numéros de collections qui accompagnent souvent les objets ethnographiques visibles dans les sites de différents musées. Et les idées qui sous-tendent cette exposition sont tout à fait novatrices et intéressantes : permettre à un large public d’entrer dans une exposition et d’avoir accès à des collections et des données mises en ligne par des spécialistes, peut en effet sortir l’ethnologie d’un certain anonymat qui caractérise encore la discipline. Mais cette ouverture souhaitée ne sera vraiment réussie que si un effort est fourni pour ne plus schématiser certaines populations, tant au niveau des supports textuels que visuels ou sonores.

La dernière exposition que le Centre propose semble d’ailleurs aller dans cette direction : plus dynamique, http://www.mnh.si.edu/vikings/ possède, par exemple, une bande sonore directement audible pour le visiteur. Ce dernier peut aussi se diriger plus librement dans des espaces d’expositions. Par exemple, il ne doit pas passer obligatoirement dans une salle s’il souhaite voir la suivante (même sans s’y arrêter), mais peut se déplacer indépendamment d’un parcours géographique fixe. Cette dernière exposition ressemble alors moins à une reproduction d’un "vrai" musée qu’à un espace muséographique avec son originalité propre. On en vient à imaginer que de nombreuses expositions ethnographiques puissent encore être inventées et crées sur le web en utilisant au mieux les nouvelles possibilités offertes par ce média.

Pour citer cet article :

Maïté Agopian, 2002. « Compte-rendu du site internet de l’exposition virtuelle "Crossroads of Continents" ». ethnographiques.org, Comptes-rendus de sites internets [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2002/Cr-Agopian - consulté le 28.03.2024)
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